Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Des histoires de téléphone

Hélène Skavinski

Introduction

Un vol avec agression ayant entrainé une incapacité de travail de plus de 8 jours. Voici les faits pour lesquels Fabrizio, adolescent de 17 ans, est mis en examen par le tribunal de Créteil en mars 2014. Le service de milieu ouvert de protection judiciaire de la jeunesse mandaté par les juges des enfants reçoit donc pour mission de rencontrer l’adolescent et sa famille sur une période de 6 mois afin de dégager des éléments d’éclairage sur l’acte délictueux et le contexte familial dans lequel a grandi l’adolescent. La prise en charge sera pluridisciplinaire. Éducateurs, assistante sociale, psychologue, place à laquelle j’interviens, sont attendus à la remise d’un écrit.

C’est dans ce contexte que je reçois Fabrizio pour un premier entretien, en mai 2014. J’ai fait sa connaissance une semaine auparavant, lors du groupe d’accueil que le service propose à l’adolescent et sa famille, au démarrage de toute mesure d’investigation. La mère de Fabrizio seulement était présente pour ce groupe d’accueil. L’adolescent comme nous le dira sa mère, « ne connaît pas son père ».

« Un vol avec agression » donc. Fabrizio livre son chef d’accusation sans aucune réticence. Il est dans la rue, « Avec un ami, il a vu quelqu’un, il est tard le soir, 1h du matin », « je sais pas ce qui m’a pris », « comme ça, je me suis dit, je vais voler un portable ». L’adolescent tente « d’arracher » à une femme son téléphone portable. « Elle s’accroche ». Devant la résistance de cette femme, Fabrizio « lâche l’affaire », il poursuit son chemin. Un peu plus loin, il se retourne et constate que son copain, lui, n’a pas lâché l’affaire. Le copain donne des coups de pieds à cette femme couchée au sol. Fabrizio le rejoint et fait comme le copain, il participe à cette violence.

Fabrizio exprime une certaine forme de regrets, un léger abattement, il ne s’est pas reconnu dans cet acte. Pour autant, il insiste et ne veut pas que l’on minimise ou qu’on lui cherche des circonstances atténuantes. En effet, Fabrizio, face à cette « femme qui s’accroche », dans un premier temps « lâche l’affaire », il passe son chemin. C’est dans un deuxième temps, qu’il rejoint son copain et par transitivisme qu’il participe à cette violence. « Mais je suis tout à fait coupable », m’explique-t-il, du fait même d’être à l’initiative de la décision de voler ce portable. Fabrizio se revendique de cet acte délinquant. Il ajoute : « avant j’avais un casier vierge ». Un léger sourire accompagne cette précision. La perte de ce casier vierge, voilà ce qui se dégage – lors d’un contrôle, comme le bénéfice secondaire de l’acte. Il y a une perte. Perte d’une certaine virginité. Perte qui produit un gain : un gain de consistance phallique. Il y a avant l’acte : un casier vierge et il y a après l’acte : une inscription auprès de la justice. Le passage à l’acte permet l’acquisition d’une certaine consistance phallique auprès de ses pairs, il permet une nomination.

Avant l’acte

Au moment des faits Fabrizio a 17 ans, il est à quelques semaines à peine de sa majorité. Trois jours avant ce passage à l’acte, il passe du temps avec son copain Steve, qu’il invite même à rester dormir chez lui trois soirs durant. La mère de Fabrizio, face à cette invitation inhabituelle se souvient d’avoir été étonnée : « ton copain n’a-t-il pas une mère qui l’attend ? ». Steve, me dira Fabrizio, est comme lui, « il ne connait pas son père, il vit seul avec sa mère ».

Steve est décrit comme un adolescent qui sait y faire avec les filles. Il plait aux filles, il sait quoi leur dire et il a des copines. Steve, quelques temps avant les faits interpelle Fabrizio sur le savoir y faire de ce dernier avec les filles, ayant perçu que l’adolescent n’exprime pas beaucoup d’intérêts pour celles qui s’avancent vers lui. Steve pousse un peu Fabrizio : « mais regarde, tu plais aux filles, elles te cherchent, elles viennent te parler, vas-y ! ». Fabrizio « ne sait pas quoi leur dire ». Pour le moment « ça ne l’intéresse pas » et il ne formule pas de plainte particulière à ce propos.

Deux agressions. Une fois agressé, une fois agresseur. Une remémoration.

Passivité / Activité. Une remémoration.

Lors du groupe d’accueil, la mère de Fabrizio, avait évoqué « une agression au couteau » dont avait été victime son fils quatre années auparavant (en 2010). « Un accident » avait-elle dit, « je n’ai rien compris, nous expliquait la mère, justement j’insistais depuis quelques instant pour qu’il sorte ». Fabrizio n’avait rien de prévu mais sa mère insiste « va jouer dehors, va faire quelque-chose avec tes copains dehors ». « Et à peine sorti, un copain est venu toquer à la porte, vite Fabrizio est blessé ». Elle ajoute, « la tâche de sang était encore là, elle a été nettoyée que récemment ». « Il a été hospitalisé, un jour seulement ». Cette année-là, chacun des deux, mère et fils, avaient eu « un accident ». Fabrizio recevait un coup de couteau au niveau des côtes et sa mère, quant à elle, avait reçu « le toit d’un bus sur la tête ».

Lors du premier entretien, je reviens sur cette agression dont il a été victime en 2010. Que s’est-il passé ? Fabrizio dans sa cour d’immeuble prête son portable à un copain qui ensuite joue à ne plus lui rendre, il file avec son vélo, le nargue. Fabrizio sait qu’il ne veut pas lui voler mais il trouve qu’ « il abuse un peu ». Le copain abuse un peu de sa gentillesse et de l’objet qu’il lui a prêté. Une bagarre se déclenche. Le copain sort un couteau. Fabrizio l’invite à le ranger. « On se bat, d’accord ! Mais range ça ». Ils se battent alors sous le regard d’un groupe d’adolescents. Fabrizio s’arrête dans sa narration. Je lui demande ce qui l’arrête. « ça peut paraître prétentieux », mais le copain avec bien vu qu’il perdait le combat, que « je le dominais » alors pour ne pas perdre la face il a ressorti le couteau. A l’insu de Fabrizio. Nous avons ici un fantasme qui se dessine : Dominer l’autre. Fabrizio est touché sur le côté mais il ne sent rien, c’est par les cris du groupe à la vue du sang qu’il comprend qu’il est blessé.

Je propose alors à Fabrizio un parallèle entre ces deux événements. Une fois, il y a 4 ans, c’est à vous qu’on prend un portable et vous êtes agressé. Et aujourd’hui, c’est vous qui essayez de voler un portable à une femme et c’est vous qui l’agressez. Fabrizio se saisit de cette mise en série. « Oui, toute ma vie j’ai eu des problèmes à cause de téléphones ». « J’ai été exclu à cause d’un téléphone ». Je l’invite à développer. Il raconte une scène de bagarre dans un établissement scolaire, « un jour un copain a insulté (mon) père », Fabrizio lui casse la figure. 4 mois plus tard, un employé du lycée le confronte pour cette histoire avec vidéo à l’appui ; vidéo, réalisée depuis un téléphone portable. Fabrizio est exclu de son collège.

Un père qui ne l’a pas assumé. Je crois qu’il s’appelait Eddy

Fabrizio n’a pas connu son père, il n’a jamais vécu avec lui. Ils n’ont jamais eu de contact. Sa mère ne lui en parle pas. Connaît-il le nom de son père ? Non … il réfléchit, un souvenir revient ou se construit : « je crois qu’il s’appelait Eddy ». A un autre moment Fabrizio me livrera la version qu’il s’est faite de l’histoire, il pense que son père « n’a pas eu le courage de l’assumer ». Lors des entretiens avec la mère de Fabrizio, celle-ci décrit une brève rencontre avec un homme dans la rue, « on s’est plu ». Puis vers les 2 ou 3 ans de Fabrizio, son père appelle et demande à parler à son fils. La mère m’explique qu’elle lui a dit non ! Que c’était trop facile. Que s’il voulait voir son fils, il n’avait qu’à venir. Fabrizio est petit, il est présent lors de cet appel. La mère de Fabrizio depuis n’a jamais évoqué cet appel avec son fils, craignant de le perturber.

Une mère qui s’accroche

Lors du groupe d’accueil en présence de sa mère, Fabrizio se montre très passif, ne cherchant pas d’emblée à répondre aux questions qui lui sont posées, il laisse sa mère répondre pour lui. Il faudra que je l’interpelle très distinctement et par son prénom pour qu’il lève la tête et s’engage dans l’échange duquel il restait absent. Lors de cette première rencontre, la mère de l’adolescent tient à nous informer qu’elle sera absente pour les deux mois d’été. Chaque année elle se rend dans son pays d’origine, aux Antilles, chez sa mère. Nous sommes début mai, la mesure vient à peine de commencer. Elle a employé le « je », « je serai absente 2 mois ». Rien n’est ajouté à propos de son fils. Ce « je serai absente » paraît de fait annoncer également l’absence de Fabrizio. Je me saisis de cette opportunité. Je me tourne vers l’adolescent : Eh vous Fabrizio ? Partez-vous 2 mois aux Antilles ? Fabrizio s’en remet à sa mère. Il l’interroge du regard. « Bein, oui, oui » lui répond-elle agacée. Les vacances d’été aux Antilles se préparent. La mère ne saurait déroger à ce voyage annuel chez sa propre mère, et il n’est pas question pour elle d’y partir sans Fabrizio.

Peu à peu, dans les entretiens Fabrizio s’affirme et me dit qu’il ne souhaite plus partir aux Antilles ; il s’y ennuie, aucun cousin de son âge n’y va plus. Il se retrouve seul avec sa mère, sa grand-mère maternelle et quelques tantes maternelles. Deux mois c’est trop long. Il ne veut plus y aller. De cette plainte de se rendre aux Antilles l’élaboration d’une plainte à l’encontre de sa mère commence à se dire, jusqu’à formuler ce qu’il attrape de l’ambivalence maternelle : « c’est bizarre, elle dit toujours qu’elle veut que je sois responsable, autonome, mais on dirait qu’elle veut pas me lâcher ! ». Un peu plus tard il me confie avoir l’impression que sa mère le « prend pour son petit animal de compagnie ». Une tante appelle. La mère accepte une invitation à déjeuner, puis informe son fils de ce déjeuner par un simple : « on déjeune chez Jeanette ». Fabrizio commence à se rebeller : « mais tu m’as demandé à moi si je voulais y aller ? » « Pourquoi j’irai ? » m’explique-t-il : « pour rester là, assis, à côté d’elles à les écouter parler ».

Au fil des entretiens sa position s’affirme, « elle fera ce qu’elle voudra, moi je n’irai pas ». Nous sommes à 15 jours à peine du départ aux Antilles, Fabrizio fait entendre qu’à la maison, une négociation avec sa mère s’est engagée. Il faut dire que l’adolescent a franchi depuis quelques semaines le cap de ses 18 ans. Il pose ses conditions. Fabrizio est d’accord pour partir mais un mois seulement. Et il ne lui fait pas confiance : « je ne monterai pas dans l’avion sans l’assurance du billet retour pour fin juillet ». « Elle fait comme elle veut, si j’ai pas le billet de retour, je monte pas dans l’avion ». Je le prends au mot. Nous sommes fin juin et je lui propose donc un rdv pour août. Début août ? « Oui, oui », il confirme, il sera rentré, nous pouvons prévoir un rendez-vous. Nous arrêtons la date du 8 août. En parallèle, entre mai et juin, j’ai également reçu pour des entretiens la mère de Fabrizio. Elle m’explique qu’évidemment son fils va venir aux Antilles, qu’elle le connaît, il râle mais une fois là-bas il sera très content. La mère élude la plainte de son fils, elle prend sa résistance à la légère. Elle n’évoque pas le compromis de n’y partir qu’un mois. Je choisis de ne pas l’informer du rdv donné à son fils pour le mois d’août.

Au mois d’août : mail de la mère qui demande de confirmer le rdv. En septembre : je reçois Fabrizio une ou deux fois, la mesure se termine. L’audience a lieu. Il demande à pouvoir continuer d’être suivi à l’UEMO jusqu’à la fin 2015.

Fabrizio, le stylisme, pas la couture

Dès les premiers entretiens, Fabrizio se défend de ne pas aimer la formation de modélisme qu’il a entrepris, ce n’est pas ce qu’il voulait. « Ce qui l’intéresse c’est le stylisme, il ne pensait pas qu’il aurait à apprendre à coudre ». Et puis ses « copains se moquent de lui ». Il est « le seul garçon », dans sa classe « il n’y a que des filles ». Il voulait faire du stylisme pour « regarder les défilés », « apprendre les parties du corps ». Il se plaint d’avoir à « coudre des patrons ». Il précise que lui ce qu’il veut c’est « créer ». Il a rencontré lors d’un stage « un styliste, il ne savait pas coudre ». Il s’entend une articulation pour Fabrizio : “coudre“ n’est pas “être styliste“. Cette rencontre avec ce styliste paraît avoir compté. Identifié à ce styliste, il résiste à l’apprentissage de la couture. Le stylisme est du côté masculin, là où la couture le ramène du côté féminin. La grand-mère maternelle est couturière et la mère de Fabrizio, à l’instar du corps enseignant, le pousse à coudre. Aussi, je soutiens la séparation qu’il fait, et je souligne la distinction : le stylisme ce n’est pas la couture. Ça n’a rien à voir. Cette séparation nous est apparue être la condition de sa poursuite dans la carrière de styliste.

Fabrizio se plaint que sa mère l’a obligé depuis tout petit à faire des activités qu’il n’aimait pas. Par exemple ? « Par exemple, la danse », je n’aimais pas, « elle voulait que je fasse de la danse ».

Fabrizio en mauvaise posture à son lycée, lorsque la mesure débute – il est question qu’il « redouble » ce qui le décourage – est finalement passé en terminale. Il l’apprend en septembre 2014, ce qui provoque sa joie. Sa mère s’approprie cette victoire : « merci maman » lui renvoie-t-elle.

J’ai revu récemment Fabrizio, il prépare l’épreuve des 120 heures du bac. Il me parle de cette étape du montage qui va lui poser problème. C’est l’épreuve de couture. Je vais dans son sens. La couture, ce n’est vraiment pas votre truc. Cette séparation produit un soulagement et il remarque : « oui, je suis pas manuel, je suis plutôt intellectuel ». Nous arrêtons sur cette distinction : manuel/intellectuel. Lui ce qu’il aime c’est créer, d’autres se chargeront de la fabrication.

Pour conclure 

Nous pouvons conclure sur le double aspect de ce passage à l’acte. D’un côté le passage à l’acte permet l’acquisition d’une certaine reconnaissance phallique, d’une nomination. Alors que son copain veut déshabiller les filles, lui Fabrizio travaille pour les habiller. Dans ce pousse à l’acte sexuel, ajouté à ces trois nuits et soirées passées ensemble, Fabrizio passe à l’acte dans le réel, il tente d’arracher un portable à une femme, il l’agresse par mimétisme du copain, il lui rentre littéralement dedans. Il rentre dans le corps d’une femme à coups de pieds. Il en ressort avec une virginité perdue, le « casier n’est plus vierge ». Il travaille pour habiller une femme et il y a passage à l’acte au moment où on insiste pour qu’il en déshabille une. Il y a la consistance phallique d’une part et il y a aussi une tentative sauvage de séparation d’avec la mère. Fabrizio arrache un objet de valeur à une femme à l’instar de sa tentative de se soustraire à l’emprise maternelle. C’est l’autre aspect de l’acte en tant qu’illustration de cette tentative sauvage de se soustraire à l’emprise maternelle.

De la mise en série de ces deux événements/agressions (2010-2014) qui font état les deux fois d’une personne qui soustrait à une autre son objet de valeur, Fabrizio se remémore un autre événement où il est question de son père. Souvenir où il est question des risques qu’il prend pour défendre l’honneur de son père. C’est ensuite que surviendra le souvenir ou la construction du prénom du père.