Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

La malveillance de l’Autre ou comment donner consistance à l’Autre

Dario MORALES

De la méchanceté diffuse surgit le persécuteur désigné

En toile de fond en écho avec le titre « La malveillance de l’Autre », nous avons L’Autre méchant, ce qui revient à qualifier l’Autre comme foncièrement malveillant, Autre devenu ainsi consistant. Se pose alors la question du statut de cet Autre, quand trop absent, trop présent ? C’est la nature de cet Autre qu’il s’agit alors de définir. Justement, c’est quand le signifiant Nom-du-père n’opère pas que l’Autre apparait dans sa méchanceté réelle. Il devient souvent diffus, difficile à situer dans l’espace et le temps, comme menace toujours prête à surgir, menace qui prend alors forme dans les liens à l’autre, au plus intime des relations humaines, des relations entre partenaires, des liens filiaux, au sein du travail, entre l’employé et son patron. S’installe alors une dimension paranoïde. L’effort du sujet consistera à localiser cette méchanceté diffuse de l’Autre en tant qu’elle le vise. C’est ce qui s’opère dans la persécution, tentative de la part du sujet pour reconstituer une défense contre la jouissance envahissante et diffuse, afin de trouver un sens à un monde dont la signification s’est effondrée.

La paranoïa tempérée de l’Autre social qui « veut ton bien »

Ainsi l’histoire du sujet se développe en une série d’identifications idéales dont le MOI est le système central de ces formations associées à la fonction de l’imago. Il en résulte de ce processus, l’aliénation imaginaire du sujet à l’autre. Car c’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord. La psychose se trouve définie par une perturbation dans ce processus des identifications où l’homme engage à la fois sa vérité et son être. Mais attention, au lieu de considérer faire de cette aliénation une vulnérabilité, Lacan considère le contraire, la structure fondamentale de l’imaginaire est la « connaissance paranoïaque » telle qu’elle s’illustre dans le transitivisme de la captation spéculaire, fondamentalement imaginaire, résultat du lien d’identification à l’autre, où l’autre c’est moi, si bien que pour le sujet paranoïaque, il est impossible de se départir de l’autre et de reconnaitre en cet Autre ce qui lui appartient. Du coup le sujet en fait un pas décisif : quels qu’ils soient, hallucinations, interprétations, intuitions, ces phénomènes visent le sujet : ils le dédoublent, ils lui répondent, lui font écho. Et quand tout moyen de les exprimer vient à lui manquer, sa perplexité manifeste en lui une béance interrogative, vécue dans le registre du sens. Autrement dit, le sens est l’effet discursif, discordsif (rappel du discord), à la fixation imaginaire, à l’engluement imaginaire au miroir.

La paranoïa est consubstantielle au lien social. Son mécanisme initial, la matrice imaginaire est présente dès le stade du miroir. et c’est donc paradoxalement par la paranoïa que le sujet à affaire à la socialisation, par la supposition que l’Autre possède non seulement des demandes, des désirs mais aussi une volonté de jouissance, une volonté qui ne prétend pas s’employer qu’à son bien. C’est justement par cette imputation d’une volonté malveillante que l’Autre social, quand il est représenté par des instances légales s’emploie à démentir. Se lèvent alors du côté administratif des discours autour du « je veux ton bien ». On pourrait prendre appui ici sur la clinique de la désinsertion pour montrer justement l’intérêt d’une certaine paranoïsation du sujet, des sujets qui décrochent et qui se trouvent isolés (le jeune toxicomane ou le jeune qui décroche de l’école, de la famille etc) ; comment est-il possible de les accompagner dans la recherche d’une « identification » qui leur permette de trouver une place dans l’une des multiples formes de l’organisation sociale qui ont pour propriété de stabiliser le rapport du sujet dans une nouvelle signification. Et ceci sur deux niveaux, pas uniquement, obtenir une identification signifiante, une certaine inscription au lieu de l’Autre, mais de l’accompagner à ce qu’il détache de la jouissance une parcelle qui puisse faire objet, d’une narration, d’un scénario, une suppléance – équivalent du fantasme du névrosé – l’équivalent du mythe individuel.

L’Autre n’existe pas et la rencontre dans le réel

La clinique n’ignore pas le lien du symptôme avec les impasses du Malaise dans la civilisation, cependant elle définit son champ par le traitement du sujet par le signifiant, sur le mode du « un par un ». Du coup, sans minorer l’importance de l’Autre, la clinique met en évidence l’enjeu intrapsychique du symptôme avec son partenaire  via les objets pulsionnels, via la rencontre dans le réel.

C’est ainsi que la notion de « mauvaise rencontre » fait son chemin dans la détermination du déclenchement de la psychose. D’où l’hypothèse que c’est la rencontre avec l’énigme du désir de l’Autre qui intervient comme mauvaise rencontre pour le sujet dont il s’en suit le déclenchement de la psychose.

En ce qui nous concerne dans le cadre de cette journée, on va tenter de rendre compte des décompensations telle que la psychiatrie les a décrites, afin de montrer comment la « mauvaise rencontre » qui est un autre nom de l’Autre en fait partie. Je vous invite à jeter un coup d’œil à certains textes, Pinel dans sa Nosographie estimait que les périodes les plus propices à l’entrée dans la psychose s’ancraient dans une perspective développementale des passions, c’est-à-dire de la jouissance. Pour Esquirol, « A l’adolescence les passions se déchaînent, la manie est plus fréquente ». Adolescence, puberté, il en ressort au cours de cette période de l’enfance, que le rapport à l’Autre se précise.

La définition phénoménologique de la paranoïa évoque le postulat d’un sujet drapé dans sa certitude orgueilleuse mégalomanïaque ayant identifié la jouissance au lieu de l’Autre. Face à cette conviction d’être joui par l’Autre, le paranoïaque donne corps à cet Autre, et en appelle à la construction d’un discours qui reste évidemment hors discours, car tout discours comme le rappelle Kojève et ensuite Foucault est un dispositif productif où la vérité change de place selon les institutions où il s’inscrit, volonté de vérité. La production suppose l’opération de séparation. Or chez le paranoïaque son discours – fait discorde car il est installé dans le champ de l’aliénation, de la fixité sans possibilité de changement de place ; il s’agit alors non pas d’un discours mais en jouant avec les mots on dirait plutôt un discord sur la jouissance.

Le discord sur l’Autre malveillant : les figures de jouissance de ce discord

Je vais tâcher d’énumérer quelques-uns des éléments sur lequel l‘atelier a travaillé et qui seront exposés ce matin et cet après-midi et qui déclinent les figures de la jouissance présentes dans le discord paranoïaque :

1 En deça de la paranoïa : « Le sentiment d’hostilité ambiant » : pas toujours incarné lorsque le discord n’est pas encore consistant. L’hostilité est l’agressivité mais diffuse, comme ressenti d’une menace, la méfiance.

2 La cause de l’Autre : face à l’Autre, le névrosé dans ses actes se pose comme fautif donc coupable, le paranoïaque se pose comme persécuté et plus radicalement comme « innocent persécuté » (Rousseau). Le névrosé peut se vivre coupable, le paranoïaque se croit innocent, donc victime. Persécuté, il affirme son innocence, et accuse. Discord de l’aliénation à un Autre jouisseur. Des reproches lui seraient adressés, mais il ne croit pas, qu’il pourrait l’atteindre. Il veut alors asseoir une position de protestation où il déclare avec véhémence un vif sentiment d’injustice qui culmine dans la construction d’un complot, d’où la dénonciation, le recours aux tribunaux, etc.

3 Le mode d’énonciation paranoïaque : enfin, sur une modalité pulsionnelle, pour le paranoïaque, la voix « sonorise » le regard veut dire qu’elle « sonorise » le regard, du coup le regard s’entend, là où la voix ne devrait pas se faire entendre. Pour le sujet, normalement, sa voix est étrangère à lui, inaudible. La voix est extraite. La voix est soumise à la castration, lui permettant d’incorporer le ou les signifiants et de prendre ainsi la parole. En revanche pour le paranoïaque la voix n’est pas extraite, elle reste présente, emmurée dans le regard du sujet. Elle se colle au regard, elle ne peut se faire entendre. Elle se manifeste alors dans la certitude holophrastique par l’entremise de l’automatisme mental qui s’impose avec une force contraignante ou comme un parasite encombrant. Elle témoigne alors de la volonté maligne de l’Autre.