Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Celle qui n’avait pas le sens pratique de la vie » – 11eme Journée – Supportable…insupportable

EVANGELIA TSONI

je__affiche_11Il y a une phrase, extraite des dernières pages d’un roman, qui me vient à l’esprit, après chaque entretien avec Henriette: « je n’ai plus contre moi d’autre témoin que mon propre souvenir… vieillir n’est, au fond, pas autre chose que n’avoir plus peur de son passé ».

C’est de son corps qui vieillit et de sa solitude actuelle qu’Henriette, une femme de quatre-vingt-six ans, que je rencontre depuis fin 2012 dans le cadre de visites à domicile, se plaint, lorsqu’elle repère qu’elle ne s’est jamais montrée familière au « sens pratique de la vie ».

Henriette était une femme très active jusqu’au moment de sa retraite. Depuis sa retraite son corps l’embarrasse. La moindre difficulté du quotidien lui paraît insurmontable. Pour autant, elle est dans l’impossibilité de demander de l’aide. C’est ainsi qu’un « je ne veux que mourir » surgit, réactivant une angoisse déjà familière.

Face à un corps atteint par la vieillesse et face à un monde potentiellement « menaçant », Henriette est envahie par l’angoisse. C’est insupportable pour elle de rester seule dans le silence, et elle est pourtant embarrassée de se trouver dans le « bruit », parmi une foule de personnes qui parlent et qu’elle ne peut plus entendre. Elle doute constamment de sa capacité à juger et à agir. Henriette s’isole donc. En tout cas, comme sa sœur lui fait remarquer, « elle n’avait jamais les pieds sur terre »… Henriette ne sait plus comment faire pour vivre alors que la seule chose qu’elle veut, mais qu’« elle n’a pas le courage de faire » c’est de « se suicider »…

De Thill à dom

1e rendez-vous

J’ai rencontré pour la première fois Henriette au mois d’août 2012, dans notre espace d’accueil de la rue Georges Thill, en prenant le relais d’une collègue qui la suivait depuis 2011. Lors de ce premier rendez-vous, Henriette entre dans le bureau presque tremblante. La première chose qu’elle me dit au cours de cet entretien c’est : « vous, vous n’allez pas partir ? Vous pouvez me promettre que vous n’allez pas partir ? Je n’en peux plus madame ! ».

L’angoisse

L’angoisse la « paralyse ». C’est pour cela qu’elle est venue consulter en 2011. Elle se souvient que, pour la première fois, cette sensation terrifiante d’étourdissement, le sentiment que la terre s’effondre sous ses pieds et qu’elle veut vomir, est apparu lorsqu’elle a appris que sa sœur (de 5 ans plus jeune qu’elle) devenait aveugle. Le jour où elle l’a appris, elle est allée au canal et, prise d’un vertige, elle a senti la gravité la tirer vers la Seine. Elle a pensé sérieusement se suicider mais elle ne l’a pas fait. La voix d’un clochard qui mendiait l’a poussé à s’en éloigner. A cette période, son médecin traitant lui a prescrit des antidépresseurs qu’elle « n’a jamais touchés ».

Chaque fois que la question sur ce qui l’angoisse se pose, elle répond avec un ton sérieux et désespéré : « si je savais…je n’en sais rien madame ! Je deviens sûrement folle si je ne l’étais pas depuis toujours !… Je n’en peux plus madame, je veux mourir ». Cette phrase se répète presque à la fin de chaque entretien, au point que je me suis permise, récemment, de l’alléger en la tournant en dérision : « bon, vous savez, en tout cas vous ne pourrez pas l’éviter ». Réponse qui la surprend. Elle me rétorque à son tour sérieusement « j’ai peur de mourir et j’avais toujours peur de vivre, je ne sais pas comment faire ». Ce n’est qu’avec moi, dit-elle, qu’elle peut parler : « personne [de sa famille] ne m’a jamais demandé qui je suis et si, moi, j’ai des problèmes ».

Récit d’une histoire

Dès son arrivée à L’ÉPOC, Henriette est dans un travail de reconstruction de son histoire. Elle semble faire une tentative pour se réapproprier des « choix » de vie qui lui « sont tombés dessus », précise-t-elle, mais qu’elle « ne regrette pas ».

Henriette s’avère avoir une mémoire remarquable concernant les lieux et les noms, ayant pour autant une vraie difficulté à se situer dans le temps. Elle me parle aussi de son entrée en couvent à l’âge de 21 ans ; de la séparation de ses parents après la décision de son père d’emménager avec sa « maitresse », etc. Une histoire qui inclut toute la période de sa vie professionnelle et ses activités bénévoles après la retraite, jusqu’au vide que comporte le moment inéluctable de la rupture avec toute activité professionnelle.

Ses études ont été initiées par son père qui, – lorsqu’elle lui a dit « sans savoir vraiment ce qu’elle voulait » qu’elle voulait devenir avocate pour s’occuper des enfants de la DASS, – lui a rétorqué qu’il ne peut pas « tout faire pour elle et rien pour sa sœur ». Il l’avait donc orientée vers des études d’infirmière et d’assistante sociale moins couteuses.

Le travail effectué avec la précédente psychologue de l’EPOC a été capitonné par la production d’un écrit déposé par courrier à « [la] collègue qui est partie ». Dans cet écrit, elle s’est mise à retranscrire son travail et ses ressentis en tant qu’infirmière/assistante sociale bénévole auprès d’enfants souffrant de cancer. Elle fera le même travail d’écriture au cours de nos entretiens, en se mettant à retranscrire ses rencontres avec une enfant souffrant de leucémie.

Mort, corps & vieillissement

Henriette dit constater, à partir du travail effectué avec ma collègue et moi, qu’elle « était toujours dans la mort sans s’en rendre compte ».

Réaliser cela l’aide à comprendre, même si elle ne « comprend pas vraiment ce que cela veut dire ». Sa vie est marquée par la mort, constate-t-elle en me citant des événements de son histoire qui vont en ce sens : elle « n’aurait pas existé si une fille née avant elle n’était pas morte ». À sa naissance, sa grand-mère maternelle tombe malade et meurt, alors qu’Henriette est âgée de deux mois. Sa mère lui a dit qu’elle l’avait laissée tomber afin de prendre soin de sa propre mère, et que « cela la gênait » et qu’elle « pleurait tout le temps ». Quant à grand-mère paternelle, elle souffrait d’un cancer, mais elle n’avait pas accepté d’être opérée tout de suite afin d’assister à la communion d’Henriette. Mais elle mourut peu de temps après : il était trop tard pour l’opération. Après sa retraite, Henriette se met à travailler en tant que bénévole auprès d’enfants au dernier stade du cancer, accompagnant les enfants et leurs familles jusqu’à la mort.

Dès nos premières rencontres, Henriette dépose une question qui, comme elle précise, fait énigme pour elle : « pourquoi est-elle entrée deux fois au couvent ? », ainsi que sa sensation « d’être passé à côté de sa vie de femme ». En parallèle, elle essaie de mettre en mots l’insupportable de sa solitude actuelle et d’assumer la précarité entrainée par un corps qui lui devient étranger, se dégradant progressivement en discordance avec son « esprit et ses facultés intellectuelles ». Face à sa souffrance, elle ne trouve d’autre solution que le suicide : « si j’en avais seulement le courage », dit-elle.

Mes premières rencontres avec Henriette ont, comme je l’ai déjà mentionné, lieu dans notre espace d’accueil rue Georges Thill.

Or, même ces déplacements réduits lui devenaient de plus en plus difficiles. Ainsi, après une chute à Noël en 2012, son médecin traitant lui a dit qu’il fallait qu’elle reste chez elle, ses hanches ne tenant plus. Après des absences suivies par des appels de sa part durant lesquels elle manifeste une angoisse massive, je lui propose de lui rendre visite à son domicile. Vu son état inquiétant, sa difficulté à se déplacer et sa demande insistante, j’accepte que le suivi se poursuive à domicile.

Dom

Henriette habite un logement social dans lequel elle et sa sœur ont grandi. Sa mère a continué à y habiter quand son père l’a quittée.

Henriette fait en sorte que les visites à domicile ressemblent aux entretiens rue Georges Thill en aménageant les lieux. Chez elle, il y aura un changement dans son récit : elle me fait plus activement part de ses difficultés du présent. Elle me parle de ses difficultés motrices, de sa difficulté à gérer ses comptes et son courrier, à entretenir son domicile ou à se préparer à manger. Elle évoque sa peur constante de se tromper et de tomber.

Dans son récit, sa place « décalée » dans sa famille prend une part importante. Sa famille l’oppresse, surtout depuis la mort récente de son beau-frère, l’été dernier, et les drames survenus pour des « histoires de succession ». Elle me fait part de son « dégoût » face aux « non-dits familiaux » et à l’importance donnée par sa famille aux « apparences ». Elle a l’impression que « sa sœur l’a trompée » : « chaque fois qu’elle venait à Paris, je la voyais effondrée, en larmes à cause de lui. Mes neveux me demandaient pourquoi leurs parents ne divorçaient pas et à son enterrement on faisait comme si tout était effacé, oublié, comme si cela n’avait rien été »…

« Être quelqu’un de bien » 

Henriette dit avoir l’impression qu’elle n’a rien choisi dans sa vie : « ça lui est tombé dessus… ». Elle est entrée au couvent à 21ans car « elle était quelqu’un de bien ».

Elle ne se souvient pas des conditions exactes de sa première entrée au couvent. C’était comme une évidence : « on lui a toujours dit qu’elle était quelqu’un de bien » : phrase vide, car « elle ne vient rien dire de ce que je suis ». Ses parents n’étaient pas pratiquants. Seule sa grand-mère paternelle, dont elle porte le nom, était une catholique affirmée et elle disait vouloir devenir sœur. C’est cette grand-mère qui a choisi sa mère comme femme pour son fils. Elle l’a obligé à se marier car « elle voulait des filles vierges pour ses fils » (elle a marié ses fils avec deux sœurs).

La seule chose dont elle se souvient lorsqu’elle a annoncé à son père sa décision d’entrer en couvent, c’est une remarque que son père lui a faite amèrement : « c’est ma faute, tu expies mes péchés ».

Comme disait sa sœur « elle, elle était la préférée de papa, sa sœur de maman ». Son père avait l’habitude de l’emmener avec lui au cimetière sur la tombe de sa grand-mère et de lui raconter sa « vie de couple et des atrocités sur sa mère ». Pour autant elle, elle n’avait jamais imaginé que son père avait une maitresse. Lorsqu’elle l’a appris elle « est tombée des nues » alors que sa sœur le savait déjà.

Sa première entrée au couvent se termine un jour où elle courait dans les escaliers du couvent, « inconsciente et sans se soucier des apparences ». La mère-sœur l’a appelée en lui disant qu’« elle a un esprit libre et c’est dommage de l’enfermer dans un couvent ». Elle déménage donc, suite aux conseils de la mère supérieure, et commence à travailler en tant qu’institutrice dans une institution séculière en province où elle a vécu douze ans. Elle rentrait à Paris tous les weekends pour visiter sa mère, et tous les mercredis pour son analyse. « Elle ne prononce jamais ses vœux », son « inconscience » s’avérant incompatible avec la conduite d’une sœur. La seule chose qu’elle peut dire sur son rapport avec la religion, c’est qu’elle « n’avait pas forcement la foi », elle cherchait plutôt à trouver des réponses sur la mort et sur le sens de sa vie.

Or, « elle était quelqu’un de bien ». Après 12 ans à l’institut séculier, une nouvelle proposition « lui tombe dessus ». Elle s’installe donc à nouveau à Paris et loue un petit studio mais elle continue à venir les week-ends chez sa mère pour lui tenir compagnie. C’est à la mort de cette dernière qu’elle s’installe dans l’appartement.

Lorsqu’elle me parle de tout cela, je lui pose naïvement des questions sur sa vie amoureuse. Elle est étonnée car « personne ne lui a jamais posé cette question ». Elle me dit qu’elle a eu une relation avec un garçon vers ses 19/20 ans mais lorsqu’elle l’a présenté à son père celui-ci « l’a mis dans l’embarras, il l’a destitué ». C’est son père qui l’a aidé à lui écrire une lettre lui annonçant la rupture. Et après ? Elle a eu durant quelques années une relation homosexuelle (sa première relation sexuelle), avec une collègue.

Et les hommes ? Elle a eu, après cette rupture avec sa collègue, une histoire « tendre » qui a duré quelques années avec un homme marié. Mais cet homme était « impuissant ». Elle n’avait pas de rapports sexuels avec lui. Or, elle dit qu’elle réalise que ce n’est qu’avec un et un seul homme qu’elle s’est senti amoureuse. Cette histoire, elle me l’a racontée un jour où j’entre chez elle et je la trouve émue. Elle tremblait en regardant une lettre qu’elle me donne alors à lire. C’était une lettre qui annonçait la mort d’un médecin, le médecin-chef de l’hôpital pour enfants où elle travaillait. Cette lettre était adressée par la femme de ce dernier avec une note manuscrite : « je te remercie, il voulait que tu l’apprennes, il parlait souvent de toi ». Elle m’explique qu’elle a eu une relation avec cet homme, à l’époque déjà marié, qui a duré plusieurs années. Elle a mis fin à cette relation lorsqu’elle a appris que sa femme est tombée enceinte « malgré qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants ». Et tous ces gens « qui disent que je suis quelqu’un de bien », ajoute-elle, en souriant.

« Comment vivre avec tout cela ? »

Henriette dit que ce qui lui pèse actuellement c’est de se trouver isolée sans pouvoir échanger avec les autres. Elle se sent mourir « à petit feu ». « Comment vivre seule avec tout cela ? ». Le seul contact qu’elle a, c’est sa sœur qui « l’étouffe avec sa rigidité ». Elle entretient des contacts espacés avec ses neveux et sa nièce mais : « la question que vous me posez, « comment allez-vous ? », ne m’était jamais vraiment posée par aucun membre de ma famille. Lorsque je l’ai dit à ma sœur elle m’a dit que je pourrais aller vivre à côté d’elle. C’est désespérant. Je n’en peux plus ! ».

Sa famille essaie maladroitement de « l’aider ». Mais, malgré ces bonnes intentions, leur proposition est ressentie par elle comme oppressante : « on n’entend pas ce que je dis ».

Depuis sa chute et son repli chez elle, elle se sent démunie mais en même temps elle a du mal à accepter d’être assistée. J’entends ce qu’elle me dit mais j’essaie au moins d’ouvrir un champ de possibilités afin que son angoisse face aux difficultés de la vie quotidienne diminue.

M’ayant fait part que ses voisins et la responsable du Carrefour des Solidarités l’appellent pour prendre de ses nouvelles, je l’incite à y répondre. Ce n’est pas facile pour elle. Elle ne veut pas « abuser de la gentillesse des gens ». Néanmoins, elle le fait.

C’est plus facile pour elle de gérer l’aide d’étrangers que l’intervention intrusive de sa famille. Elle met progressivement, avec mon soutien, en place un réseau à domicile. Elle fait appel au Carrefour des solidarités et des bénévoles viennent chez elle pour l’aider à faire face aux tâches de la vie quotidienne. Elle monte un dossier pour une prise en charge à domicile. Elle noue des contacts avec ses voisins. En parallèle, elle demande à son médecin de lui prescrire à nouveau un traitement antidépresseur pour supporter « son angoisse ».

Elle me confie qu’elle se rend compte qu’elle n’avait jamais eu le « sens pratique de la vie ». Lorsqu’elle travaillait, elle ne se souciait pas du quotidien. Contrairement à sa mère, qu’Henriette décrit comme « une étrangère », dont « elle ne se souvient que dans sa cuisine » ou sa sœur « qu’elle dit être une femme de devoir », elle, elle « n’avait jamais les pieds sur terre ». Elle avait plutôt un penchant pour la vie intellectuelle, comme son père.

Vie intellectuelle que je l’incite à ne pas laisser de côté, en m’appuyant sur son constat que « le corps ne peut plus suivre son esprit ». Elle se met à nouveau à lire et à écrire. Elle demande à son curé de venir une fois par semaine lui rendre visite à domicile pour discuter avec lui de ses questions à propos de la mort et de la religion. Elle demande à ses neveux de lui envoyer les livres, en trouvant ainsi un moyen d’échanger avec eux. Elle accepte d’être aidée mais en même temps elle veut se sentir utile et se « nourrir intellectuellement  au moins».

Il y a encore des moments où le « je ne peux plus madame, je veux mourir » vient dans son discours. Pour autant, elle se met à s’activer, à retisser d’autres types de liens avec l’extérieur, pour rompre par instants « sa solitude » et pour rendre plus supportable son « angoisse d’exister »

Henriette semble saisir l’espace de parole qui lui est offert. C’est le seul espace où elle est entendue, dit-elle. Elle se sent angoissée, mais cela ne l’empêche pas de s’activer pendant la semaine, en attendant le rendez-vous du vendredi pour « me parler » de ce qui l’embarrasse, la dépasse et l’angoisse.