Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Clinique et psychose : de la destabilisation

Nicolas LANDRISCINI

À propos de la notion de stabilisation dans la clinique des psychoses, nous trouvons chez Freud et Lacan des développements qui concernent surtout le cas Schreber : Freud propose la thèse selon laquelle le délire est une tentative de guérison ; Lacan formalise la thèse de Freud en proposant le concept de métaphore délirante, comme ce qui vient suppléer à la carence de métaphore paternelle. Dans cette contribution, je vais exposer deux exemples cliniques qui illustrent des modes de stabilisation ne relevant pas de la métaphore délirante.

1er cas
Avec ce premier exemple, tiré de ma pratique, je voudrais montrer la logique de la stabilisation dans un cas de psychose où l’on ne trouve pas de déclenchement à proprement parler. Il s’agit d’un sujet qui est déstabilisé à un moment de sa vie où il est confronté à la perspective d’une conjoncture de potentiel déclenchement. La solution qu’il trouvera sous transfert lui permettra d’éviter la dite conjoncture. Mon hypothèse est qu’il s’agit d’une stabilisation par anticipation, au sens où elle est produite par le sujet à la place même de ce qui aurait été, probablement, son entrée dans la psychose clinique. M. T vient me rencontrer il y a deux ans, car il présente un symptôme se manifestant dans le cadre de son travail de mécanicien : depuis quelque temps il oublie des choses ainsi que des mots. Il perd aussi la perspective de ce qu’il doit faire et il s’embrouille tout seul. Lorsque le patron de l’atelier où il travaille s’adresse à lui pour lui demander où il en est avec telle voiture ou ce qu’il faut faire avec telle autre, il ne peut pas répondre, il ne trouve pas les mots, il oublie les choses. Lui-même nomme son symptôme « des troubles de la mémoire » et il déplore ce qui lui arrive, la façon dont il « s’abrutit » à ce point. Au cours des entretiens qui suivent M. T en vient à m’expliquer par lui-même la situation professionnelle dans laquelle il se trouve à ce moment-là. Employé dans cet atelier depuis 98, il y travaille aux côtés d’un seul collègue, tous deux aux ordres du patron, dont il me dit qu’il les a toujours soutenus avec son savoir faire et sa présence. Or, songeant à sa propre retraite, le dit patron proposa il y a quelques années à notre sujet la perspective de prendre la responsabilité de l’atelier, soit de lui succéder. Depuis lors M. T hésite : d’un côté « avoir son propre atelier est le rêve de tout mécanicien », y compris le sien; d’un autre côté, il doute de sa capacité à tenir cette fonction. Ce doute concerne les ressorts symboliques de la fonction en question : en effet il ne doute pas de sa capacité technique à faire tourner l’atelier (réparer les voitures), mais redoute plutôt les tâches administratives et juridiques que cela comporte : justifier les factures auprès des clients, négocier les prix avec les fournisseurs ou tenir la fiscalité en règle. Il ne peut pas très bien expliquer ce doute mais il a quelque part l’intuition de ne pas pouvoir être le garant de tout cela. Devant ces éléments, je demanderai à M. T de me préciser la temporalité des choses : il s’avère que les symptômes surgissent à la suite de la proposition du patron. Mais notre sujet n’a pas fait le lien. M. T est un homme fort timide, discret et très solitaire. Il a beaucoup de mal à se situer dans les relations sociales. Il se plaint aussi d’être incapable de dire non. Plus profondément, M. T est accablé par ce qu’il a récemment appelé « une idée récurrente » qui s’impose à lui régulièrement : il commettrait trop souvent des erreurs, il serait lent, pas assez efficace, il ne serait pas capable de s’exprimer correctement. Au fond de son être, M. T est convaincu qu’il est « con ». L’émergence de cette idée remonte au début de sa carrière professionnelle: depuis qu’il se fait payer, comme il le précise. Or cette idée a aussi une autre origine. Le père de M. T était un homme alcoolique et dépressif qui avait des accès terribles de violence à la maison quand notre sujet était petit. Comme je lui demande si son père lui a transmis quelque chose, il me répondra, non dépourvu d’ironie, qu’il lui a transmis une seule chose : « Il me disait toujours que les cons restent cons à jamais; on ne peut pas les changer. J’ai suivi son conseil : je n’ai jamais essayé de le changer » (son père). Précisons aussi que notre patient ne fait pas le lien entre les paroles du père, ce que nous appellerons « le maléfice paternel », et son « idée récurrente ». À propos du père, retenons un dernier élément que nous avons reconstruit : menuisier, il travailla longtemps en tant que salarié d’une entreprise. Il décida un jour de monter sa propre société et d’en devenir le patron : c’est là que des troubles apparurent, nécessitant une hospitalisation en établissement psychiatrique. Pour étayer davantage notre diagnostic, nous amènerons un élément supplémentaire du cas. De sa mère, M. T a pu dire que c’est une personne très peu communicative, qui ne se prononçait jamais sur quoi que ce soit (« elle encaissait tout»), et dont « on ne pouvait jamais savoir si elle était bien ou pas bien». « Elle ne m’a jamais montré de signes d’affection », pas plus que le père d’ailleurs. À ce propos, M. T se plaint de ne pas comprendre ce qu’est l’amour. Il me rapporta un jour la perplexité qu’il éprouva à la lecture d’une lettre que sa petite nièce de 7 ans lui envoya, lettre remplie de cœurs et de « je t’aime tonton ». « Je n’ai pas compris pourquoi elle disait ça », conclut-t-il. M. T s’est beaucoup interrogé dans nos entretiens sur le fait de savoir si oui ou non, il devait accepter la proposition de son patron. À ce propos, un nouvel élément apparaîtra insidieusement au cours des entretiens : la figure du patron, décrite jusque-là comme sérieuse et bienveillante, va progressivement changer de couleur dans le discours de notre patient. En effet, celui-ci commencera à se plaindre du fait que son patron arrive à l’atelier de plus en plus tard, voire à l’heure qui lui chante, au point qu’il n’assure même plus les conditions administratives et logistiques pour que les employés puissent accomplir leur travail correctement. Il peut aussi appeler notre sujet à pas d’heure et même sur son portable pour lui demander de commander des pièces, alors que c’est là une tâche dont il est lui-même censé s’occuper, etc. Bref, le patron va progressivement devenir une figure de l’arbitraire à la jouissance capricieuse. Au moment où il est venu me voir, malgré les symptômes qui l’accablaient et l’hésitation qui l’habitait, M. T n’envisageait qu’une seule issue à sa situation, à savoir se forcer à accepter la proposition du patron, autrement dit ne pas dire non. Tel avait été d’emblée le sens dans lequel son entourage le poussait à aller (sa famille, son collègue). Mais nos entretiens lui ont permis de déployer les choses et de les reconsidérer autrement. De fait, il a fini par dire non : il a relancé son réseau et il a trouvé une connaissance qui l’a employé dans son atelier. Il est mieux payé et il ne s’occupe que de voitures anciennes : sa spécialité ainsi que sa passion. Sa place est de nouveau bien définie : il est mécanicien employé par son nouveau patron. Par ailleurs, il n’a pas coupé complètement avec son ancien patron, puisqu’ils se retrouvent souvent dans les événements de leur milieu. Leurs rapports sont redevenus cordiaux. Mais surtout les symptômes pour lesquels il a consulté ont considérablement diminué, bien que la signification personnelle, elle, subsiste, inébranlable et inconditionnelle : dans son for intérieur, M. T reste convaincu qu’il est, irrémédiablement, « un con ». C’est une idée que nous nous gardons bien d’entériner mais qu’il est aussi inutile d’essayer de réduire. Tout au plus, peut-on tenter de la banaliser ou la relativiser. Actuellement nos entretiens se poursuivent. M. T y décline toujours les avatars de sa signification personnelle. Mais surtout, il me parle de la façon dont il se débrouille pour trouver ses repères dans son nouveau poste, que ce soit sur le plan technique ou relationnel. Dans son écrit sur la psychose, Lacan propose une formalisation de la métaphore délirante que Schreber produit et qui lui permet de trouver une voie de stabilisation. Il dit à ce propos: « Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes ». Notre sujet n’a pas produit de métaphore délirante. D’ailleurs il n’y a pas de délire au sens classique du terme. C’est plutôt le terme « divination de l’inconscient » qui nous intéresse ici de souligner, car il nous éclaire dans l’élucidation de la logique du cas. Nous pourrions reconstituer cette logique en trois temps : premièrement, le sujet est confronté à une situation qui relève de la logique de l’échange (« se faire payer ») et qui appelle donc une réponse du côté de la signification phallique. Le sujet répond en développant une signification personnelle (« Je suis con ») qui met en évidence l’échec de l’opérateur phallique (0). Deuxièmement, le sujet est confronté à une situation qui comporte un appel à l’opérateur du NP (« Tu vas me succéder »). Nous pouvons aussi, avec Lacan, entendre cette conjoncture comme produisant l’émergence d’Un père pour le sujet. A ce moment-là, une collusion se produit entre deux éléments de la situation (« Tu vas me succéder » Vs. « Je suis con »). Le sujet répond en produisant un symptôme qui vient confirmer la signification personnelle (0) et qui le conduit aussi à venir nous rencontrer. Troisièmement, le sujet produit sous transfert un deuxième symptôme (persécution par le patron). La réponse ultime du sujet lui permet de réintroduire un désert de jouissance qui l’éloigne de la conjoncture potentiellement déstabilisante voire déclenchante : dire non au patron tout en retrouvant un autre emploi qui lui permet de rejoindre l’homéostasie du statu quo ante. Pour terminer, nous dirons que le travail sous transfert avec un partenaire orienté par la logique de la « divination de l’inconscient », aura permis à M. T d’éviter de réaliser le scénario catastrophe auquel il était prédestiné par le maléfice paternel.
2ème cas
Le deuxième exemple est celui d’un sujet qui trouve une solution stabilisatrice sous transfert, à partir de l’usage inédit qu’il invente d’un objet. Comme nous le verrons, cette invention lui permet de rétablir une certaine forme de lien social. C’est un cas rapporté par Eric Laurent dans un article intitulé « Pour la varité », publié dans le nº 13 des Actes de l’ECF.
Il s’agit d’un homme qui est le fils non reconnu d’un homme d’affaires qui vient de mourir à l’étranger, dans son pays. Au moment où il apprend la mort de son père, le sujet se rend à l’ambassade du pays en question et demande, muni d’une série de preuves, à être reconnu citoyen de ce pays ainsi que fils de son père. La demande lui est refusée et le sujet déclenche une psychose paranoïaque qui l’amène à rencontrer un psychanalyste. Il développe un délire de persécution concernant les voisins du palier : il a en effet la certitude que certains de ses voisins rentrent chez lui pendant ses absences pour s’emparer de différents objets. Petit à petit, le sujet s’isole chez lui, d’où il passe son temps à surveiller les voisins.
Je laisse de côté les autres éléments cliniques du cas pour me centrer sur l’invention qu’il élabore sous transfert. Le sujet revient sans cesse dans ses séances sur un souvenir d’enfance, le seul qu’il a : il est dans un transport en commun avec une bouteille d’eau à côté de lui. Par ailleurs, le sujet habite dans une chambre qui se trouve au dernier étage de l’immeuble, juste à côté des toilettes du palier. Il se trouve que les toilettes fuient. Le sujet va alors développer toute une réflexion, tout un savoir sur la bouteille d’eau en question : la chasse d’eau. Auprès de son analyste, il va dénombrer très soigneusement, avec un luxe de détails, les différents aspects du fonctionnement de la chasse d’eau. Il va aussi développer un savoir faire sur les fuites. Parallèlement à cette invention, le sujet va pouvoir s’adresser de nouveau à ses voisins. Il va en effet commencer à les éduquer aux fonctionnements possibles d’une chasse d’eau, à la prévention des fuites, aux réglementations possibles de cet objet. Il va en somme éduquer paisiblement l’ensemble de la communauté de voisins à faire fonctionner correctement une bouteille d’eau, moyennant quoi il va pouvoir rétablir un lien social minimal, là où son délire de persécution l’avait laissé dans un état d’isolement total. De quoi s’agit-il donc dans cette opération ? Le sujet part d’un objet qu’il constitue en symptôme, la bouteille d’eau, et l’élève à la représentation, au sens où il s’en fait représenter auprès d’une communauté qu’il met lui-même au travail. Par le biais de cette petite invention, le sujet pourra retrouver une nouvelle place dans la communauté de voisins. La logique de la stabilisation est différente dans ce cas, de celle du premier. Il s’agit ici d’un cas de psychose déclenchée : le sujet est d’abord déstabilisé par un épisode délirant. Dès lors, il s’agit dans le travail sous transfert d’inventer une restabilistation qui lui permette de retrouver une certaine forme de lien social. En même temps, le cas montre bien comment l’invention ne se fait pas ex nihilo : le sujet invente un usage symptomatique d’un objet qui avait déjà pour lui une valeur personnelle, puisque c’était l’objet de son seul souvenir d’enfance. Dans le premier cas nous avons vu comment la logique de la stabilisation se soutient du noyau central qui est une signification personnelle du sujet. Dans le deuxième cas, la stabilisation se produit à partir d’un objet qui a pour le sujet une valeur personnelle. Du point de vue de la théorie psychanalytique, nous avons vu qu’il est possible de concevoir, ainsi que de distinguer, des modes différents de stabilisation. Du point de vue de la clinique psychanalytique, nous partons toujours du principe du cas par cas : pour accompagner le sujet dans la recherche de ses solutions stabilisatrices, nous nous mettons d’abord à l’écoute de l’usage, voire l’investissement particulier qu’il fait de certains signifiants et/ou certains objets. C’est aussi un principe qui anime l’éthique de la psychanalyse.