Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Evader son corps dans la toxicomanie

Evader son corps dans la toxicomanie

Dario MORALES

 

S’évader en franchissant le champ de l’Autre, pour s’oublier

 

Le terme d’évasion proposé par José Rambeau présente un grand intérêt. Il peut nous permettre de distinguer deux formes de relation du sujet  à l’usage qu’il fait du produit toxique. L’usage d’un produit licite, ratifie le rapport du sujet à sa culture, c’est par exemple le cas de l’alcool, whisky, bière, vodka, etc. qui fait appel aux  cartes  de l’autochtone socialisant avant même de désigner le moyen temporaire qui permet au sujet du fuir son rapport à sa culture. Pourquoi le sujet irait alors jusqu’à franchir le seuil, la limite culturelle  pour devenir dépendant, ou chercher à s’évader. Dans ce cas, la clinique repousse la sociologie car elle ouvre une perspective inédite dont le corps est en quelque sorte le terrain où se joue l’expérience. La fête, la consommation festive de l’alcool, tabac ou de la drogue intéresse la sociologie, l’économie, et tout en ayant des retombées économiques, elle devient un problème de santé publique. Ici, elle ne touche que de l’extérieur le rapport de l’individu au champ de l’Autre (social, économique, sanitaire). Inversement la traversée du seuil va toucher le champ de l’Autre car ici c’est le sujet lui-même qui sort, qui s’éjecte ou qui s’évade de ce champ. Le terrain où se joue cette partie est le corps, le produit remplace alors toute jouissance devenant alors une jouissance unique. Du coup, un nouveau champ apparaît et qui se nomme « drogues dures » par opposition à ce qui seraient les « drogues douces ».

 

Je rappelle que le corps est un signifiant qui vient du champ de l’Autre et qui a la propriété de  transformer  l’organisme en corps ; en le mortifiant, le signifiant tend à le vider de sa jouissance. Cela semble réussir car on finit par imaginer que le corps n’a jamais connu de jouissance. Je rappelle que l’éducation, l’édifice de la culture, passe forcément par une tentative de faire rentrer dans les normes, la jouissance du corps. Or l’usage du produit toxique à travers ses pratiques vise l’annulation de la séparation du corps et de la jouissance. Le paradoxe est que le produit semble rendre la jouissance au corps, un peu comme si le produit faisait regagner physiquement la jouissance dans le corps. Ces opérations ne sont toutefois possibles qu’en expropriant les marques du langage présentes dans le corps, le but étant ainsi de retrouver le corps pulsionnel libéré de toute entrave l’empêchant de jouir. Le comble du paradoxe est que le toxico proclame haut et fort un savoir et un pouvoir de domination sur la jouissance. Il faut donc un langage, un discours pour exproprier le langage du corps. Une évasion pour manipuler et gagner la confiance du corps, pour imaginer un accès direct et privilégié à la jouissance ; comme si le corps, était in fine, sa « propre cause », comme si le réel du corps était capté par le réel de la jouissance. L’enjeu est intéressant car lorsque le sujet tente de s’extraire ou de s’évader  du champ de l’autre, le terrain sur lequel il opère est son propre corps, il tente d’inoculer une part de jouissance qui avait été  refoulée par le champ de l’Autre. En fonction de sa structure, le sujet refoule, dénie ou rejette dans le réel de son corps cette inscription de l’Autre. Or ce que le sujet reçoit de ce champ est soutenu par un échafaudage symbolique, par facilité je dirais paternel, véhiculé par la culture, par l’idéologie. Peu importe l’appellation choisie, une pratique de la consommation y compris des drogues est soutenue par certains idéaux. Lorsqu’ils sont soutenus par une fonction symbolique, les effets de la consommation y sont régulés c’est le cas de certaines cultures, des aborigènes d’Amérique qui consomment des drogues. Mais les effets sont radicalement différents quand ils ne sont pas soutenus par cette fonction, nous sommes face à des conduites qui tentent d’abolir la place de l’Autre, souvent la leur auprès de cet Autre, par le rejet ou en anesthésiant leur être.  En franchissant le champ de l’Autre, le corps du sujet paie le prix. Autrement dit, le produit est à chaque fois une solution pour le sujet. Soit il accepte le mariage et donc la castration avec la jouissance phallique, réglée et ordonnée par l’ordre phallique et symbolique, soit, comme le dit Lacan, il rompt le mariage avec le petit-pipi et il prend rendez vous avec la jouissance. C’est pour cette raison que le clinicien se montrera prudent et analysera au cas par cas, le produit, le mode de consommation afin de prendre la mesure du réel inscrit dans le corps et ce qui est en jeu. Le petit-pipi n’est pas sans évoquer le fait-pipi du petit Hans. Si Lacan s’exprime ainsi, c’est parce que justement la phobie vient aux avant postes de l’angoisse, une peur particulière, privée pour parer à l’angoisse générale, celle de la castration, ne pourrait-on pas alors entendre le produit toxique comme ayant la même structure que la phobie ? Le produit vient parer aux effets de la castration, à l’angoisse, c’est une façon de créer une sorte de « symptôme », habillement afin de pouvoir continuer à jouir.  La possibilité d’un traitement sera déduite de cette élaboration qui n’est pas seulement le préliminaire nécessaire, souvent occultée par l’omniprésence de l’objet. De ce point de vue, tout traitement thérapeutique vise un au-delà de l’objet présent dans la toxicomanie et dans l’alcool, il vise le réel, « traité » par un sujet qui se vit comme toxico ou alcoolique. Le produit fait des ravages, le clinicien s’appuie sur le produit, il tient bien entendu compte du produit mais vise l’au-delà, la «cause », il fait causer le corps, afin de construire « le symptôme addictif » : ce qui l’ébranle, l’irruption de tel ou tel événement auquel il ne peut pas faire face, une mauvaise rencontre, afin de cerner l’emballement de la consommation. Le produit, avais-je rappelé fait office de solution symptômatique, évasion pour ne pas traiter le symptôme, il produit un semblant de signification phallique, un substitut. Je reçois au cabinet, un homme d’une quarantaine d’années, il boit de façon festive, mais il boit tous les vendredis et samedis, il consomme du H, il s’ennuie à la maison surtout depuis que son fils est né. Le fait de boire le fait jouir, mais il n’ose pas interroger ni sa vie de famille ni sa vie professionnelle. L’alcool est un piètre substitut. Il vient consulter à l’instigation de son médecin généraliste parce qu’il a des troubles intestinaux et de crises de tachichardie. Le corps finit par éclipser le sujet, mais c’est aussi grâce à ces troubles qu’il se mettra à causer. Pour finir, souvent l’institution est appelée pour tenter de faire arrêt, pour mettre le sujet à l’abri du ravage qui entame le lien social et son corps. L’accompagnement inclut la question de la place que l’intervenant clinicien devrait occuper dans le transfert, conséquence de la position du sujet par rapport au langage et à la jouissance.

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