Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Comment peut-on définir l’hallucination verbale dans la perspective psychanalytique d’orientation lacanienne ?

Damien Guyonnet

Pour répondre à cette question, nous devons nous référer à un modèle théorique. Lacan en a au moins un. Nous allons tenter une démarche de réflexion épistémologique autour de ce modèle. Quel est-il ? Qu’est-ce qui justifie sa formalisation ? Quelles sont ses évolutions ? Seulement, nulle avancée théorique ne saurait s’effectuer sans avoir recours à la clinique. Ainsi Lacan évoque-t-il à plusieurs reprises le cas d’une patiente qui hallucine, en présence d’un homme sur son pallier, le signifiant « truie ». Nous étudierons les différents usages qu’il fait de cette vignette clinique, usages découlant de l’orientation théorique du moment, et nous montrerons comment, dans une sorte de mouvement retour, l’expérience clinique peut elle-même enrichir la théorie, suscitant parfois la création de nouveaux concepts.

1ère partie : Du modèle théorique à l’expérience clinique. Deux temps, deux perspectives

1ère étape : le Séminaire III

Concernant la patiente qui hallucine « truie » dont Lacan fait grand cas dans son séminaire III, rappelons les faits. Une femme, vivant avec sa mère dans une sorte de folie à deux, après avoir pris congé de son mari (elle le soupçonne, lui et sa belle famille, de vouloir la dépecer), rencontre sur le pallier de son appartement l’ami d’une voisine très envahissante, et entend venant de lui le signifiant « truie ». Il l’aurait injuriée. Lacan, qui interroge cette femme lors d’une présentation de malades, recueille ce qu’elle aurait murmuré presque au même moment que l’incident : « Je viens de chez le charcutier ».

Les premières élaborations de Lacan concernant cette hallucination « truie » datent du 7 décembre 1955 (Chapitre IV). Il situe cette apparition signifiante dans le réel comme première avant que la patiente énonce « Je viens de chez le charcutier ». Ainsi, la réponse de l’Autre : « Tu es une truie », l’injure, serait première dans la psychose, à la différence de la névrose où l’Autre doit d’abord être investi par le sujet, reconnu, pour qu’un « Tu es » lui revienne. Par exemple, il faudra qu’il y ait un message du type : «Tu es mon maître » adressé à l’Autre pour qu’en retour – dans un temps second – cet Autre établisse le sujet comme disciple : « Tu es mon disciple ». Avec la patiente de Lacan, « Tu es une truie » vient en premier. Ce que la patiente exprime avec son histoire de « charcutier », donc de « cochon », vient en second. Nous n’avons pas non plus le schéma de la communication inversée (et ce même s’il est question de cochon et de truie), aussi Lacan parle d’une interlocution délirante1. En effet, l’ordre question (message) – réponse est inversé dans l’interlocution psychotique. La réponse est première (associée à la certitude); sous les espèces par exemple de « truie ». Avec le phénomène hallucinatoire, c’est la réponse qui est l’allocution, l’Autre de la reconnaissance étant exclu nous dit Lacan.

Ainsi, nous comprenons le souci de Lacan porté sur l’ordre d’apparition des phénomènes comme une volonté de distinguer la névrose de la psychose, sachant que cette dernière est pensée à partir de la première. C’est parce que l’Autre absolu, l’Autre de la reconnaissance est exclu dans la psychose qu’un tel phénomène peut avoir lieu.

2ème étape, les Ecrits

Dans son texte « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», Lacan synthétise ses recherches concernant les troubles du langage dans la psychose. Après l’évocation des travaux des phénoménologues et avant d’aborder le cas Schreber (avec les phénomènes de code et phénomènes de message), il revient sur le cas de l’hallucination « truie », qu’il situe comme phénomène d’irruption du symbole dans le réel. L’hallucination est donc principalement saisie, comme dans le séminaire III, dans le registre signifiant. Seulement dans les Ecrits la perspective n’est plus tout à fait la même. Pour le dire simplement, Lacan ne prend plus pour modèle le schéma de la communication inversée mais celui du « rejet » (donc de la forclusion2). Ce terme de « rejet » concerne aussi bien le registre du signifiant que celui de l’objet comme nous le verrons par la suite. Autre nouveauté, l’introduction du terme de « réplique ». De ces nouveaux apports il s’en déduit, deux ans après le séminaire III, que ce qui est premier est le : « Je viens de chez le charcutier » et non plus le signifiant « truie » halluciné.

Voici un extrait du texte des Ecrits qui nous servira de fil conducteur :

« Au lieu où l’objet indicible est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre, pour ce que, venant à la place de ce qui n’a pas de nom, il n’a pu suivre l’intention du sujet, sans se détacher d’elle par le tiret de la réplique : opposant son antistrophe de décri au maugrément de la strophe restituée dès lors à sa patiente avec l’index du je (…) » (p. 535).

Intéressons-nous ici à la dernière partie de la phrase. Disons qu’il nous faut articuler logiquement en prenant en compte le facteur temporel l’ordre de déploiement des termes, de l’antistrophe de décri (« truie ») à la strophe restituée au sujet (« Je viens de chez le charcutier »), ce qui est respectivement de l’ordre de la certitude et de l’équivoque (et de l’allusion).

Et puisqu’il y a une logique temporelle, Lacan s’attache à savoir ce qui a précédé l’hallucination « truie ». Puisqu’il la considère comme une réplique, c’est qu’elle est prise en quelque sorte dans un dialogue. Si « l’autre » répond via le phénomène de la « réplique » (qui est une hallucination), c’est que notre patiente a d’abord dit quelque chose. Nous voyons ici Lacan porter toute son attention sur le contexte signifiant déclencheur. Concernant l’irruption d’une hallucination, notre intérêt se porte sur ce que le patient s’est dit ou a dit juste avant son émergence, ou encore sur ce que quelqu’un d’autre a pu lui dire, ou enfin, sur les simples coordonnées symboliques de son apparition (le lieu par exemple). Dans le cas de l’hallucination « truie », Lacan recherche ce que la patiente se serait dit à elle-même, en le murmurant : « je viens de chez le charcutier ».

Reprenons l’extrait des Ecrits. C’est à la place où l’objet indicible, sans nom dit Lacan, est rejeté  car pas de signifiant pour l’accueillir  que vient l’injure, le signifiant « truie ». Nous pouvons attraper ici, dans cette appellation « objet indicible », l’objet a lacanien. Dès lors nous dirons que le signifiant « truie » apparaît dans le réel suite au rejet d’un objet, d’une forte charge libidinale. Ainsi, si la perspective de Lacan n’est plus la même en 1958, c’est sans doute à cause de cette introduction furtive de la question de la jouissance (même si ce terme n’est pas cité en tant que tel), et surtout de son intérêt grandissant pour le terme de rejet. Mais il n’empêche qu’à introduire le terme de réplique, il reste dans une préoccupation langagière. Le cadre de référence de Lacan est toujours en 1958 l’ordre symbolique. Son effort consiste à réduire l’hallucination, comme tout autre symptôme, à un phénomène de communication, certes perturbé. Le registre « événement de corps » n’est pas encore à l’ordre du jour3.

Une fois le modèle théorique posé (référence maintenue au langage, insistance sur le mécanisme de rejet, esquisse de la question de la jouissance), une fois le déroulement des faits cliniques décidés (d’abord « charcutier » puis « truie »), reste à rentrer plus profondément dans le mécanisme en jeu. Selon Lacan, le signifiant « truie » halluciné, puis attribué à l’autre (le voisin), vient permettre rétroactivement l’attribution de la phrase allusive précédente : « Je viens de chez le charcutier », mettant fin à ce qui relevait de l’indétermination (avec l’oscillation un temps du « je » entre les deux protagonistes nous dit Lacan) (Ecrits, p. 535). En quelque sorte, l’hallucination permet un capitonnage.

Deux rejets

Reprenons encore une fois ce passage difficile de la « Question préliminaire ». Dans ce court extrait nous pouvons donc relever deux rejets :

-celui de « l’objet indicible », « le sans nom » (en somme l’objet a disions-nous), qui correspond à la jouissance du sujet.

– celui du signifiant « truie » pour la patiente de Lacan.

Nous avons donc deux forclusions : une qui concerne l’objet, l’autre le signifiant.

La deuxième forclusion, celle du signifiant « truie », s’inscrit comme conséquence de la « chaîne brisée »4 nous dit Lacan. Ainsi, le mécanisme de rejet doit être associé à celui de « chaîne brisée ». Cette rupture de chaîne provoque l’émergence d’un signifiant dans le réel. Ce phénomène ne résulte en rien de la projection, toujours imaginaire rappelle Lacan.

Concernant l’ordre d’apparition des phénomènes, rappelons ce que dit Lacan : « Au lieu où l’objet indicible est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre (…) ». Ainsi, c’est d’abord la jouissance qui est rejetée (la charge libidinale, celle qui n’a pas de nom), ce qui provoquerait une rupture de chaîne, et donc le rejet d’un signifiant. Mais n’oublions pas qu’il nous faut aussi le signifiant « charcutier », signifiant qui précède l’injure.

Ainsi, entre les deux moments d’élaboration de Lacan (1956/58), nous avons à la fois une continuité et une rupture. La référence reste toujours le langage, le symbolique, mais en 1958 le mécanisme de rejet est mis au premier plan.

Que dire alors de la méthode de Lacan ? Quel usage fait-il de sa vignette clinique ?

Certes, elle permet d’initier la réflexion théorique mais elle est avant tout celle qui doit se plier au paradigme de pensée du moment. Ainsi, si le fait clinique est toujours initial, il n’empêche que l’élaboration théorique lui fait toujours dire ce qu’elle veut, quitte à le réajuster, comme nous l’avons montré avec ce changement de perspective effectué par Lacan en 1958 (inversant l’ordre logique d’apparition des termes en présence). C’est toujours la théorie qui fournit le prisme de lecture de l’expérience clinique.

2ème partie : De l’expérience clinique vers la théorie. Vers l’invention de nouveaux concepts

Commençons par quelques petites considérations épistémologiques qui découlent de la formalisation lacanienne de l’hallucination.

Notre domaine d’étude, est la psyché. Notre objet d’étude est le sujet. Notre cadre de référence, notre paradigme est le langage et ses effets (notamment de jouissance). Notre champ spécifique est celui des troubles du langage. La problématique qui nous intéresse est celle de l’hallucination verbale. Nous avons vu que le phénomène en jeu est celui de la réplique, que le modèle explicatif de l’hallucination est celui de la chaîne brisée et enfin, que le mécanisme à l’œuvre est le rejet versant forclusion. Nous obtenons au final une théorie de l’hallucination.

Maintenant, opérons une sorte d’effet retour de la clinique sur la théorie. Cela devrait permettre de l’enrichir.

Deux signifiants en jeu

Le modèle utilisé par Lacan de « chaîne brisée » doit faire référence à un paradigme plus large qui vaudrait pour tout sujet et pas simplement à celui halluciné. Qui dit sujet, dit effet du signifiant, d’où cette définition canonique du sujet en psychanalyse : c’est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. Le sujet est l’effet d’une chaîne signifiante ayant pour écriture : S1—S2. Ainsi le sujet c’est ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. Le Discours du maître l’écrit parfaitement. Ceci étant posé, il devient possible de formaliser la logique de l’hallucination. En effet, puisqu’elle résulte d’une rupture de chaîne, nous l’écrirons ainsi :

S1 // S2.

Elle relève donc du registre de l’Un tout seul.

Nous obtenons ainsi une première formalisation de l’hallucination.

Autre point important, celui qui concerne nos concepts. Afin de les rendre opératoires, nous devons les réduire à des lettres ou à des chiffres. Ainsi, posons que le signifiant « truie » est un S1. Mais « charcutier » aussi est un S1. Il en existe donc plusieurs. Alors que le premier est qualifié par Lacan de « signifiant dans le réel » (séminaire III), ou encore de « symbole dans le réel » (Les Ecrits), proposons d’appeler le second (charcutier) « signifiant du bord du réel ». Bien sûr, les deux sont liés. Dès lors, on peut faire l’hypothèse que si le schéma lacanien de l’hallucination se tient, dans le sens où il prendrait réellement en compte la spécificité des paramètres en jeu chez un sujet donné, le signifiant halluciné (signifiant dans le réel) comme le signifiant qui précède l’hallucination (signifiant du bord du réel) doivent être en lien avec d’autres éléments signifiants primordiaux du sujet. Nous pourrions alors émettre l’hypothèse que l’hallucination peut constituer, dans certains cas, une voie royale d’accès aux signifiants maîtres du sujet.

En guise de conclusion, proposons une autre hypothèse.

Revenons sur le signifiant appelé par nos soins « signifiant du bord du réel ». Il constitue disions-nous une modalité particulière de S1. Dans le cas de « truie », il s’agit de « charcutier ». C’est le signifiant qui précède le surgissement du phénomène élémentaire. Mais nous émettrons l’hypothèse que ce signifiant du bord peut revêtir deux formes : soit il est celui qui participe effectivement à une formation « symptomatique » comme l’hallucination – nous l’avons démontré – soit il est celui qui peut protéger du trou ; dès lors, il ferait en quelque sorte barrage au réel. Resterait à le formaliser, mais cliniquement, il s’agit d’un signifiant qui devra s’élaborer, s’inventer lors d’une analyse.

1 Lacan utilise une seule fois ce terme dans le séminaire III, à la page 145, juste avant le chapitre qui introduit « le signifiant dans le réel et le miracle du hurlement » (chap. X).

2 Certes le terme de Verwerfung est déjà présent dans le séminaire, mais c’est alors pour spécifier seulement le mouvement de retour qu’il provoque, c’est-à-dire le retour dans le réel. Il avait introduit à cette occasion la formule devenue célèbre : « ce qui est refusé dans l’ordre symbolique, resurgit dans le réel » (p. 22).

3 Dans son texte « Biologie lacanienne et événement de corps », op. cit., Jacques-Alain Miller rappelle que tout l’effort de Lacan à cette époque est de construire l’hallucination, comme tous les symptômes d’ailleurs, comme phénomène de communication, certes perturbé. Il n’est en rien événement de corps. Si l’on rapporte le corps ainsi que la libido à l’imaginaire, on comprend pourquoi Lacan à cette époque, soucieux de démontrer la prévalence du symbolique, opère ce choix.

4 « Pour que l’irruption du symbole dans le réel soit indubitable, il suffit qu’il se présente, comme il est commun, sous forme de chaîne brisée » ([4], p. 535).