Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

“L’appropriation de la fonction de psychologue, entre contraintes et libertés” – 2eme Après Midi de l’atelier “Psychologues à l’oeuvre” – La clinique de la rencontre

AME APO 16.06.2012 Visuel
Camille ROUTIER

J’exerce ma pratique de psychologue clinicienne au centre pénitentiaire de Liancourt, dans ce cadre particulier, qu’est le milieu carcéral.
Nous tentons de créer, au cœur des contraintes qu’implique la rencontre au sein l’institution pénitentiaire et du cadre judiciaire, un espace et un temps de soin psychique, un espace d’accueil pour la parole du sujet, respectueux de sa temporalité propre. Ce que nous co-créons avec les patients, dans un dispositif que je dirais “classique” qu’est l’entretien clinique, c’est un espace potentiel où nous invitons le sujet détenu à trouver ou à retrouver le plaisir de la rencontre avec un autre, le psychologue, et au sein de cette rencontre, la possibilité d’un échange, de la verbalisation des émotions et des souffrances. Nous tentons d’y créer en la partageant l’élaboration de pensées, de fantasmes, d’une capacité d’introspection, pour une rencontre peut-être inédite avec soi-même.

Aujourd’hui je travaille à la Fédération de Soins aux Détenus, qui est un service du CHI de Clermont de l’Oise dont une unité est implantée au CP de Liancourt (une autre à la MA de Beauvais et de Compiègne). Nous sommes donc assez clairement identifiés comme soignants par les détenus que nous rencontrons, bien que nous intervenions au sein de la prison, dans une forme de partenariat Soin-Justice avec l’Administration Pénitentiaire.

Telles ne furent pas les conditions dans lesquelles j’ai pu m’inscrire au moment de ma première prise de fonction, un an auparavant.
En effet, j’ai été psychologue clinicienne de la PJJ, Protection Judiciaire de la Jeunesse, pendant une année, dont 4 mois en Centre Educatif Fermé, puis 7 mois en “milieu ouvert”, dans un Centre d’Action Educative.
Ces expériences se sont révélées très enrichissantes et formatrices en ce qu’elles ont suscité chez moi de nombreux questionnements éthiques et cliniques. Ces réflexions ont nourri mes prises de position professionnelles au sein d’une pratique à plusieurs, en équipe pluridisciplinaire, et face à une administration judiciaire, qui pourrait parfois tendre à instrumentaliser la parole du psychologue, investi comme expert, ou au contraire, à faire peu de cas de la parole et de la position singulière qu’il occupe, de par sa fonction.
Comment proposer, créer un espace de rencontre avec les mineurs dits “délinquants” placés sous main de Justice? Au regard de ses missions définies par le cadre judiciaire dans lequel il s’inscrit, qu’est-ce que le psychologue clinicien est-il légitime de proposer à ces jeunes au sein de cette potentielle rencontre? “Estampillé” psychologue de la Justice, comment et jusqu’où le psychologue peut-il parvenir à s’extraire de cette identification pour susciter une rencontre, un échange avec les jeunes? Quels balbutiements, quelles erreurs permettent au jeune clinicien d’apprendre son métier dans la rencontre avec le sujet et sa singularité?
I. Les missions multiples du psychologue PJJ, un travail d’équilibriste pour une position “paradoxale”, au-dedans et au-dehors de l’institution, dans une relative autonomie

Le psychologue exerçant à la PJJ “contribue à l’action éducative”:
Sa 1ère mission: conduire des actions cliniques (prise en charge indiv et/ou collective des jeunes en y incluant si nécessaire la famille; conduire des entretiens cliniques et soutenir l’élaboration psychique)
Sa 2ème mission: avoir un rôle de conseiller technique auprès des professionnels éducatifs (promouvoir et organiser le travail en liaison avec ses pairs et les professionnels de Santé – orientation soins en externe; apporter un éclairage clinique au sein de l’équipe pluridisciplinaire sur la situation individuelle et collective des jeunes)
Sa 3ème mission: réaliser des évaluations et/ou des diagnostiques psychologiques (repérer les éléments de personnalité du jeune et leurs interactions avec la dynamique familiale et sociale; rédiger des écrits professionnels dont il assume l’entière responsabilité, il en est le seul signataire, ses écrits sont transmis sous couvert du directeur de service; transmettre au magistrat les éléments nécessaires à sa prise de décision; recueillir et analyser les demandes institutionnelles qui lui sont adressées. sensibiliser aux aspects spécifiques de ses interventions)
Sa 4ème mission: veiller à maintenir ses connaissances à jour (le temps FIR; assurer la fonction de référent de stage)

“Dans le cadre de ses missions, il est autonome dans l’exercice de ses fonctions quant à ses choix théoriques, ses méthodes, ses outils de travail. Il se réfère au code de déontologie de la profession dans ses pratiques. Sa fonction nécessite un lieu spécifique qui garantisse la confidentialité de ses entretiens.”

Ainsi, la fiche de poste du psy PJJ quadrille, définie clairement l’ensemble de ses missions tout en lui octroyant la liberté des moyens qu’il souhaitera mettre en œuvre afin de les remplir.
Où on pourrait déceler les modalités d’une “communication paradoxale”, notion développée par Harold Searles dans son article maintenant célèbre “L’effort pour rendre l’autre fou” (1959), l’apparente paradoxalité de la position et de l’activité professionnelle décrite dans la fiche métier du psychologue PJJ recèle pourtant un potentiel créatif et structurant.

Dans Paradoxes et situations limites de la psychanalyse (1991), René Roussillon souligne, au sujet de la communication paradoxale, qu’ “à côté de ses effets déstructurants et dans la logique même de cette déstructuration, de cette déliaison – nécessaire dans tout processus nouveau de reliaison et de changement – lorsqu’elle reste partielle, ce sont les effets créatifs du paradoxe qui peuvent être mis en évidence” (p. 60) Il se réfère alors à “la théorie de la place du paradoxe dans la vie psychique et dans le processus de maturation” que développe Winnicott. Il s’agit de la paradoxalité de l’objet transitionnel, crée pour être trouvé dans le jeu où se rencontrent deux espaces psychiques.

Pour la clinicienne en devenir que j’étais, que je suis encore je l’espère, en quoi donc, ces premières expériences au sein de la PJJ ont-elles pu représenter un espace transitionnel, où la dimension paradoxale de ma fonction telle qu’elle m’a été décrite a pu stimuler et étayer le processus de maturation professionnelle, initié au cours de ma formation universitaire?

II. Comment inventer le métier de psychologue en CEF? Rencontrer Daniel…

Le CEF accueille une dizaine d’adolescents délinquants multirécidivistes ou multiréitérants, âgés de 13 à 16 ans, judiciairement placés par le Juge des mineurs pour une période de 6 mois renouvelable une fois. Ce placement est supposé permettre à ces mineurs de respecter leur mise sous contrôle judiciaire ou leur condamnation à une peine en sursis avec mise à l’épreuve tout en bénéficiant d’un suivi éducatif et pédagogique renforcé et personnalisé.

Lorsque je prends mon poste au CEF, Daniel a 14 ans, il y est placé depuis déjà 3 mois dans le cadre de l’aménagement d’une peine de prison ferme qui a été prononcée suite à un vol de véhicule et consommation de stupéfiant (résine de cannabis) en récidive. Depuis son arrivée, il a été l’auteur d’agressions physiques sur deux autres jeunes du CEF, ainsi que sur un éducateur. Il apparaît en grande difficulté et en souffrance face aux débordements de la violence qui l’anime, et s’il se montre agressif dans le lien à l’autre, il s’effondre dans un mouvement dépressif suite à ces tensions paroxystiques. Il refuse de rencontrer un psychologue parce que, je le cite, “si c’est pour dire que je me suis fait défoncer toute mon enfance ça sert à rien!”.

Au cours des premières semaines de ma présence au CEF, j’erre quelques peu entre mon bureau, dans la partie administrative du bâtiment, et l’espace de vie collective, dans la partie éducative. J’observe et j’apprends ainsi à connaître tant les jeunes que mes collègues éducateurs lors d’échanges informels, en participant à la vie du foyer. Daniel demeure distant, méfiant, à l’écoute et observateur des échanges que j’ai avec les autres, il y reste néanmoins extérieur. Je lui ai été présentée, ainsi qu’à d’autres, par le directeur comme étant sa “psychologue référente”. Je représente donc un interlocuteur désigné s’il souhaite parler, s’il a des questions, je suis alors également, avec ses éducateurs référents, celle qui participera à transmettre au magistrat la qualité de son évolution au sein du CEF.

En effet, un rapport éducatif et psychologique concernant la qualité de l’investissement du placement par le jeune est attendu par le magistrat en début de mesure, soit deux mois après son arrivée, puis en fin de mesure, soit un à deux mois avant la fin du placement. Aussi, un mois après mon arrivée, il m’a donc été demandé de rédiger un écrit rapportant quelques éléments d’analyse psychologique concernant le comportement de ce jeune, son positionnement dans le groupe de pairs, ainsi que par rapport à l’équipe éducative, aux règles de la vie collective etc… Désireuse de remplir les missions définies par ma fonction et soucieuse de ne pas rédiger un rapport sur la seule base de la consultation du dossier du jeune et du discours éducatif, partagé lors des réunions d’équipe et de synthèse, je propose un entretien à Daniel. A ma grande surprise, ainsi qu’à celle des éducateurs, il l’accepte et m’accompagne dans le bureau du psy, en attendant que l’activité de l’après-midi ne commence.

Il s’installe face à moi, évite mon regard la plupart du temps, mais répond d’abord assez volontairement à mes questions. Sur le ton de l’humour et de l’auto-dérision, je lui demande pour quelles raisons il n’aime pas les psys, comme il l’a souvent déclaré, en ma présence, dans l’espace collectif. “C’est parce qu’ils racontent après des trucs qu’on leur a dit qu’on voulait pas qu’ils racontent.”, m’explique-t-il. J’en profite alors pour reprendre avec lui la notion de confidentialité à laquelle je suis tenue dans le cadre de ma fonction, tout en lui exposant mon rôle d’articulation, de transmission limitée, tant avec les éducateurs qu’avec le magistrat notamment, par l’intermédiaire de l’écrit. Au regard de l’ambiguïté de cette position qu’est la mienne, je lui propose une prochaine rencontre, afin d’échanger avec lui sur le contenu de ma transmission au magistrat. Ce qu’il accepte, non sans un certain scepticisme à mon égard…
Je lui propose alors de partager avec moi son expérience au CEF. “C’est la merde le CEF! (…) Avec les autres jeunes? pfff, de toute façon y’en a pas un qui viendrait essayer de me faire ch…, ils ont tous peur de moi!”, fanfaronne-t-il. Aime-t-il ainsi qu’on aie peur de lui? Les conflits ne peuvent-ils pas être parlés, au lieu de se résumer à un rapport de force physique et violent? “Avant je parlais, déclare Daniel, et puis j’ai pris des coups… alors maintenant je tape! De toute façon, je m’en fous, je vais me barrer d’ici et rentrer chez moi, je serai tranquille…”. Voyant que ce sujet le renvoie à une saturation de multiples placements prononcés par l’ASE depuis ses 2 ans (foyers, familles d’accueils qui l’ont éloigné du domicile familial durant toute son enfance au regard des carences éducatives, affectives, de la violence paternelle et de la fragilité extrême de sa mère), je demande à Daniel comment s’est passé l’audience avec la juge, qu’il a rencontrée récemment concernant une nouvelle affaire. “J’en ai rien à foutre du juge!”, me rétorque-t-il. Les éducateurs m’ont informée que le jeune se montrait particulièrement opposant à cette juge qu’il retrouvait, adolescent pour le jugement de ses actes délinquants, après l’avoir rencontrée dans le cadre d’une instruction pour des faits d’abus sexuels dont il aurait été victime enfant, dans la famille d’accueil où il était alors placé, sans que la plainte aboutisse à la condamnation du père de la famille d’accueil pour des raisons demeurées floues.
Au fur et à mesure, au cours de l’entretien, Daniel qui me faisait face à son arrivée, se ferme de plus en plus, il plonge son regard vers le sol qu’il fixe, il fait le dos rond et se tourne sensiblement en direction de la porte de sortie jusqu’à me montrer uniquement son profil. Je me permets alors, bêtement, prématurément, de lui demander si cela changerait quelque chose pour lui s’il s’agissait d’un autre magistrat. Daniel me répond, laconiquement, que ce serait pareil, puis s’arrêtant sur les implications de ma question, s’indigne “vous avez lu mon dossier? Et si je veux pas, vous avez pas le droit!”. Je lui explique que ça fait partie de mon travail ici avec les éducateurs, que c’est pour cela que je lui en parle, pour essayer de comprendre avec lui, les raisons de sa colère. Mais c’est bien évidemment trop tard, Daniel se sent trahi une fois de plus par l’adulte, il refuse l’idée d’un prochain entretien, et quitte mon bureau.
Suite à cet assaut de ma part, je cherche comment réparer cette violence faite au jeune, sous prétexte de vouloir respecter les échéances imposées par le cadre judiciaire de mon intervention. Après m’être torturé l’esprit toute la nuit, je décide finalement que je proposerai mes excuses au jeune dès le lendemain matin. Il accepte mon invitation à lui parler quelques secondes dans le couloir, en marge d’une activité récréative, et écoute mon “mea culpa” avec attention. Daniel y met un terme en concluant “Bon, ça va, on va pas en faire tout un fromage!”, puis retourne à son activité.

Cette reconnaissance de ma propre violence, de ce passage à l’acte en quelque sorte à son égard accompagné de mes excuses aura-t-il permis qu’une autre rencontre puisse avoir lieu, au-delà d’un lien à l’autre perçu par Daniel comme un rapport de force? Toujours est-il que cette erreur de débutante m’a encouragée à aller chercher ailleurs, à créer différemment un espace de rencontre avec les jeunes, en dehors de ce bureau, de la relation duelle si angoissante pour la plupart d’entre eux. C’est dans des moments d’échanges informels, dans le jeu que j’ai pu proposer un lien, des échanges rassurants à Daniel: en échangeant quelques passes de foot sur la terrasse, au poker, au babyfoot dans l’espace collectif, parmi les éducateurs.
Un jour, précédant un retour au domicile maternel pour le week-end, au détour d’une discussion à ce sujet dans le salon, Daniel me rétorque: “Mais y’a pas des entretiens pour parler de ce genre de chose?”. Suite au dernier entretien, bien que nous ayons appris à nous connaître, qu’une relation de confiance se soit installée, je n’osais pas encore lui proposer une nouvelle rencontre en entretien: c’est bien lui qui m’a indiqué le moment où il s’est senti prêt pour cela. Nous avons donc convenu de prendre ce temps de parole après le goûter.
A la fin du goûter, je passe dans le bureau des éducateurs, Daniel me voit et m’accompagne sans rien dire vers la porte qui nous mène à la partie administrative, puis au fond du couloir, à la porte de mon bureau. Lorsque j’insère la clé dans la serrure, Daniel lance “On va en entretien là?”, “J’ai bien l’impression que oui!”, lui répondis-je, “Ouai, on est sur la route là…” ajouta Daniel. En passant devant la porte du chef de service, Daniel l’interpelle avec humour: “Regardez-moi bien, c’est la première fois que je rentre dans ce bureau hein!”.
Nous nous installons, et discutons de ce week-end chez lui qui l’attend. Puis Daniel aborde l’objet de son angoisse lié au fait de ne pas être chez lui pour protéger sa mère et ses frères et sœurs: “Mon père il va bientôt sortir de prison… Ma mère elle a peur…”. Puis il me fait le récit des violences extrêmes dont il a été témoin et victime de la part du père sur sa mère et l’ensemble de la fratrie. “Je l’aimais bien mon père avant, mais maintenant j’ai compris qu’il en avait rien à foutre de moi…Je le tue moi s’il essaye de nous emmerder!” Il me demande alors une feuille et se met à dessiner un portrait, un autoportrait? C’est le portrait d’un gitan, comme sa mère issue de la communauté des gens du voyage. Il commente les oreilles et le masque qu’il dessine au personnage, “pour pas qu’on sache qui il est”, dit-il. Le personnage a des cicatrices multiples au visage, il saigne du nez, ses vêtements sont arrachés comme après une lutte. Pourtant, le sourire qu’il arbore, le masque et l’arme qu’il porte lui donne pourtant des allures de héros…

III. Comment inventer le métier de psychologue dans un service d’Action Educative en Milieu Ouvert? Valérie, de la violence aux larmes…

J’y décris la rencontre avec Valérie, et ce qui a pu émerger de cet échange: la mise en sens d’un désinvestissement totale de sa scolarité, de son errance, de sa violence. Il s’agit ici de montrer comment une Investigation à Orientation Educative a pu permettre au sujet d’investir un espace d’écoute et de verbalisation d’une perte insoutenable, d’un deuil impossible, d’un processus de subjectivation figé pour une adolescente en souffrance.

Le psychologue clinicien exerçant dans un Centre d’Action Educative en Milieu Ouvert de la PJJ participe principalement à la réalisation des IOE, Investigations à Orientation Educative, ordonnées par le Juge des Enfants, suite à un signalement concernant un mineur en danger et/ou un mineur ayant commis des actes délictueux. Avec un éducateur et une assistante sociale, il dispose de 4 à 6 mois pour rencontrer le mineur, ses parents, la fratrie, dans l’institution ou en visite à domicile à plusieurs reprises, afin qu’à l’issue des entretiens et d’une réflexion menée en équipe pluridisciplinaire, il puisse proposer une analyse du comportement de l’enfant ou du jeune, du fonctionnement familial et ainsi une orientation éventuelle vers des soins, vers un accompagnement éducatif adapté. En cela, le rapport qu’il rédige aide à la prise de décision du magistrat en terme d’orientation pour une mesure éducative, il est même parfois amené à participer aux audiences de fin de mesure, au tribunal pour enfants.

En ce qui concerne Valérie, âgée de 15 ans et demi lorsque je la rencontre, l’intervention d’une mesure d’investigation à orientation éducative est motivée par sa déscolarisation totale depuis un an, ainsi que par des suspicions de conduites addictives (alcoolisation, consommation de cannabis), liées à des troubles du comportement (violence en milieu scolaire, errance dans les rues de sa ville avec d’autres jeunes). Le magistrat souligne que le père se trouve débordé par ces problématiques manifestées par la jeune fille: il travaille beaucoup et élève seul Valérie et son grand-frère, jeune majeur, depuis le décès de leur mère, 6 ans auparavant, suite à une profonde dépression.
Lors du premier entretien, Valérie se montre très inhibée, elle peine à articuler quelques mots, évite mon regard de manière significative, bien qu’elle ne s’oppose pas à l’échange. Valérie est métisse aux yeux bleus, son père étant d’origine martiniquaise; elle porte des vêtements de sport, plutôt amples, lui donnant une allure de “skateur”.
Je lui présente l’objet, le sens de nos rencontres à venir. Elle écoute attentivement, puis évoque son rejet de l’école, ses lacunes dans les apprentissages qui la mettent en échec, ses difficultés d’intégration au sein de la classe, notamment liées à son métissage moqué par ses camarades de classe. Valérie concède que parfois, elle a “un peu foutu le bordel en classe, mais pas méchamment, pour rigoler”, mais que c’est surtout parce qu’elle se bat souvent qu’elle a été exclue de l’établissement à plusieurs reprises. Pourquoi s’était-elle battue? “Parce que les gens c’est des bouffons… ils me parlent mal de ma mère, ils l’insultent!”, explique-t-elle. “Tout le monde savait dans le collège, même mes potes on les cherchait là-dessus, par ce que y’en a pas mal que leurs parents ils sont morts aussi…alors on n’arrêtait pas de se battre…”, dit-elle, le regard fuyant sous la table, ses mains triturant son sweet à capuche trop grand.
Je lui demande alors si avec ces amis-là elle peut discuter du fait d’avoir perdu un être proche, comme sa maman. Valérie fait non avec la tête. Elle acquiesce lorsque je suggère que c’est dommage de ne pas pouvoir en parler, puis des larmes perlent sur ses joues, en silence.
Je me permets alors de verbaliser la difficulté d’accepter la mort ainsi prématurée d’un parent, d’une maman, la difficulté également de comprendre les émotions contradictoires qui peuvent émerger en soi à l’égard de la personne défunte. Valérie s’effondre en larmes sur le bureau, je la laisse s’autoriser à éprouver enfin ce chagrin qu’elle retenait en silence depuis si longtemps sans pouvoir le partager avec son frère ou avec son père, le décès de sa mère étant devenu tabou à la maison.
Suite au décès de ses parents, par suicide, la mère de Valérie a été hospitalisée à plusieurs reprises pour soigner sa dépression. Elle a été retrouvée noyée dans un lac après 15 jours de recherche, l’hypothèse du suicide a alors été retenue la concernant également. Valérie avait 9 ans. Le père de Valérie ainsi que les enfants n’ont, d’après lui, pas pu se recueillir sur la défunte lors de son enterrement, sa belle-famille ayant récupéré le corps de la mère de Valérie. Le mariage du père de Valérie avec sa mère n’avait pas été accepté par la famille de sa femme qui avait voulu rompre les liens. Aussi, ils ont souhaité exclure les enfants et son mari de son enterrement.

Ainsi, les rencontres avec Valérie, avec son père, ont permis, au-delà d’une réflexion sur son désinvestissement scolaire, sur sa violence de verbaliser, de partager une souffrance qu’ils éprouvaient chacun intimement, en silence. Le projet d’aller se recueillir ensemble sur la tombe de la défunte a pu se construire. L’investissement dans une nouvelle relation sentimentale a pu être pensée puis acceptée par le père de Valérie ainsi que par ses enfants.

Conclusion

Ainsi, s’il ne se décale pas du cadre judiciaire de son intervention, des contraintes que peuvent représenter les missions du psychologue PJJ dans la rencontre même avec les mineurs et leurs familles, le clinicien risque de se trouver figé dans une position paradoxale, de manquer le rendez-vous dans lequel il peut être tenté de se précipiter.

Il lui revient donc d’utiliser ce paradoxe comme un tremplin créatif pour façonner sa fonction et créer les conditions de la rencontre avec l’autre, tant avec les patients que pour faire sa place au sein d’une équipe pluridisciplinaire. En cela, peut-on dire que ces premières expériences professionnelles représentent pour le jeune clinicien une sorte d’espace transitionnel où il crée autant qu’il trouve sa fonction, son style, dans la rencontre avec l’institution, avec le patient?