Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Monsieur O : ou l’ajustement impossible au social

Céline COLLIOT THELENE

Je vois M. O. pour le la première fois il y a trois et demi. Il est en prison pour un acte assez particulier, sur lequel nous reviendrons, mais dont nous pouvons dire pour l’instant qu’il ressemble à un crime gratuit, qualifié de « tentative d’assassinat » par la Justice, sur la personne d’un inconnu, dans un parc. La demande de M. O., lors des premiers entretiens, est la suivante : suis-je fou ? Et plus précisément : l’acte que j’ai commis fait-il de moi un fou ? Cette incertitude le fait souffrir, dans l’image qu’il a de lui-même et dans celle qu’il pense renvoyer aux autres. Flou identitaire donc, dans ce qui ressemble d’emblée à une problématique narcissique.

M. O. a alors 22 ans, et il est incarcéré depuis 3 ans. C’est le second d’une fratrie de 4 garçons, les parents sont immigrés, d’origine maghrébine. Au moment des faits, ils sont séparés depuis 2 ans. Le père, beaucoup plus âgé que la mère, décède alors que M. est incarcéré. Il a des parloirs avec sa mère et ses deux frères cadets. Il n’a pas de contacts avec son grand frère, figure décisive dans son histoire, qui vit aujourd’hui dans le Sud.

La manière dont M. O. se raconte, lors du premier entretien, est indissociable de la narration des faits. Il se définit essentiellement par son acte, son histoire est celle des évènements de sa vie tels qu’ils ont pu aboutir aux faits. Ainsi, d’entrée de jeu, une personne est nommée, comme ayant déterminé le cours de la vie de M. : son frère aîné, qu’on nommera S. Ce dernier serait devenu subitement violent, à l’adolescence, battant sa mère, puis, suite à l’intervention d’une assistance sociale, non plus sa mère mais, après une période d’accalmie, son frère, notre patient. Le père semble en retrait. Pourtant M. raconte une enfance témoin des violences entre les parents, le père frappant la mère, puis la mère, le père. Tout se passe comme si la violence passait tour à tour par chaque membre de la famille (excepté les deux petits frères), les rapports battants/battus s’inversant au gré de ces changements. Ces violences ne demeurent pas dans la sphère intime de la famille. Elles se donnent à voir à ce qu’on pourrait considérer comme le second acteur déterminant (après le frère aîné) dans l’histoire de M. : la « société ».

Un point sur l’emploi de ce terme. Ce n’est pas un terme employé couramment par le patient. Ce n’est pas non plus un terme du registre psychanalytique. D’aucuns préféreraient peut-être le terme de Symbolique, Autre, ou encore Environnement ou Réalité extérieure. Néanmoins, dans le cas de M. O., il me semble qu’il s’agit bien du terme adéquat, pour désigner cette représentation spécifique qu’il a du monde, à savoir un corps groupal organisé, fonctionnant avec des lois et des sanctions, permettant la vie en commun des individus – représentation, on le verra, fortement idéalisée et tenant plus d’une structure rigide et parfaite, que d’un tissu souple et potentiellement relatif aux individus qui le composent.

La « société » apparaît donc pour la première fois sous la forme d’une assistante sociale, à laquelle la mère fait appel alors qu’elle est battue par S., le frère aîné. L’intervention de cette assistante sociale est incomplète, laisse à désirer, en ce sens que si elle permet la fin des coups de S. sur Mme, elle marque l’avènement de la violence de S. sur son frère. Premier « loupé » de la société, à laquelle on a demandé de l’aide, mais dont l’intervention insuffisante rend la situation en un sens, pire. Deuxième intervention, là encore décevante : M., à 15 ans, demande à un éducateur (qui s’occupe d’un de ses petits frères) de l’aide pour partir du domicile familial. S’en suit un passage devant le Juge pour Enfants, qui aurait statué que M. ne pouvait être placé que s’il faisait des actes de délinquance. Quid de la véracité de ce souvenir, en tous cas, il marque M. comme un « coup du destin », le début d’un sort qui va s’acharner sur lui malgré ses résistances, pour faire de lui un criminel. L’éducateur appelé à l’aide trouve quand même une place pour M. dans un foyer judiciaire – il devient l’exception dans la règle, l’innocent parmi les délinquants – pendant un an. M. demande alors à ne pas retourner chez lui mais sa requête est refusée : la société le renvoie dans la fosse aux lions, le domicile familial, où le rapport de force s’inverse : M., en foyer, est en effet devenu « fort » (comme son frère était devenu violent à l’adolescence), il peut se défendre et c’est ce qu’il fait. A cette occasion il se rend compte, semble-t-il pour la première fois, que son frère souffrirait d’un retard mental, excusant a posteriori pour M. son comportement violent, et expliquant attitude protectrice de la mère à son égard. Du moment où il est atteint, aux yeux de M., de cette défaillance psychique, le frère cesse d’être, dans le discours de M., l’ennemi qu’il a été. Par là, il semble également perdre toute forme d’existence méritant d’être reconnue. Il sort de la narration de la vie de M., comme un acteur perdant jusqu’au droit d’être figurant.

Pendant quelques temps, M. O. se retrouve donc dans une position de toute-puissance. Il arrête l’école et « décide » de devenir délinquant, comme on lui a dit de le faire… Objectif atteint facilement, M. O. deale ouvertement, crânement pourrait-on dire, sans être inquiété, « aux yeux de tous », comme dans le cas des violences intra-familiales. Cela équivaut a posteriori, dans le discours de M. O. à cette double dénégation : « on ne pourra pas dire que je n’ai pas prévenu », « ce n’est pas comme s’il n’y avait pas eu de témoins ». Au bout de quelques années, scène réelle? reconstruite ? les éducateurs l’ayant suivi au foyer judiciaire passent devant le banc élu par M. pour effectuer son trafic, le reconnaissent et s’arrêtent pour prendre de ses nouvelles. M. leur explique qu’il est devenu, grâce à leur défaillance ou du moins à la défaillance du système qu’ils représentent – la « société » – le délinquant qu’on lui a dit de devenir, s’il voulait trouver une place dans la société. Les éducateurs sont effarés et lui proposent à nouveau de l’aide. Il s’agirait alors d’intégrer un foyer de semi-autonomie par le biais duquel il trouverait à terme un emploi et un appartement. Cette proposition semble, dans le discours de M., de type contractuelle, elle stipule entre autres une durée, qui ne sera pas respectée par le foyer : soudain, un jour, alors que tout se passe bien, qu’il est presque parvenu à l’autonomie, on lui annonce qu’il va devoir quitter le foyer où il occupe un appartement. Abandon et trahison de la société. A nouveau. Cette fois-ci, M. O. va se venger de ses espoirs déçus. Après quelques jours de ruminations, lors desquels il fait la rencontre d’un homme dans le train qui se révélera être un escroc (là encore, enchaînement méfiance, se laisse convaincre, se fait avoir, tombe de haut) et lui prendra ses quelques économies, il sort de chez lui avec un couteau, avec l’intention de blesser quelqu’un. Il se poste dans un parc et attend un signe, qui lui indique la personne qui deviendra la victime. Il demande une cigarette à deux passants. Ceux-ci n’en ont pas, il les laisse passer. Pense à renoncer à son projet. Il croise alors à nouveau les deux passants, qui lui demandent s’il a trouvé la cigarette qu’il cherchait. M. se jette alors sur « le plus fort d’entre eux », le poignarde une première fois, et dit ensuite ne plus avoir pu s’arrêter de frapper. La victime s’en sortira avec une quinzaine de coups de couteau, sans blessures irréversibles. Puis il attend la police pour qu’ils l’emmènent en prison.

Trois versions de ce passage à l’acte se côtoient dans les expertises, lors de l’instruction du procès de M. O. Il dit une fois avoir voulu tuer quelqu’un depuis son premier abandon par la société, alors qu’il avait 16 ans et a dû retourner au domicile familial, après avoir passé un an en foyer judiciaire. Une autre fois, il dit avoir seulement voulu blesser quelqu’un, afin d’aller en prison, prison qui représenterait l’ultime refuge social, l’occasion, même, d’un nouveau départ. A d’autres moments il parle de l’acte comme d’un équivalent suicidaire. Avec moi, en thérapie, il ne sait plus bien. Il dit avoir eu des désirs de meurtre envers son frère. La rencontre de l’escroc semble également avoir joué un rôle déclencheur. Souvent, il mentionne qu’il a prévenu la société (en particulier l’éducatrice qui le suivait dans le second foyer) de ce qu’il allait faire, et que personne n’a mis quelque chose en place pour l’en empêcher. Ce qui prévaut, c’est l’idée, rationalisante, qu’il voulait aller en prison, pour que la spirale dans laquelle il était engagé, s’arrête.

C’est à cet endroit que nous pouvons faire un lien avec le thème de la soirée, répétition et remémoration dans la cure. Nous verrons en effet que, si la thérapie permet à M.O., dans un premier temps, de réaliser ce retrait du cours des évènements, pour avancer dans la sphère psychique, quelque chose du réel fait butée à cette progression et entraîne la répétition. Nous verrons également que c’est à l’occasion de l’approche de la sortie de prison, que ce réel reviendra en force, ce qui fera nous demander si la prison, en redoublant en quelque sorte la scène imaginaire permise par la cure (« bulle » temporello-spatiale, mise à distance de la famille et du quotidien, isolement) ne vient pas empêcher – même si elle peut donner au contraire, un temps, l’impression de la soutenir – le travail thérapeutique, en ce que les avancées ne se trouvent jamais confrontées au réel, pures remémorations non prises dans le tissu de la vie.

Une illustration de cela arrive environ un an après le début de la thérapie. Comme on l’a dit, M. était arrivé avec cette demande : je souffre de ne pas savoir si je suis fou, en particulier au vu du crime que j’ai commis. Une partie des entretiens a consisté en une investigation de la représentation de la folie versus la normalité chez M., qui a révélé des défenses de type obsessionnelles chez M. Une autre partie a consisté à déconstruire le passage à l’acte de M., tel qu’il se l’était raconté, mettant en lumière des affects : honte (devant l’exposition du dysfonctionnement familial), rage (vis-à-vis du frère aîné), ennui (en prison : ne trouve pas d’intérêt aux relations avec les co-détenus, impression de perdre son temps). La famille vient régulièrement au parloir, et M. se positionne par rapport à eux comme un équivalent paternel, figure d’aîné de la fratrie (l’aîné réel ayant été disqualifié) dans une famille culturellement marquée par le patriarcat. La mère vient ainsi régulièrement lui demander conseil pour ce qui est de l’éducation des deux cadets, M. finance grâce à son travail en prison, le permis de conduire de l’un d’eux, etc. Or lors d’un parloir il est mis en position de témoin de conflits entre la mère et un frère (qui habite toujours au domicile familial). Ils se disputent et pleurent lors du parloir, et chacun tente de le prendre à parti. Cette situation met M. très en colère, je le vois pour la première fois défait, il analyse cette situation comme un signe que « les choses se répètent ». Il s’identifie au frère en conflit avec la mère. Et il a un sentiment d’échec, car cela remettrait en question son acte en ce sens qu’il n’aurait finalement pas permis d’instaurer le dialogue entre parents et enfants.

De quel silence s’agit-il donc qu’il faille un crime pour rompre ? Nous pensons qu’il s’agit d’un silence sur l’origine, qui déterminerait la légitimité de l’existence.

A propos du conflit en question entre la mère et le frère, il semblerait en effet qu’il tourne autour du fait que la mère, après le décès du père, l’incarcération de M. et le départ de deux de ses fils du domicile familial, désire « prendre son indépendance », en mettant son dernier fils dehors. Elle parle de « refaire sa vie » et M. commente : « je ne vois pas l’intérêt de faire des enfants si c’est pour refaire sa vie ensuite ». Le désir d’indépendance de la mère mettrait ainsi l’existence des enfants en cause. Dans le même esprit, à propos des disputes entre les parents, M. dit : « j’aurais préféré ne pas exister, que mes parents fassent des enfants pour cela » ou encore « mes parents étaient plus intéressés par leurs disputes que par nous leurs enfants ; on ne fait pas des enfants pour ne pas s’en occuper ».

Tout conflit, tout écart entre le fantasme et la réalité vient ainsi rappeler, chez M. O., une insuffisance de la légitimité à exister. A partir de là, l’acte criminel de M. O. prend un autre sens, paradoxal : il se serait agi d’une tentative désespérée pour l’instituer comme membre de l’espèce humaine, légitimé à exister. La « société » apparaît dès lors comme un substitut familial, idéalisé, une Amérique de la seconde chance pour enfants abandonnés, où il s’agirait de prendre sa place. Le problème étant qu’à nouveau, cette place, M. O. ne la trouve pas. Ne la trouvant pas, par son acte, il cherche à imprimer son existence de force.

Deuxième illustration de cette répétition : Pour son crime, M. O. a été condamné à 15 ans de prison, dont un certain nombre d’années dites « de sûreté ». Pour pouvoir bénéficier d’un aménagement de peine, il va entreprendre des démarches pour faire lever cette période de sûreté. Ceci a lieu il y a quelques mois. Tout le monde est confiant, la Conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation, les représentants de l’Administration… En effet, en détention, M.O. est un « bon élément », détenu exemplaire à maints égards, il travaille, a des soins, fait du sport, n’a pas de problèmes disciplinaires… Les expertises psychiatriques sont également positives. M. a conscience de ce parcours exemplaire et dit qu’il est le fruit de son effort pour mettre toutes les chances de son côté pour sortir, pour se réinsérer.

Or la Juge d’application des peines va, contre toute attente, lui refuser cette relève de sûreté. Mais c’est surtout le plaidoyer de la procureure qui marque M. En effet celle-ci appuie son argumentation pour refuser la relève de sûreté sur l’idée que le parcours de M. en détention, tout en étant exemplaire, n’a pour autant rien d’exceptionnel. Nous n’avons bien sûr pas assisté au jugement, et ce que nous en savons passe par le discours de notre patient. Or pour ce que nous connaissons de la loi concernant les relèves de sûreté, il y a de fortes chances pour que la procureure ait appuyé son discours sur le fait que la loi n’autorise les relèves de sûreté qu’à titre exceptionnel – l’exceptionnalité ne qualifiant donc pas directement le parcours du détenu. Mais M. va le prendre à un niveau très personnel, associant sur les « actes exceptionnels » qu’on pourrait faire ou non en prison. Il se demande ainsi s’il aurait fallu qu’il sauve une vie pour paraître au juge assez exceptionnel pour obtenir une relève de sûreté, et déplore à ce propos que « sauver une vie soit quelque chose dont on n’est pas maître » – difficile de ne pas penser alors à son acte, qui lui a donné un instant la maîtrise sur la vie ou la mort d’autrui…

Le refus de la relève de sûreté va en tous cas occasionner une régression importante du travail thérapeutique, tout ce qui avait été réfléchi du fonctionnement pathologique du patient, en particulier de son rapport à l’idéal et à la réalité, semblant être d’un coup balayé par ce jugement.