Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Le temps du silence, pour mieux dire

Le temps du silence, pour mieux dire

Dario MORALES

Se taire non, mais plutôt savoir dire. Un petit ouvrage que l’abbé Dinouart a écrit fin 18e, précisément L’Art de se taire, texte de 1771, donnera le ton de cette soirée, puis les éclairages du juriste et du psychologue nous seront d’une grande importance. S’il y a violence avérée des faits, devant la brutalité, l’impensable, le mal, comme dirait Husserl, seuls les mots font défaut ; inversement devant l’insupportable soupçon de maltraitance, de surcroit lorsqu’il s’agit d’un enfant ou d’une personne vulnérable, devons alors conclure avec Wittgenstein à la fin du Tractatus : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ? ». Pourtant le mutisme n’est pas la réponse satisfaisante au défi qui soulève le soupçon de violence, car l’humain, éprouve le besoin de porter de près l’expérience du langage. En l’occurrence il s’agit de s’appuyer sur ce langage, que je voudrais appeler indirect, parce que pas usuel, mais crée par l’homme, le droit. C’est ce que Benoît Bruyère va nous amener ce soir, ce nécessaire appui, cette invention humaine qu’est la langue du droit, référence au symbolique du langage et qui sert l’humain lorsqu’il est confronté à la part la plus inhumaine, trop humaine, la violence.

A partir de ce constat, cette difficulté qu’est la violence, la question est de savoir comment et sous quelles conditions l’homme, le professionnel, le psy, par exemple peut s’approprier, ou s’appuyer pour éclairer sa pratique lorsqu’il est obligé, de faire intervenir l’instance judiciaire ou lorsqu’il transfère vers elle des éléments de sa pratique alors qu’il est occupé initialement par le soin ou l’éducatif.

Afin de rester dans les propos de la soirée, et pour rester dans le thème du clinicien face au soupçon de maltraitance et de danger, je dirais que la question fondamentale est comment faire face au silence de l’Autre, de l’agresseur, à quoi j’opposerais non pas l’art de se taire de l’abbé Dinouart mais l’art du bien dire. Dinouart dans son texte, il faisait référence, face aux questions qui soulève la religion, de savoir parler, de savoir tenir sa langue, savoir tenir sa plume, savoir écrire. Bref, il faisait appel à la réserve, à la réflexion, à la retenue : il préconisait le silence, mais il s’agissat d’un silence dans son rapport à la parole. Il ajoute, le premier degré de la sagesse est de savoir se taire ; le second, est de savoir parler peu, le troisième est de savoir parler, de savoir gouverner sa langue. Autrement dit, si je me permets d’amener ce soir cette référence c’est parce que justement je considère que la clinique nous pousse à une éthique du dire, nous exerçons des métiers qui excellent dans l’art de dire et de ne pas dire qui vont avec l’éthique du dire. Là où l’abbé déclinait plusieurs principes directeurs pour se taire, la prudence, l’approbation, l’artifice, etc j’entends en tant que clinicien, une temporalité logique dans l’art de dire. Oui, parfois il faut se taire pour donner un espace à la parole. Vous rappelez peut-être de ce passage célèbre où la patiente de Freud va faire pivoter la méthode cathartique de l’hypnose que Freud, à la suite de Breuer, tentait de lui imposer. Le 12 mai 1889, je cite « par un détour j’arrivais à lui demander comment ses douleurs gastriques étaient survenues et d’où elles provenaient. Avec assez de réticence elle répond, qu’elle ne sait rien. Freud lui donne jusqu’au demain pour s’en souvenir. Elle dit alors d’un ton bourru, qu’il ne faut pas lui demander toujours d’où provient ceci ou cela, mais la laisser raconter ce qu’elle a à dire ». Freud va découvrir alors que sa patiente sait d’où provient ce dont elle se plaint mais il situe ce savoir dans le registre du souvenir. Mais sa patiente va plus loin, elle lui répond qu’elle n’en sait rien, rien du côté du souvenir, mais elle laisse entendre qu’il existe effectivement un savoir qui se constitue dans ce qu’elle a à dire. C’est donc dans le moment de parler, dans l’association libre, qu’un savoir s’élabore, un savoir qui se sait déjà sans se savoir encore… il faut donc introduire le temps, le temps où un savoir s’élabore, c’est déjà beaucoup, je dirais un moment alors que nous sommes confrontés au soupçon de violence, de maltraitance, un moment où la langue du patient peut commencer à se délier ; moment précieux pour le clinicien afin d’évaluer la singularité de la situation ; ce temps nous l’avons nommé le temps pour comprendre pour mieux saisir ce qui se joue dans l’acte de signalement. Ce moment est donc un moment de nouage. L’art de dire, n’est pas uniquement pour reprendre et dépasser les principes de l’abbé Dinouart, maîtrise prudente de la parole et du langage, mais un nouage autour de l’objet a, le silence de l’Autre, de la non demande, de la pulsion, de ce qui a laissé trace caché – un père maltraitait son enfant en évitant de laisser des traces justement, un nouage autour de cet objet, abject du silence, mais pour lequel la parole se fait entendre chez le psy, et comme il arrive parfois que l’équipe pluridisciplinaire n’arrive pas à saisir les faits, ou lorsque l’appréciation du danger échappe aux évaluations de psy et des services spécialisés, eh bien, parfois l’appel au juridique, permet de mieux éclairer ou renforcer le rôle du thérapeutique ou mettre fin à des décisions imprévisibles ou contraires à l’intérêt de l’enfant. Enfin, je rappelle, l’art de dire, n’est pas uniquement une maîtrise prudente de la parole et du langage mais un nouage autour de l’objet, permettant alors par des voies indirectes d’acheminer les signifiants qui cerclent qui bordent l’objet, le silence de l’Autre. Le clinicien fait ainsi dans cette rencontre avec le soupçon de maltraitance l’expérience de ce silence qui ne veut pas dire qu’il doive se taire. Il faut juste bien dire pour ne pas taire définitivement la parole du sujet, ici, l’enfant maltraité ou en danger !!