Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Les voies de l’hallucination. De Clérambault à l’automatisme mental

 Sylvie Boivin

La première définition médicale du terme hallucination est proposée par Esquirol en 1817 comme la « conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée des sens » la distinguant ainsi de l’illusion. Par la suite Baillarger et Seglas, aliénistes du début du 19ième siècle, affinent la description des hallucinations psychosensorielles et des hallucinations psychiques.

C’est à ses dernières que de Clérambault s’est intéressé particulièrement. Ces observations cliniques d’une extrême finesse vont l’amener à développer une théorie originale, en rupture avec celle de ces contemporains, sur la genèse des psychoses dites «à base d’automatisme mental ».

Je vous propose de revisiter cette clinique qui garde toute sa pertinence aujourd’hui malgré la désuétude de son dogme théorique.

I

Je vais dans un premier temps vous présenter ce grand clinicien que Lacan a qualifié de « seul maître en psychiatrie ».

Gatien Gaétan De Clérambault est né à Bourges en 1872 il s’oriente vers la médecine et la psychiatrie après avoir fréquenté l’école des arts décoratifs et obtenu une licence de droit. En parallèle de son activité de psychiatre il s’intéresse tout au long de sa vie à l’étude des drapés. Ses photographies ont été exposées au centre Pompidou il y a quelques années et une partie de ses travaux sur ce sujet est toujours édité.

Il est nommé en 1905 médecin adjoint de l’infirmerie Spéciale dont il va franchir tous les échelons.

C’est dans ce champ d’observation qu’il élaborera ses conceptions.

L’infirmerie spéciale de la préfecture de police examine les individus suspects d’aliénation mentale ou de simulation, adressés par les commissariats de police ou les prisons (Fresnes, la Santé, La petite Roquette). Située près de la conciergerie, elle peut accueillir une vingtaine de malades en observation alors qu elle enregistre un “ débit ” annuel de 2000 personnes. Elle exige ainsi des décisions rapides : internement, passage dans un service psychiatrique libre ou service d’agités d’un hôpital général ou sortie.

GG de Clérambault, polyglotte, va exercer son talent d’observateur de 1905 à 1934 à l’infirmerie, au cours d’entretiens pittoresques ou il excelle dans l’art de la manœuvre et amène les patients les plus réticents et de toutes les origines à se livrer. Il rédige ses observations sous forme de certificats concis à l’extrême avec usage fréquent de néologismes pour décrire le plus précisément possible les troubles retrouvés chez ses consultants.

GG de Clérambault atteint de cataracte se suicide alors que les résultats de son intervention chirurgicale sont partiels. Bien qu’ayant défendu le concept de suicide philosophique en dehors de tout cadre pathologique, il semble que GG de Clérambault ait mis fin à ses jours au cours d’une dépression mélancolique comme pourrait l’attester une lettre d’auto-accusations délirantes adressée à la police avant sa mort.

II

L’œuvre principale de Clérambault comprend une longue série d’articles qui s’étalent de 1909 à 1930;

Le syndrome d’automatisme mental engage une prise de position théorique qui remet en cause la nosographie des maîtres de la psychiatrie. Nous allons voir de quelle manière.

Peu avant De Clérambault l’aliéniste Seglas avait déjà constaté que les idées délirantes d’influence ou à thème d’envoûtement se constituaient à la suite d’hallucinations psychiques. Cette observation remettait en question le problème de l’ordre d’apparition des idées délirantes et des hallucinations. En effet, à cette époque, la psychiatrie etait dominée par la figure de Magnan et sa description de délire à évolution systémique progressif.

Le délire évoluait en 4 phases : une phase de méfiance et d’inquiétude avec développement d’idées de persécution à partir d’interprétations. Ces idées prenaient une telle intensité qu’elles entraînaient l’apparition d’hallucinations. Une 3ieme phase était constituée d’idées de grandeur basées sur des mécanismes imaginatifs et enfin la dernière phase était le passage dans la démence.

Cette conception du XIXieme siècle que l’idée délirante précède l’hallucination est donc le dogme officiel de la psychiatrie française.

Clérambault va affirmer que les idées délirantes sont secondaires, « surajoutée » à l’automatisme mental qui est le fait primordial de la psychose. Il rejette toute hypothèse « idéogène »

« l’attention ne saurait créer, ni par autosuggestion, ni par sommation sensorielle, des hallucinations durables… une méfiance maxima n’engendre pas d’hallucination ni complexe ni élémentaire, chez les délirants interprétatifs, quels que puissent être leurs dons auditifs ou verbaux »

Qu’est ce que l’automatisme mental pour Clérambault ?

Il le définit comme un phénomène de « scission du moi » et en donne une description clinique détaillée.

Le syndrome rassemble un ensemble de « phénomènes classiques » qui suivent un certain ordre de succession dans leur apparition :

D’abord des phénomènes purement psychiques qui passent souvent inaperçus puis verbaux, idéoverbaux et enfin sensitifs et moteurs.

Ces phénomènes purement psychiques, neutres sur le plan affectif constituent les signes annonciateurs de la psychose.

C’est le syndrome de petit automatisme parfois appelé syndrome de passivité.

On observe :

_ »L’émancipation des abstraits » : la pensée se libère sous forme « indifférenciée », c’est l’hallucination psychique pure

_le dévidage muet des souvenirs « on me montre tous mes souvenirs »

_Idéorrhée : défilé de pensées « adventice ou étrangères »

« on me donne des idées qui ne sont pas à moi »

_disparition de pensée, oublis, vide, perplexité

_aprosexie « impossibilité de se concentrer sur une idée « ma pensée est toujours dispersée »

_passage d’une pensée invisible décrit comme une pensée très fugitive reconnue sans avoir été définie, ayant disparu trop vite « cela passe avant que je n’aie eu le temps de comprendre »

_Ces phénomènes sont accompagnés de fausses reconnaissances, d’impression d’étrangeté des choses.

Puis apparaissent les phénomènes verbaux marqués par le goût du saugrenu et de l’harmonie

_jeux verbaux parcellaires

_émancipation de phrases articulées ou de fragments de phrases, mots explosifs, kyrielle de mots ou de jeux syllabiques »

enfin des phénomènes idéoverbaux :

_le vol de la pensée

_l’écho de la pensée

_commentaires, énonciation de la pensée et des actes qui peuvent être prémonitoires « ils savent avant moi quand je vais avoir envie d’aller à la selle et me le disent »

Après les phénomènes idéoverbaux fait suite l’hallucinose :

_phrase qui fait brusquement irruption dans l’esprit du sujet « c’est Victor Hugo qui a construit la tour Eiffel »

_Phrase pouvant se transformer par hasard en « tu as volé la tour Eiffel » et ne plus susciter seulement la surprise du sujet mais avoir un impact affectif puisque le sujet se sent concerné. C’est à ce moment que se fait le passage de l’hallucinose à l’hallucination vraie ou du petit automatisme au grand automatisme.

Les voix apparaissent alors « verbales, objectives individualisées et thématiques ».

Les hallucinations sensorielles (visuelles, cénesthésiques, olfactives) et certains phénomènes moteurs tels que mouvements imposés variés allant du simple frottement des mains aux impulsions verbales, sont mis en parallèle avec le petit automatisme mental au point de vue de leur répercussion sur l’intellect et sur leur origine commune probable. Il les intègre à son dogme sous le terme d’automatisme sensitif et moteur. Ils apparaissent dans un second temps par rapports aux phénomènes décrits précédemment.

Ainsi Clérambault désigne sous le terme de triple automatisme un syndrome clinique contenant des phénomènes automatiques de 3 ordres : moteur, sensitif et idéo-verbal.

Pour de Clérambault, le délire est « la réaction d’un intellect et d’une affectivité, l’un et l’autre restés sains, aux troubles de l’automatisme surgis spontanément et surprenant le malade, dans la plupart des cas en pleine période de neutralité affective et de quiétude intellectuelle ».

Le délire est une construction secondaire.

Les thèmes délirants vont varier en fonction de la personnalité antérieure du sujet orientant la tonalité mystique, révélatrice, exaltante chez les natures optimistes, plutôt teintées de malveillance chez les pessimistes ou hypochondriaque chez les sujets aux « tendances obsessionnelles avec morosité congénitale, introspection subcontinue, subanxiété ». Les thèmes sont influencés d’autre part par l’aspect agréable ou non des sensations hallucinatoires. Mais d’une manière générale, l’automatisme mental induit l’hostilité pour 3 raisons :

_l’énonciation des pensées et des actes intimes est irritante et vexatoire

_les voix prennent spontanément le contre-pied des goûts et désirs du sujet

_irritation causée par ces indiscrétions ne fait que multiplier les voix et leur caractère ironique

Le caractère anidéique absurde et incongru du petit automatisme mental ne peut s’expliquer que par l’existence d’un processus organique au départ, une « lésion irritative »qui va produire des interférences avec les trajets de pensée normaux. Les foyers lésionnels peuvent se multiplier et prendre de l’ampleur, créer un « réseau second » exaltant non plus des points isolés mais des systèmes entiers. Clérambault va ainsi développer une explication neurologique à son syndrome.

Conclusion :

Clérambault tente par son travail de rechercher un lit commun à toutes les psychoses, un nombre de phénomènes irréductibles et élémentaires. Ainsi il distingue deux types de « faits » :

_ »le fait primordial qui est l’automatisme mental

_la construction intellectuelle secondaire qui seule mérite le terme de délire »

Il insiste sur la valeur mécanique de cet automatisme, mécanisme basal sur lequel toutes les autres manifestations se surajouteront. « L’idée qui domine la psychose n’en est pas la génératrice, bien que la psychologie commune semble l’indiquer et que la psychiatrie classique le confirme. Le noyau des psychoses est dans l’automatisme, l’idéation en est secondaire. Dans cette conception, la formule classique des psychoses est inversée »

Au-delà des critiques de l’automatisme mental en tant que théorie mécaniciste et organiste, on doit reconnaître une pertinence évidente dans cette acuité de Clérambault à faire le tour des manifestations de la psychose pour en retenir un substrat essentiel, irréductible. Avec cette caractéristique fondamentalement anidéique, l’automatisme mental ne peut définitivement pas expliquer le délire par sa compréhension. Ce point ne va pas manquer de frapper Lacan qui va reprendre une doctrine du phénomène élémentaire ou cette impossible dialectisation est centrale dans sa conception de la psychose.