Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’articulation entre clinique psychiatrique et travail social : le cas de Mr G

Isabelle ANDREU

Le cas clinique que nous exposons ici pose la question de l’articulation de la clinique psychiatrique, du positionnement thérapeutique et du travail social, en l’absence même de « problèmes sociaux ».

Il s’agit d’un homme âgé aujourd’hui de 33 ans, qui consulte pour la première fois au CMP en juillet 2007, signalé par la psychiatre d’un service universitaire qui le suit après une hospitalisation pour « évaluation diagnostique et thérapeutique dans le cadre d’une dépression atypique évoluant depuis deux ans ». Il a été hospitalisé trois semaines à l’issue desquelles il est conclu : « patient de 29 ans présentant une probable schizophrénie d’évolution déficitaire ».

C’est un homme sans signe particulier, français, célibataire, troisième d’une fratrie de cinq enfants, d’une famille catholique pratiquante. Sa mère est secrétaire, son père est diplômé en gestion. La question sociale se pose déjà pour le père puisque celui-ci, après un licenciement économique il y a vingt ans, a eu beaucoup de mal à stabiliser sa situation professionnelle connaissant des périodes de chômage.

Les deux sœurs aînées travaillent et sont mariées. Son frère cadet et sa plus jeune sœur sont également bien insérés. Il n’y a pas de pathologie psychiatrique connue dans la famille.

Le patient a fait une scolarité brillante, intégrant à 21 ans une grande école d’ingénieur qu’il complète d’une école d’application.

Pourtant il parle de lui avec modestie : « j’étais réservé et discret mais j’étais toujours délégué de classe ; je prenais des responsabilités » « j’étais le moins extraverti de la famille : le vilain petit canard ».

Histoire psychiatrique :

– Les troubles débutent à l’âge de 25 ans avec une première dépression à la fin des études, qu’il attribue à une rupture sentimentale. Pas d’hospitalisation, pas de traitement.

– La première vraie décompensation psychotique intervient dans le contexte du travail ; il parle d’un harcèlement de la part du chef : « je suis un peu l’agneau au milieu des loups et je m’écroule à la fin de ma première mission ». Elle a duré 18 mois et s’achève par une hospitalisation. Il présente des idées délirantes à thèmes mystique et de persécution. Il soliloque, est très angoissé. Un traitement est instauré mais il l’arrête de lui-même assez vite.

– Il est hospitalisé en février 2007, après avoir consulté de lui-même pour évaluation diagnostique. Il présente un tableau assez complet ; il est noté dans l’observation : « contact moyen, ralentissement psychomoteur, hypomimie, discours hermétique, réticence. On retrouve un vécu persécutif, il est sensitif dans ses relations professionnelles. Il décrit une aboulie, une anhédonie, une clinophilie mais il continue à voir des amis. Il existe un doute sur des éléments de dysmorphophobie ». Cette hospitalisation conclue à « une schizophrénie d’évolution déficitaire ».

La prise en charge au CMP débute à l’été 2007, il est déjà traité avec un antipsychotique ; prédominent alors les affects dépressifs et l’angoisse. Il est paniqué parce qu’il est sorti des rails, du chemin qu’il croyait tout tracé devant lui : grande école, un bon travail, une femme, un mariage, une famille. Bien que très apragmatique, il continue de chercher un emploi.

En septembre ses parents l’accompagnent à la consultation. Il va très mal. Les parents décrivent un appartement totalement à l’abandon, en désordre et très sale. La mère dit à cette occasion que l’hygiène corporelle était déjà un problème à l’adolescence. Mais surtout le patient exprime des éléments persécutifs inquiétants : « je suis maudit. J’attire la haine » et des idées suicidaires dans un contexte de lucidité par rapport à son état.

Il est hospitalisé, bénéficie d’un traitement adapté et en fin d’hospitalisation a trouvé un emploi, un CDD d’un an. Il s’occupe de brevets dans un grand organisme de recherche. Il passe la période d’essai, est embauché mais ne se sent pas très efficace. Je le cite : « je ne suis pas la Mercédès qu’il pensait avoir acheté » et il est très inquiet de « décevoir son chef ». Il perçoit le décalage qu’il y a entre son diplôme et ses capacités réelles et il en est mal à l’aise.

À la fin de son contrat il retrouvera un emploi, encore en CDD, puis un autre, mais, en avril 2010, dans un contexte de diminution très importante du traitement, il est réhospitalisé pour rechute dissociative et délirante. On note à l’entrée : « perplexité anxieuse, discours flou, parasitisme mimique, injonctions hallucinatoires sataniques, idées délirantes mystiques. » La symptomatologie s’amende très vite ; il ressort quinze jours plus tard rationalisant ce nouvel épisode aigu : le stress au travail.

Donc à ce point de la prise en charge de ce patient, au bout de presque trois ans, on observe à la fois ses capacités à récupérer, sa volonté constante de s’insérer socialement, ses succès puisqu’il arrive à trouver des emplois qui le satisfont même si ils sont un peu en dessous de son niveau de diplômes, mais aussi la tension que ces différents postes lui procurent et les revers qu’il subit avec à chaque fois une nouvelle période de chômage très anxiogène.

C’est dans le contexte de cette hospitalisation que la question posée ce soir de l’articulation du travail social et du champ psychiatrique va se concrétiser.

À partir de ce moment-là se dessinent deux points de vue, au sens optique du terme : c’est-à-dire que le psychiatre ne voit pas de la même place que l’assistant social mais néanmoins des reflets des autres plans lui arrivent, reflets qui peuvent même l’éblouir et l’aveugler.

– Déjà les collègues de l’unité d’hospitalisation qui ont à faire avec le patient au moment où la maladie le déstructure le plus ont une vision plus pessimiste

– Puis commence à circuler l’idée que le patient est sans doute incapable de tenir un travail et que c’est au moment où la période d’essai se terminait qu’il a rechuté, sans doute signe inconscient qu’il ne se sentait pas d’assumer cet emploi

– Enfin qu’il faut l’orienter vers une reconversion ou tout au moins vers un travail qui tienne mieux compte de sa maladie et moins de son niveau d’études. En somme on est dans une dynamique de l’aider à faire son deuil d’une position sociale en adéquation avec son diplôme.

– Mais surtout, ce qui est plus troublant, ce sont les éléments que me rapporte son assistant social dans les mois qui suivent sa sortie de l’hôpital : il y a là des « faits objectifs » qui font épreuve de réalité non plus pour le patient, mais pour son psychiatre ! En effet Mr G est décrit comme inadapté « socialement » : il est complètement perdu dans ses papiers, il n’y comprend rien, il est incapable de remplir une feuille de sécurité sociale et de plus il en est très angoissé.

À partir de ce moment le poids de « l’objectivité » de cette observation sociale a transformé l’observation clinique et modifié la direction de la prise en charge, obligeant le psychiatre à tenir compte de cette incapacité et à suggérer au patient une réorientation professionnelle dont celui-ci ne voulait pas.

S’articuler quand on partage le même avis sur la clinique que l’on observe, que l’on fait la même analyse de ce que le patient nous donne à voir, ne pose pas de problème, le point de vue psychiatrique et le point de vue social vont dans le même sens, se complètent.

Mais quand l’observation est réellement différente, quasi inconciliable, comment faire avec ce que l’on observe dans sa consultation, tout en faisant une place à l’observation sociale si différente ?

Le psychiatre ne peut pas ignorer la réalité sociale de son patient. C’est très différent de la position du psychanalyste dont l’objet de travail est le discours du patient. Ce qui intéressera le psychanalyste c’est le discours du patient sur sa réalité, plus que la réalité. Le psychiatre entend le discours mais doit également tenir compte de la réalité « objective » du patient, celle-là même que l’assistant social nous apporte, voire nous fait découvrir.

En somme on peut poser le social comme principe de réalité pour le patient, comme pour le psychiatre, et notre travail spécifique serait d’accompagner cette épreuve de réalité, c’est-à-dire d’entendre ce que le patient peut en supporter afin de lui permettre de faire ce chemin.

Veiller à ce que cette confrontation avec le social ne soit pas un écrasement du sujet