Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Qi suis-je ? L’intelligence normale et la déficience – continuité ou discontinuité ?

Anne-Sophie CHERON

Si nous prenons l’exemple de la déficience intellectuelle : ce sont les commissions techniques de la MDPH qui dès nos jours sont censées évaluer le quotient intellectuel des sujets dits déficients intellectuels. Certains cliniciens s’appuient sur les thèses classiques et croient à la psychométrie, d’autres poursuivent les dits progrès des théories génétiques, biochimiques et neurophysiologiques et s’appuient sur ces travaux pour proposer d’autres modèles explicatifs à l’arriération mentale. Ou encore, d’autres cliniciens semblent tirer parti de la pluralité des tests et des bilans, proposant des compléments d’enquête afin d’affiner les observations par d’autres tests. En définitive qu’il s’agisse des uns et des autres, la place de l’arriéré semble « bouger » en fonction des appréciations des spécialistes ; les descriptions et donc les résultats semblent avoir évolué au fil du temps ; des mécanismes de plus en plus spécifiques sont mis à jour et leur usage aussi.

Dans cet exposé nous voulons montrer comment la psychologie du développement s’est frayée un chemin, dans la connaissance des déficits, là où la débilité, pourtant définie comme une variation de l’enfant normal, restait enfermée dans le schéma ontologique et définitif de la maladie. Inversement, la clinique, en particulier psychanalytique ouvre d’autres perspectives qui permettent d’éclairer autrement l’étude des déficits, le fait que Lacan appelle en 72, « débilité mentale, le fait qu’un être parlant ne soit pas solidement installé dans un discours, qu’il flotte entre deux discours », intègre la question du déficit directement dans la structure autour du manque au point que c’est le manque qui vient à manquer parce que l’assentiment à la représentation ne se fait pas aisément, lorsque par exemple on demande à une personne déficiente de répondre, on constate qu’il regarde alors que normalement pour réfléchir ou pour penser le sujet a besoin de suspendre son regard. Dario Morales apportera sa contribution autour de ce flottement dans son exposé de cet après-midi, que je résume ainsi : le sujet active son regard comme s’il ne pouvait s’appuyer sur ses perceptions qu’en cherchant une réponse visuelle alors qu’il est invité à y penser. Le sujet n’étant pas solidement installé dans un discours, il est entre-les-deux, entre le perçu et le su, et c’est donc la fonction de l’intelligence – et donc du logos – qui se trouve fatalement entravée.

Prenons acte du chemin parcouru depuis un siècle. Je vais rappeler succinctement quelques éléments-clés de l’histoire du déficit. Je rappelle que le quotient intellectuel est le résultat d’un choix théorique visant essentiellement une évaluation psychométrique pratique de l’intelligence ; classiquement nous avons une palette qui se pose depuis Esquirol et qui va jusqu’à Binet, et plus récemment à Zazzo, en passant par Piaget. Des cliniciens, en particulier psychologues, ont cru disposer des instruments suffisants pour caractériser la débilité mentale par son incapacité à répondre au même âge que l’enfant « ordinaire » à certaines épreuves impliquées globalement dans la notion d’intelligence, tandis que des différences de degré étaient introduites dans les échelles qui réunissent idiots, imbéciles, débiles et sujets intelligents séparés sommairement les uns les autres par leur position dans l’échelle métrique. Cette voie que fraye l’observation clinique garde ou escamote les questions relatives à la « signification » du déficit ? L’intelligence est-elle alors ramenée à ce que l’on observe dans la passation des tests ? L’étude de sa défaillance revient-elle à situer l’individu dans la courbe de distribution des quotients intellectuels, intelligents, retardés, débiles, imbéciles ? Dans ce cadre, doit-on se contenter d’une intelligence conçue seulement en termes de faculté ou d’aptitude dont les altérations revoient surtout à des facteurs biologiques ?

Plusieurs voies s’offrent devant nous : celle du QI, censée mesurer la déficience et donc de l’intelligence, mais à l’opposée, nous avons la voie de la clinique inspirée par la psychanalyse comme nous l’évoquions précédemment et qui réfère l’insuffisance à la dimension du sujet dans ses rapports avec l’objet perçu, à son appréhension, zone qui touche le rapport du sujet au savoir, ici sous la modalité de la passion de l’ignorance qui vient refouler ou forclore le désir de comprendre. Je vais approfondir la première voie, Dario Morales se chargera de développer la deuxième voie cet après-midi.

La première voie ouvre sur cette considération qui fait que la déficience intellectuelle nommée fut-elle un temps « débilité » est apparue comme une incapacité scolaire. Il faut rappeler qu’historiquement l’obligation scolaire a poussé à la création des classes spécialisées pour les enfants ayant un retard notoire. La scolarité obligatoire dont la fonction a consisté en la formation d’individus pourvus des connaissances nécessaires à une société industrielle, a fait apparaître le problème des enfants incapables d’assimiler ces connaissances et notamment les enfants dits « débiles mentaux ». C’est donc à Esquirol (1838) et ensuite à Seguin (1846) que l’on doit l’isolement de l’idiotie par une description clinique complète. Mais là où ces deux auteurs établissaient une étroite relation entre l’organisme et le psychisme dans un monisme méthodologique dont la part organique deviendra ensuite prévalente, pour Binet au contraire l’idiotie est un désordre psychologique qui se caractérise par un dualisme méthodologique quant à l’étiologie des atteintes. « Une atteinte anatomique n’entraîne pas toujours une déficience de fonctionnement mental ». Pour obtenir des signes des arriérations, il fallait dans ce cas étudier le degré d’intelligence et si l’auteur s’arrête à cette notion c’est parce que fin 19e, la variabilité de l’intelligence est devenue un critère discriminant lorsqu’il s’agissait de définir les degrés d’inintelligence, jusqu’alors suivant les critères d’Esquirol.

En effet, pour Esquirol, la définition de l’idiotie va de pair avec la notion d’inintelligence. L’idiotie est un état dans lequel les capacités intellectuelles ne se sont jamais manifestées. Sur le plan intellectuel elle est définie par une carence, par le déficit. Or il faut savoir que les observations d’Esquirol sont soutenues par une vision ontologique évolutionniste, ce qui caractérise le genre humain est sa perfection ; or l’idiotie met en évidence son imperfection. « Le plus » et « le moins » sont un début de mesure, vue ici comme un ordre des nuances en dégradation, permettant la classification dégressive des degrés d’inintelligence. C’est donc par une comparaison négative des idiots par rapport à l’homme normal que procède Esquirol. A quoi Binet proposera, bien plus tard, à la suite d’Edouard Seguin plutôt une continuité des niveaux d’intelligence. Pour aller vite, Esquirol définit l’idiotie sous un mode négatif, par l’imperfection d’un principe normatif : les facultés intellectuelles ne se manifestent pas : les imbéciles et les très atteints, les idiots, sont le dernier degré de la dégradation humaine, alors que Seguin établit une liaison entre les « enfants arriérés » et « ordinaires ». Il propose ainsi la notion de retard de développement, qui se caractérise par une différence quantifiable. Ensuite il compare les enfants normaux et arriérés en fonction de l’âge : l’écart croit avec l’âge. A ce stade on peut remarquer que si Esquirol hiérarchisait la classe en « états de dégradation »,  Seguin ordonnait les niveaux en différence de classe : enfants retardés, enfants ordinaires ; les âges sont comparés entre elles et leur différence (le retard) est ordonnée (croit avec l’âge). En gros, entre l’enfant ordinaire et l’enfant arriéré il y a une différence mais une différence analysable car elle peut être ordonnée en fonction de l’âge. Son ampleur va tracer une frontière – faute de définition précise que Binet tentera de combler – frontière qui sépare un retard transitoire et un retard irrécupérable. Pour lui, l’individu déficient était d’abord normal ou quasiment. Son retard se constitue au cours du développement. Il devient électif lorsque le retard a créé une distance infranchissable entre l’enfant arriéré et ordinaire. En somme, Seguin a esquissé le cadre d’un mode d’approche de la déficience que Binet développera et qui reste le fondement de son diagnostic. Au fond, Seguin applique un modèle biologique au niveau des phénomènes mentaux. L’étalon qui sert de mesure est le développement, l’évolution de l’enfant. Sans aller plus loin, je me contenterais de dire que Seguin ne définit pas le seuil à partir duquel ce retard n’est plus rattrapable. Et comme dira plus tard Canguilhem, que sait-on de la frontière entre normal et pathologique ? En tout cas Binet (vers 1905) reprendra ces travaux et dégagera une comparaison qu’il situe dans le contexte d’une assimilation entre la déficience et l’état normal, réduisant la différence entre ces états à n’être qu’une variation d’ordre quantitatif qui affecte un mécanisme fonctionnel commun, l’intelligence !

Je ne donnerais pas ici de détails de la construction de l’échelle métrique, je me contenterais de citer la phrase célèbre de Binet : « L’intelligence ? C’est ce que mesurent mes tests ». Or justement cela vaut le coup ici d’élever le voile d’un malentendu qui entoure la démarche de Binet et qui concerne l’intelligence. D’abord que mesurent les tests ? Comment reconnaître ceux qui sont suspects d’arriération ? Binet est appelé à faire partie de la Commission spéciale ministérielle de l’éducation nationale (1904)…et s’avise que seule l’observation directe de ce qui se manifeste de l’intelligence était capable de fournir des renseignements sûrs, d’où l’échelle métrique. L’idée de formaliser cela à l’aide des mathématiques a ouvert un boulevard chez les chercheurs, les pédagogues et les politiques. Cela fait du coup l’écart entre le souhait d’une démarche de la psychologie individuelle telle que l’imaginait Binet avec la psychologie de la mesure à dimension épidémiologique. Au fond, on a retenu des recherches de Binet la dimension épidémiologique et laissée de côté la dimension psychologique. Pour lui, l’intelligence est une interrogation, car l’intelligence qu’il mesurait répondait plus d’une demande scolaire que d’une nature. Les différences individuelles prévalaient sur l’ordre général. Evaluer répondant ainsi à des critères de soutien et d’accompagnement davantage qu’à des critères de classement et sa conception de la mesure propose une échelle que chacun peut parcourir selon ses moyens. Autrement les recherches de Binet ont contribué à quantifier une variable dans les apprentissages d’un sujet à un moment T, ouvrant la boîte à toute une série des lectures réductrices, son échelle métrique va ainsi produire plus qu’elle suppose, transformant le champ social, scolaire et sanitaire de millions d’enfants.

Petit détour épistémologique :

Lacan s’appuie sur une conception du développement génétique de l’enfant qu’il va mettre en ligne avec la genèse des entités organisatrices qui sont le registre imaginaire, symbolique, le grand Autre, l’objet a, etc. Il renouvelle ainsi la théorie des stades freudiens du développement en proposant une nouvelle approche synthétique et dynamique en les réglant sur la primauté du signifiant et en faisant du réel une limite à la fonction phallique. Au début pour l’enfant – qui n’est jamais seul – il y a une indistinction qui s’organise autour d’une dynamique bilatérale du désir et du manque pour laquelle survient la « genèse imaginaire du manque », que Lacan désigne par le symbole « phi », l’aptitude à imaginer et ou de se représenter les choses. Surgi ensuite une signification à l’endroit du père que Lacan dénomme « prescription symbolique ». Cette signification du père à l’aide de phi (objet imaginaire), s’accompagne de l’étape qui consiste à nommer le père et à le symboliser. C’est la naissance du langage. Lacan parle alors de « refoulement originaire » : le signifiant Nom-du-père et le nouveau signifiant qui se substitue au signifiant du désir de la mère. Et ainsi de fil en aiguille, les signifiants vont se substituer pour constituer un langage… le désir s’engageant alors dans la voie de la métonymie. C’est à partir de cette vision du développement de l’enfant que Lacan va dégager ses concepts de réel, de l’imaginaire et du symbolique. Le réel c’est la perception toute « crue » de notre environnement ; l’imaginaire, c’est l’aptitude à se faire des représentations. D’abord « phi » mais ensuite c’est le corps, d’où la construction d’une représentation de soi, visuelle. Lacan tire ainsi ses influences de la gestalt (la théorie de la forme), et de l’œuvre d’Henri Wallon. Rappelez-vous de la synthèse du stade du miroir. Enfin, le symbolique commence par le Nom-du-père qui s’inscrit avant tout dans le champ du langage, langage qui devient « le lieu naturel de l’individu ». Au bout du compte, à force de ce recours aux registres I (imaginaire) et S (symbolique), le réel s’efface et disparaît de notre expérience quotidienne. Ce « développement » génétique, va de pair avec le développement du grand Autre et du petit objet a, mais laissons cela de côté.

C’est ici que je vais faire un petit détour par les sciences cognitives qui touchent également les questions que pose la psychanalyse : le statut de l’intelligence eu égard à l’ordre symbolique. Le problème se pose de la façon suivante : comment un système naturel (humain par exemple) acquiert des informations intelligentes sur le monde dans lequel il se trouve ? Comment ces informations sont représentées et transformées en connaissances ? Comment ces connaissances sont utilisées pour guider son attention et son comportement ? Lemaire dans La psychologie cognitive, (2005) précise que le système cognitif est un système symbolique actif et non pas un système d’enregistrement. Or Binet avait déjà pressenti le problème lorsqu’il interrogeait le statut des émotions, de l’affectivité. Il se demandait si, au lieu d’être simplement des perceptions, elles n’étaient pas plutôt des éléments qu’il faudrait ajouter à la conscience : le désir ne représenterait-il pas un complément de la conscience ? (op. cit., p.97). C’est donc l’ordre symbolique lui-même qui est le nœud d’une question épistémologique. Le problème est que Freud, au cours de cette période, fait du langage et de sa capacité de structuration et de liaison le fil conducteur de l’appareil psychique et que, parallèlement, au cours de la même période, Saussure constitue une linguistique comme science du langage humain. C’est sur ces questions que les points de vue divergent ; tout en manifestant un intérêt pour la psychanalyse, Binet se rapproche des sciences cognitives. Tous les deux prennent le langage soit pour un système de transfert d’information (communication – Sciences Cognitives) ou bien un organe de la pensée (Binet). Ils viendront ainsi à refouler cet au-delà du langage en tant que moyen de la communication, qu’est l’équivoque, en tant que porteur de la singularité humaine, singularité qui ne se réduit pas à être une simple performance mais à une capacité toujours sujette à des changements. Binet en mettant en avant le rôle du symbolique et donc du langage, ne tient pas compte du statut de la parole présente pour chaque sujet dans les rapports de la pensée à l’objet. La place du langage reste alors problématique, pour lui, elle n’est pas simplement un instrument externe à la pensée mais un « organe » qui sert d’expression à la pensée. Et s’il s’intéresse à la psychanalyse, il refuse l’importance dévolue à la vie psychique qui ne relève pas de l’expérience, et de l’inconscient il en fera un inconscient physiologique, celui qui se retrouve présent comme activité automatique, neuronale, si je me permets de m’exprimer ainsi. Binet bute alors sur le statut du langage, rate son rapport à la psychanalyse, mais en même temps en tant que psychologue exigeant, il pense la psychologie d’un individu en développement, d’un individu en construction avec ses ratés ; l’échelle métrique ne corrèle donc pas les âges mesurés et les âges réels. L’intelligence non développée ou mal développée ne se ramène pas celle du petit enfant. Au fond chaque individu est respectable y compris dans ses difficultés, lorsqu’il est par exemple déficient.

A présent, je vais tenter d’actualiser ces problématiques ; en tant que psychologue, je pratique les tests mais en évaluant autrement. L’exploration des déficits m’a fait rencontrer avant tout ce que je pourrais appeler le déficit déguisé dans la position obtuse du sujet qui nourrit ainsi le « refus de comprendre », véritable passion chez certains sujets, la passion de l’ignorance. Je citerais ici une de mes patientes, Mlle S : « Ma sœur était surdouée et je suis née après un frère mort. J’étais manquée comme garçon, je n’ai jamais trouvé ma place. Ma sœur était le bras droit de ma mère, et mon frère ainé le roi. Moi je n’existais pas, j’étais la remplaçante, ma mère m’ignorait car elle disait : « elle est bête ». Pour ma mère, il y avait 2 classements des gens : intelligents et bêtes. Moi j’étais pour elle la bête, elle ne prenait pas mon opinion en compte, elle. Effectivement, dit-elle, j’ai fait le test de QI et j’ai été diagnostiquée débile légère. Je me rappelle que je répondais ce qui me passait par la tête aux questions : je disais que « la lune venait le jour et que le soleil était carré ». Une fois j’ai remplacé ma sœur pour aider ma mère à faire l’inventaire de ses magasins et moi j’ai tout mis en négatif ! Je voulais montrer à ma mère que je pouvais faire comme ma sœur mais ce n’était pas possible ! Ensuite je suis devenue prof et j’avais les enfants les plus bêtes. C’était insupportable pour moi qu’on dise « cet enfant est bête ». Moi, je disais : « tout le monde peut apprendre ». Ceci dit, Mlle S. est plutôt solidement installé dans un discours. Elle n’est pas débile du tout, c’est juste une petite rusée. Mais peut-être qu’à force de crier au loup, elle est devenue vraiment bête aux yeux des autres. Ce qui est, pour son cas, moins drôle. Cependant elle nous apprend trois choses, d’abord qu’en répondant n’importe quoi, elle incarne le manque, le manque de rigueur ; d’autre part elle incarne l’incapacité massive à comprendre et à apprendre face à l’Autre. Enfin, que cette « folle raison » a pour but d’exister, peu importe comment, aux yeux de la mère. La question serait alors ce qui permet à cette enfant de sortir de sa position de « débile » qui fait stagner ses capacités ; son discours initiale ne nous le dit pas mais le recours à la fonction paternelle, à un signifiant paternel, lui a permis d’orienter son discours dans le désir de l’Autre ; ici l’éducation nationale. La difficulté pour elle vient de la jouissance qu’elle éprouve à « flotter » sans fin afin d’obtenir un autre regard maternel ; c’est justement l’introduction d’une différence, d’un élément « consistant » qui vient arrêter le flottement, la gélification dira tout à l’heure Nadine Daquin, qui a rendu possible le changement. Cette différence introduit la marque phallique. En somme, Mlle S. n’est nullement une « débile », on assiste plutôt à son dégagement face à une identification qui finit par l’aliéner et va donc trouver graduellement des solutions plus proches d’un conflit « réparateur » ordinaire entre le moi et l’idéal (débile versus enseignante) par exemple, lui permettant de s’extraire ou de désaliéner d’un signifiant qui pousse à l’inhibition de l’agir…