Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’Homme aux loups dans tous ses états

Nicolas LANDRISCINI

L’homme aux loups, star autoproclamée de la psychanalyse, a fait l’objet d’innombrables débats, études et controverses passionnées. Et pour cause.

Nous savons que Freud le considéra comme atteint d’une névrose obsessionnelle quand il le prit en analyse entre 1910 et 1914, mais nous savons aussi que la question de la position du sujet vis à vis de la castration resta pour Freud insuffisamment élucidée. Or la position d’un sujet vis à vis de la castration constitue précisément l’un des éléments cliniques fondamentaux sur lequel nous pouvons fonder le diagnostic de structure.

Nous savons enfin que lorsque Sergueï Pankejeff se rendit chez Ruth Mack Brunswick pour refaire une tranche d’analyse, il présentait un état clinique que celle-ci n’hésita pas à qualifier de psychose paranoïaque à forme hypocondriaque.

Pour contribuer donc au débat sur les positions subjectives dans les dits “épisodes psychotiques”, j’ai choisi de revenir sur ce cas de Freud, que je considère par ailleurs comme un pionnier de cette clinique qui fait l’objet de notre journée d’aujourd’hui.

Je vais supposer que vous connaissez tous le cas et je vais en aborder trois aspects: le rapport à la castration, les conjonctures déstabilisantes et la position subjective. Je vais pour ce faire m’appuyer fondamentalement sur trois textes: le récit du cas de Freud de 1918, le texte de Ruth Mack Brunswick de 1926 et les séances que J-A Miller consacra au cas lors de son séminaire de DEA sur la clinique différentielle des psychoses en 1988.

  1. L’homme aux loups et le problème de la castration

Nous allons d’abord extraire du texte de Freud trois moments de l’enfance du sujet où celui-ci est confronté, de différentes manières, à la question de la castration.

Premièrement, à trois ans et quart, c’est l’épisode de la séduction par la sœur. Le sujet y réagit par une inversion de son attitude passive originale, laquelle, en rentrant en opposition avec son sentiment de soi viril, produit un comportement sadique et agressif. Or précise Freud, l’attitude foncière du sujet demeure masochiste: par le biais de son agressivité le sujet cherche en fait à se faire punir et battre par son père. C’est donc une régression au stade sadique-anal qui se produit chez le sujet. Concernant la position du sujet à l’endroit de la castration, Freud dira qu’il y a la pensée mais sans la croyance (ce qui est illustré par la scène où l’enfant voit sa sœur toute nue et face à cette vision de l’absence de pénis se dit qu’il s’agit du “popo de devant”).

Deuxièmement nous avons, à 4 ans, la scène du fameux rêve des loups. La scène originaire du coït des parents y est réveillée et le sujet réagit avec la conviction de la réalité de la castration. Ce qui se produit ici est une génitalisation de sa passivité, c’est à dire que la passivité prend le statut de l’homosexualité. Cette homosexualité rentre en opposition avec la libido génitale narcissique et est donc refoulée, donnant lieu par là à la phobie des loups (régression au stade oral avec angoisse de dévoration). Pour ce qui est de la position du sujet à l’endroit de la castration, Freud dira qu’on trouve ici et la pensée et la croyance, dans la mesure où il y a eu angoisse d’abord et phobie ensuite. Freud caractérise enfin l’attitude du sujet à ce moment-là de masochisme féminin : désir d’être coïté par le père.

En troisième lieu, à 4 ans et demi c’est la tentative de sublimation religieuse qui donne lieu selon Freud à une névrose obsessionnelle, laquelle est censée localiser l’angoisse de castration. Dans cette phase le sujet est censé trouver une pacification dans son rapport au père par la voie transcendantale de la religion, celle-ci devant lui permettre de se conformer une identification œdipienne normativisante. Mais nous constatons que le sujet échoue à opérer cette sublimation, dans la mesure où tout le problème pour lui c’est de savoir si le Christ risque de se faire baiser par Dieu. Freud conclue que le sujet finit par défendre le vieux père contre le nouveau, ce qui le ramena à son attitude originale : se faire l’objet de la jouissance du père. Le père n’apparaît donc pas ici comme source d’identification symbolique, mais plutôt comme objet d’investissement libidinal. À nouveau régression au stade anal.

Une remarque: nous voyons que le sujet ne parvient pas à atteindre le stade génital, sa position consistant plutôt à se vouer à être l’objet de la jouissance de l’Autre paternel.

Toujours à propos de la position du sujet à l’endroit de la castration, Freud se trouve aux prises avec une contradiction. En effet, dans un sens LAL reconnaît la castration, puisqu’il y réagit avec de l’angoisse et avec le refoulement de son identification féminine, mais dans un autre sens il ne la reconnaît pas, puisque son identification à la femme demeure se réalisant par la voie de l’intestin (théorie cloacale). La solution de Freud consiste à dire que les deux versions coexistent, ceci illustrant la manière de travailler de l’inconscient. Or c’est juste après dans le texte qu’il introduit la différence entre le refoulement (Verdrängung) et le rejet (Verwerfung), ce dernier terme est repris par Lacan pour fonder sa théorie de la psychose et qu’il traduira par forclusion.

En effet, nous avons ici deux formes distinctes de négation : l’une qui efface tout (forclusion), et l’autre qui efface et maintient (refoulement). Sur ce point JAM fait une distinction qui vise le point d’application des deux mécanismes et qui me paraît éclairer l’usage adéquat que l’on peut faire dans ce cas du concept de forclusion. La forclusion s’applique sur ce que Freud appelle le problème sexuel, l’Aufklärung de la castration, soit ce qui relève du registre du savoir sur le sexe. Le résultat en est chez LAL une version de la femme que l’on peut énoncer ainsi : une femme c’est quelqu’un qui a mal au ventre et qui ne peut plus vivre ainsi (en référence à la plainte de la mère à son médecin que LAL avait fait sienne). On voit bien comment cette opération lui permet de rester une femme tout en écartant complètement l’existence de la castration. Par contre le refoulement opère sur le registre du choix sexuel, sur la position libidinale du sujet, qui revient toujours sous la forme se faire l’objet de la jouissance de l’Autre.

L’intérêt de cet usage restreint du concept de forclusion, c’est qu’il ne remet pas en question tout l’ordre symbolique. En effet il n’y a pas de forclusion du Nom du Père dans ce cas et pourtant c’est la castration qui cloche. En termes de Lacan, nous dirons qu’il y a ici 0 sans P0.

  1. Les conjonctures déstabilisantes

Quand nous nous arrêtons sur les différentes crises ou moments féconds de la pathologie de LAL, nous trouvons à chaque fois un élément commun à la base de leur déclenchement. En effet il s’agit toujours d’une atteinte au narcissisme, une menace de l’intégrité imaginaire de son corps, qu’elle porte sur l’organe phallique ou sur le nez, qui en est la métonymie. La possibilité même, ne fût-elle qu’énoncée par l’Autre, que son pénis ou son nez soient affectés d’un moins, d’un manque dans la réalité, met LAL dans tous ses états.

Ceci nous permet d’affirmer qu’il y a pour le sujet rapport au phallus, mais ce rapport ne supporte pas la négativation (-φ).

Donnons-en quelques exemples :

Mack Brunswick nous rapporte qu’à ses treize ans, LAL avait été affecté d’un catarrhe nasal dont le traitement lui provoqua une acné généralisée ainsi qu’un gonflement du nez. Quand il retourna à l’école on se mit à le taquiner et on le surnomma Carlin. Mais Sergueï, « nature sensitive » selon Mack Brunswick, était tellement susceptible au sujet de son nez que, ne supportant plus les taquineries, se retira de plus en plus en lui même, se mit à lire Byron et consacra les plus grands soins à son corps et à ses vêtements.

Plus tard, à 18 ans, il contracta la gonorrhée et ce furent ces paroles du médecin : « C’est une forme chronique » qui occasionnèrent la première crise de sa pathologie.

Plus tard encore, lorsqu’en 1925 LAL enchaînait sans cesse des consultations médicales pour ses dents et pour son nez, un dermatologue lui dit qu’il n’y avait rien à faire pour le bouton qu’il avait au nez. « À ce moment, nous dit notre patient, l’univers tourna sur son axe. La charpente de sa vie s’effondra. C’était pour lui la fin : ainsi mutilé, il ne pouvait continuer à vivre ». Sergueï se dira en effet « persécuté par le destin et abandonné par la médecine ». Il nous semble assez indubitable que c’est aussi par la médecine qu’il était persécuté.

  1. La position subjective : se faire l’objet de la jouissance de l’Autre

Dans le texte de Freud, nous avons vu comment ce que celui-ci appelle la passivité foncière du sujet se déplie dans des registres différents. Rappelons-les brièvement : se faire dévorer, se faire battre et se faire coïter par l’Autre. Jouir en se faisant l’objet de la jouissance de l’Autre.

Dans le chapitre VIII de son texte, Freud présente la scène avec Groucha, dans laquelle il pose qu’une identification virile au père soutenait le choix d’objet hétérosexuel qu’il qualifie d’univoque et compulsif.

Néanmoins, à la fin du texte, Freud dira en résumant le cas que nous trouvons une oscillation entre l’activité et la passivité chez ce sujet, mais il n’hésite pas sur ce qui lui paraît être le mode de jouissance foncier de celui-ci, à savoir, son identification à la femme. Le choix hétérosexuel apparaît comme une enclave, presque comme une défense du moi par rapport à son mode de jouissance primaire.

Dans le texte de Mack Brunswick, cette position du sujet apparaît décrite à plusieurs endroits, mais il s’y ajoute l’état clinique de la paranoïa de celui-ci. En effet nous voyons LAL persécuté par les différents médecins qu’il rencontre en même temps qu’il en multiplie les consultations sans fin. « De fait, dit l’auteur, LAL manifestait un talent particulier pour se mettre dans des situations se prêtant ensuite à merveille à ses sentiments de méfiance envers les autres. (…) Le fait de se méfier de qui le soignait était pour lui une condition primordiale de tout traitement. Un individu normal cesse de se faire traiter par un médecin dont il est mécontent, (…) mais la nature passive de notre patient lui rendait difficile toute rupture avec un substitut du père ; son premier geste est de se concilier son ennemi supposé ».

À mon sens, l’intérêt de ce cas au regard de notre thème réside dans le fait que la psychose du sujet en question ne répond pas aux critères canoniques de la psychiatrie : nous n’y trouvons pas en effet un délire franchement déployé et systématisé comme dans les grandes paranoïas délirantes du type Schreber. Il n’y a pas non plus de vrai phénomène hallucinatoire mise à part l’unique et fulgurante hallucination infantile du doigt coupé.

Et néanmoins nous voyons bien qu’à examiner la position du sujet dans la structure, il n’y a pas dans ce cas les éléments nous permettant d’affirmer l’existence d’une névrose, avec notamment l’inscription par le sujet de la castration et de la signification phallique dans la structure triangulaire de l’Oedipe ou dans la métaphore paternelle.

En ce sens, le discours analytique me paraît nous fournir des outils conceptuels beaucoup plus précis pour le diagnostic et pour la direction des cures que nous menons, que ceux que nous proposent la néo-psychiatrie-biologiste ou la psychologie cognitivo-comportamentaliste qu’on veut nous imposer depuis certaines instances partisanes.

Je dirai pour conclure, qu’étudier LAL à partir de sa position subjective dans la structure plutôt qu’à partir des phénomènes observables à un moment donné dans le tableau clinique, nous permet « une définition plus précise de la paranoïa comme identifiant la jouissance dans le lieu de l’Autre comme tel » (1).

(1) Lacan, J. : Présentation des Mémoires d’un névropathe, in Autres Écrits, Paris, Seuil 2001 ; p. 215