Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

La pratique de la cure : Etats-limite versus psychose ordinaire

Clément FROMENTIN

Deux vignettes cliniques nous serviront à aborder cette question de la pratique de la cure, dont la première :

« Au milieu de la séance, le patient commence à hurler des obscénités au thérapeute tout en se couvrant les oreilles. La première intervention du thérapeute est : « Vous devez cesser de hurler pour que nous puissions continuer la séance. En criant et en couvrant vos oreilles, vous ne pouvez pas m’entendre ou me permettre de vous aider ». Une fois que le patient met fin à ce comportement, le thérapeute interprète celui-ci, en disant : « Vous êtes très en colère contre moi et en même temps, vous voulez me mettre dans une position où je ne peux pas vous aider, ce qui justifie le fait que vous soyez encore plus en colère ».

Voici maintenant la seconde situation clinique :

« Le patient formule : « tu vas mourir ! je vais te tuer ! » (…) Il se retourne contre moi et m’adresse, le phallus érigé : « On fait l’amour ». … Il lance ensuite des revues de femmes déchirées en deux et ses écrits sur une terrasse avec comme simple explication « je fais un cerf-volant ».

La thérapeute intervient : « A la fin, un certain rapport à Dieu, déjà existant, resurgit dans ses chants liturgiques, l’évocation de Saint-Etienne et des passages à l’acte séducteurs, très sexués, sur des pensionnaires dont le patronyme inclut le signifiant « Dieu » ».

Le patient lâche prise et s’apaise. La thérapeute commente : « La parole sans signification arrête la fuite métonymique… Le hors-sens se présente comme un traitement de la jouissance ».

La première citation est extraite du manuel de thérapie psychodynamique des personnalités limites d’Otto Kernberg publié en 1989 ; la seconde est une publication du Champ Freudien, un conciliabule sur les effets de surprise dans les psychoses, qui s’est déroulé en 1997.

Ces deux vignettes cliniques concernent l’une et l’autre des situations de passage à l’acte, des situations courantes chez les patients dits difficiles, au cours desquelles une urgence particulière convoque la parole de l’analyste. Mais la ressemblance ne va pas plus loin, car tout sépare ces deux interventions qui dessinent une frontière entre deux types d’exercice de la psychanalyse. D’un côté une psychanalyse dite « orthodoxe », qui revendique les concepts d’états-limites et de borderline, qui s’appuie sur une littérature très vaste, et dont les principaux théoriciens en France sont Green, Bergeret ; Bion, Kernberg, Searles, Winnicott étant les spécialistes reconnus dans les pays de langue anglaise. De l’autre côté, un courant psychanalytique qui s’origine de la rupture de Lacan avec l’IPA en 1953, qui rejette ces concepts cliniques mais qui ne manque pas de s’interroger sur ces cas aux limites de l’analysable que sont les « psychoses ordinaires ».

Je vous propose donc de confronter ces deux conceptions de la psychanalyse, en les considérant à partir de leurs pratiques cliniques.

1 – Du côté de l’IPA

Ferenczi, est le premier, dès le début des années 1920 à prendre conscience des limites rencontrées dans le traitement des cas difficiles, et à proposer des modifications du cadre thérapeutique. Par la suite, le développement théorique qui a conduit à conceptualiser l’originalité du fonctionnement des états-limites et des borderlines a systématiquement été associé à une réflexion technique. Les difficultés posées par les dynamiques de déni, de clivage, les angoisses d’abandon et les tendances au passage à l’acte obligent à une redéfinition des modalités d’intervention en séance. De fait, le terme même de cure analytique est abandonné : on lui préfère celui de psychothérapie analytique (Searles), de psychothérapie expressive (Kernberg), voire de psychothérapie expérimentale (Winnicott). Ces psychanalystes s’inscrivent dans la tradition du pragmatisme anglo-saxon et ils sont rapidement amenés à formaliser leur maniement de la cure et du transfert sous la forme de manuel ou de guide-line qui permet une harmonisation des pratiques.

Si l’importance du cadre thérapeutique est conservée, celui-ci n’est pas maintenu avec la même fermeté que pour la cure d’un névrosé. Ce cadre exige d’être assez contenant pour prévenir le « chaos intérieur » des patients, notamment par l’aménagement d’un face-à-face qui joue le rôle de pare-excitation. Si toute intervention dans la réalité est bannie au nom de l’exigence de la neutralité technique, quelques ajustements restent possibles. Winnicott, qui théorise l’importance de la régression chez les patients les plus « perturbés », justifie des attitudes de « management » ; il laisse du thé, du lait et des petits gâteaux à la disposition de ses patients.

Le maniement du silence dans le transfert est un point qui fait débat. Pour Searles, le silence prolongé de l’analyste, parfois pendant des années, est le meilleur moyen de se prémunir de la survenue d’un transfert négatif trop menaçant. Pour Winnicott ou Green, le silence de l’analyste risque d’être vécu par le patient comme la répétition d’un traumatisme, comme un silence de mort, un vide angoissant. Ils conseillent donc une verbalisation mesurée, à condition qu’elle soit non-intrusive – par exemple en ne faisant que reprendre les mots du patient – de façon à pouvoir suppléer à la carence de soins maternels, en recréant ce qu’Anzieu appelle une « peau de mots ».

L’analyse du contre-transfert reste indépassable, de même que celle du matériel non-verbal (c’est-à-dire l’expression gestuelle et les émotions du patient). Ceci tient aussi à la reconnaissance que « la pensée et le discours, associatifs, sont en échec ». En effet, précisent Régine Prat et Paul Israël dans un article récent de la RFP, « le langage verbal est dans l’incapacité de vectoriser, (…) les productions psychiques, leurs mouvements intratopiques et leur articulation avec les affects ». (1)

Le pilier de l’analyse des EL repose sur l’interprétation du transfert. L’interprétation régulière du transfert prend la forme d’un mouvement dialectique qui permet la réintégration des états archaïques de dissociation du moi. Le but est d’aboutir à une « vision meilleure et plus juste du soi et du monde objectal ». (2).

Cependant, ces interprétations ne doivent pas être intempestives. Il faut parfois attendre plusieurs années de traitement avant qu’elles ne s’avèrent possibles. Elles peuvent d’abord consister en de simples confrontations : ce sont des interventions qui soulignent les aspects conflictuels et discordants du matériel.

Par exemple : « Vous avez rejeté de façon immédiate – sans même prendre le temps de réfléchir – toutes les observations que j’ai faites pendant cette séance, et, en même temps, vous n’arrêtez pas de dire que vous n’obtenez rien de moi. Qu’en pensez-vous ? ».

Les interprétations visent au contraire à relier « le matériel conscient » avec les motivations inconscientes qui sont induites ou supposées de la part de l’analyste. J’en donnerai deux exemples :

« Je pense que vous tentez de me provoquer pour que nous nous disputions afin de vous protéger contre l’émergence de fantasmes sexuels à mon égard. Qu’en pensez-vous ? ».

ou encore :

« Fouetter des prostituées et jouer au dur avec moi ont une fonction similaire, celle de vous conduire en macho comme votre père, plutôt que de vous rendre à vos fantasmes : que je m’occupe de vous et d’être pénétré sexuellement par moi. Cela répète votre désir infantile de remplacer votre mère dans la vie de votre père, tout en vous soumettant à lui sexuellement ». (3)

2 – Du côté des lacaniens

Je n’aborderai pas les spécificités propres à la cure lacanienne : séance à durée variable – scansion – interprétation allusive – interprétation signifiante, etc… mais uniquement les aspects propres à la cure des psychotiques.

Remarquons tout d’abord, qu’en dehors du cas Aimée, Lacan n’a pas laissé d’écrit éclairant sa propre pratique dans le traitement des psychoses. Il n’a pas laissé le témoignage de ses coups mémorables, comme les grands joueurs d’échecs. Si le séminaire sur Joyce est l’exemple de mise en œuvre d’une suppléance, celle-ci n’est pas due à la rencontre avec un analyste, mais à la mise en circulation du travail d’artiste de Joyce. En ce qui concerne le travail avec les psychotiques, Lacan a donc laissé à ses élèves le soin d’inventer.

De la même façon que pour les « freudiens », le repérage de la place du psychanalyste est essentiel. Ainsi, contrairement à eux, et contrairement à ce qui opère dans la névrose, celui qui occupe la place du sujet savoir n’est pas l’analyste : c’est le patient. Le psychotique met rarement le psychanalyste en position de lui apprendre quelque chose sur lui-même et quand il le fait, c’est qu’il le place en position imaginaire, en figure de persécuteur, ce qui interdit toute poursuite du traitement. Comme le dit M. Czermak « les psychotiques résistent mal au transfert ».

La raison est qu’avec le psychotique, il faut plutôt user du savoir-faire que du savoir. Une première dimension du traitement est d’aider ces sujets qui mènent souvent des existences marginales, à soutenir un lien social, en les aidant à s’insérer dans un discours. Parfois le seul partenaire du psychotique, c’est l’analyste. D. Rouillon conseille donc d’être « une personne aimable, avenante, vers laquelle on a envie d’aller, pour se poser une minute ». (4) Une telle psychanalyse prend l’allure d’un dialogue, d’une conversation. Par exemple pour les patients qui sont très marqués par le vide, par une position dépressive, l’analyste va avoir tendance à soutenir les rares aspects de l’existence du patient qui les tiennent encore vivant. Ainsi, on a des cas cliniques où les analystes se mettent à parler avec leurs patients de littérature, de jardinage ou de judo. Favoriser cette prise de parole n’est évidemment pas laisser délirer le patient, c’est au contraire parier sur ce qui peut le sauver. Cette façon de faire se trouve évidemment aux antipodes de ce qui est proposé chez les freudiens.

Une anamnèse soigneuse est essentielle pour repérer les coordonnées subjectives qui doivent faire redouter la menace d’un débranchement. Ce repérage éclaire rétrospectivement sur l’élément qui faisait « branchement » pour ce sujet, et permet de diriger la cure dans le sens d’un éventuel « rebranchement ». (5) Mais l’analyste peut aussi se positionner très clairement par rapport à certains choix du patients :

Cet aspect est illustré par un cas de JC Maleval, qui rencontre un sujet qui consulte car sa frénésie sexuelle consume son existence et met en péril l’équilibre de son couple. Si l’analyste intervient, ce n’est pas pour lui révéler le sens inconscient de cette conduite. Il ne se met pas non plus en position d’interdire ces relations extraconjugales, il soutient au contraire une relation platonique, via internet. Et au lieu de multiplier les rencontres, il se met à investir une seule relation, ce qui contribue à l’apaiser.

Ainsi, vous avez une intervention complètement différente de celle de tout à l’heure qui était d’interpréter les passages à l’acte à partir d’une explication du fantasme du patient. Car concernant l’interprétation, la position de Lacan est claire : le psychotique n’a pas besoin d’un analyste pour interpréter, puisque chez lui, le sens est produit toujours en excès, et il convient plutôt d’arrêter le sens qui se dévide sans trouver de point d’arrêt. Dans la psychose, l’inconscient est à ciel ouvert et il n’est pas nécessaire de susciter une élaboration sur l’inconscient qui ramènerait le sujet du côté du réel, du pire.

Un travail à partir du langage reste possible, mais il n’est pas sans poser problème : car comment peut-on interpréter quand le Nom-du-Père fait défaut pour stabiliser les significations ? et de quelle façon une élaboration langagière peut-elle servir à contenir la jouissance du symptôme ?

Une des premières solutions est donc d’aboutir à un délire systématisé, c’est-à-dire un système explicatif qui sert au sujet à organiser un monde et à offrir un soutien à sa subjectivité. C’est ce qu’on appelle la paraphrénisation.

Un autre travail est possible à partir du signifiant, à partir d’un usage particulier de la langue permettant de cerner la jouissance. En l’absence du Nom-du-Père, c’est-à-dire celui qui assure la stabilisation signifiant/signifié, la signification phallique disparaît et le sujet est envahi par des phénomènes innommables. L’enjeu de la cure est donc d’aboutir à une opération de stabilisation, à une sorte de néo-métaphore qui repose sur un NdP « non-standard » (JA Miller). Cette opération s’effectue par un travail de nomination, de traduction du signifiant et en particulier des phénomènes élémentaires. Comme l’indique E. Laurent, se faire un nom, c’est aider le sujet à « n’avoir pas d’autre être que cette traduction même ». (6) Et dans le meilleur des cas, ce travail peut aboutir à une suppléance, c’est-à-dire à une solution subjective qui permet de faire tenir ensemble les éléments de la chaîne borroméenne.

Conclusion

Cet exposé est évidemment trop succinct, très rapide et demanderait d’autres développements, cependant les différences sont flagrantes.

D’un côté, la cure freudienne des états-limites repose sur une conception des symptômes qui renvoie d’abord à leur dimension transférentielle et qui semble évacuer tout ce qui concerne la pulsion. La dynamique du traitement soutient l’hypothèse que le patient pourrait se réapproprier un point de vue rationnel et objectif sur lui-même correspondant à celui de l’analyste.

Du côté des lacaniens, il ne s’agit plus de viser la réappropriation de significations qui resteraient issues du sujet. Il s’agit d’opérer sur la jouissance de façon à la limiter, avec un nouage propre au sujet, qui fait de l’existence une invention singulière pour chacun.

Cette séparation entre deux conceptions de la psychanalyse n’est donc pas qu’un « simple » changement de paradigme ; cette séparation se fonde sur des pratiques qui les rendent inconciliables. A tel point qu’on peut se demander ce qui continue à soutenir l’idée de la psychanalyse au singulier, comme si elle était unique et homogène.

(1) Régine Prat et Paul Israël, RFP, mars 2011, p. 485.

(2) Kernberg, O. 1995, p. 9.

(3) Kernberg, O. 1995, p. 18.

(4) IRMA, La psychose ordinaire, p. 361.

(5) Idem, p. 14.

(6) Laurent, E. (2003), p. 17.