Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

T’aimer ? Moi non plus !

Caroline KHANAFER

Vous connaissez sans aucun doute ce jeu qui consiste à effeuiller une marguerite en associant la ritournelle « Il m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… » ou « Je l’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… ». L’objectif est de savoir « comment, combien l’autre vous aime» ou « comment, combien j’aime l’autre ». L’amour, ça fait causer tout le monde. ça nous concerne tous : que ce soit en trop, en pas assez, en manque, en perdu…

Je vous propose ce matin de jouer un instant et de parler amour, enfin à ce qu’on observe entre le « à la folie » et le « pas du tout ».

Il y a donc un parti pris : celui de l’amour fou, quand ça délire. Plus précisément, parle-t-on d’amour dans la paranoïa ? En quoi consiste l’amour dans la paranoïa, quand l’Autre est perçu comme nécessairement malveillant ?

S’il y a un signifiant issu du champ psychiatrique qui a connu une grande vulgarisation, c’est celui de « paranoïaque ». D’ailleurs la tendance veut qu’on en coupe le suffixe. Être « parano », c’est être d’une méfiance accrue, dans une forme de suspicion, justifiée ou non – à noter que cela ne renvoie pas nécessairement à un aspect pathologique. La perte du suffixe suffit à rendre moins fou.

« Ma mère est complètement parano ! chaque fois que je dis que je suis fatiguée, que je veux rester seule dans ma chambre, j’ai le droit à l’interrogatoire pour savoir si je me drogue ! » – expliquait une jeune patiente.

Plus que jamais, le climat politique et mondial ont de quoi rendre chacun parano. Même en amour, les nouveaux codes des rencontres ont de quoi susciter des accès de folie. Prenez par exemple la pratique du « breadcrumbing »qu’on peut traduire par « miettes digitales », décrit par un journaliste comme le « nouveau fléau amoureux ». Il s’agit d’envoyer des messages de façon sporadique pour se rappeler à l’autre et créer un désir mais sans pour autant faire évoluer la relation. En somme, une sorte de délire égoïste, un peu mégalo… pour rendre l’autre « accroc ».

Du point de vue psychiatrique, le DSM-IV (1996) définit le trouble de la personnalité paranoïaque comme un « État de méfiance soupçonneuse envahissante envers les autres dont les intentions sont interprétées de manière malveillante. La personnalité paranoïaque implique la présence d’au moins quatre des sept symptômes suivants :

Le sujet s’attend, sans raison suffisante, à ce que les autres se servent de lui, lui nuisent ou le trompent ;

il est préoccupé par des doutes injustifiés concernant la loyauté ou la fidélité de ses amis et collègues, d’une façon plus générale de son entourage ;

il est réticent à se confier à autrui car il craint que sa confidence ne soit utilisée contre lui ;

il discerne des significations cachées, humiliantes ou menaçantes, dans des événements anodins ;

il est rancunier, ne pardonne pas d’être blessé, insulté ou dédaigné ;

il s’imagine des attaques contre sa personne ou sa réputation, auxquelles il va réagir par la colère ou la rétorsion ;

il met en doute de manière répétée et sans justification la fidélité de son conjoint. »

« Les folies raisonnantes »

En amour, fait remarquer Lacan, les sujets se retrouvent hors d’eux – entendez aussi « hors deux » – parce que l’amour naît du hasard d’une rencontre et confronte nécessairement à l’impossible du deux. Pour le névrosé, cet impossible peut s’exprimer par des récits teintés de jalousie, d’incompréhension, de manque. Dans la psychose, la jalousie devient délire : délire passionnel, folie érotique, érotomanie… C’est l’amour fou ! Pourquoi ? Parce que le paranoïaque ne croit pas en l’autre – Lacan utilise le terme allemand « Unglauben » – conséquence directe de la forclusion, de la défaillance du Nom-du-Père. « Pour que la psychose se déclenche, explique Lacan, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet». Lacan, Jacques, « Du traitement possible de la psychose », Ecrits, Seuil, 1966, p. 577. Son rapport à la réalité est marqué par la certitude de détenir la vérité et le savoir. Ce point de certitude se trouve à l’extérieur et non pas à l’intérieur.

Un repérage essentiel dans la paranoïa est que l’Autre malveillant est très consistant. C’est-à-dire qu’il semble impossible de prendre une distance, de mettre une barre sur cet Autre comme peut le faire un névrosé – qui rencontre lui aussi une sorte d’« Autre méchant » – on est alors dans le registre de l’imaginaire. Par exemple dans la clinique on entend des phrases comme : « Mon femme ne me laisse respirer ! », « mon frère me prend la tête 24h/24 ! »….

Le signifiant « paranoïaque » est issu d’une histoire riche et complexe – du théâtre grec en passant par l’évolution de la psychiatrie en Allemagne et en France notamment !

Un des « maître-livres » selon Lacan est l’ouvrage de Paul Sérieux (1864-1947) et de Joseph Capgras (1872-1950) intitulé « Les Folies raisonnantes ».

Dans une approche organiciste, ils ont rassemblé des observations des analyses de cas avec une grande finesse clinique et scientifique. Les auteurs prêtent une véritable attention à la parole du sujet : « Des entretiens prolongés ou répétés sont souvent nécessaire pour découvrir certaines particularités ». La description est telle qu’on peut quasiment visualiser la constitution de la paranoïa.

JAM précise que « l’objet principal du livre de Sérieux et Capgras est un peu l’ombre portée de l’Autre méchant, car ils distinguent le délire d’interprétation proprement dit et le délire de quérulence (revendication). La figure de l’Autre méchant n’est donc pas au centre de leur œuvre ». Pour eux, il y a prévalence de la dimension interprétative sur la dimension persécutive. Le sujet paranoïaque n’a de cesse d’interpréter encore et encore la parole de l’Autre pour trouver une signification qui lui échappe. Cette recherche d’une signification délirante marque son rapport au langage. Ils notent qu’il n’y a pas nécessairement d’hallucination.

« Le délire d’interprétation est caractérisé par l’existence de deux ordres de phénomènes en apparence contradictoires : d’un côté des troubles délirants manifestes, de l’autre une conservation frappante de l’activité mentale ; en premier lieu des symptômes positifs fournis par des conceptions et des interprétations délirantes, en second lieu des symptômes négatifs, à savoir : l’intégrité des facultés intellectuelles et l’absence, ou la rareté, des hallucinations. » (S et C, les folies raisonnantes, 1909).

Le délire d’interprétation peut évoluer pendant des années. En géologie, on parlerait de strates qui s’amoncellent, ayant chacune des caractéristiques propres. Dans la paranoïa, ce qui est marquant ce n’est pas tant la réalité des chocs émotionnels, des blessures, des traumatismes, de ce que le malade perçoit comme un préjudice, c’est l’interprétation qui va en jaillir : un raisonnement erroné, délirant. Tout prend une signification personnelle pour le sujet. Il est persécuté, victime d’un complot par exemple. A un moment donné, cela explose. Sérieux et Capgras précisent que l’« interprétation délirante éclate donc : véritable révélation sans discussion, sans contrôle, elle apporte la clarté de l’évidence, la certitude absolue ». Tout événement vient nourrir le délire, renforcer ses convictions.

Les auteurs définissent sept types de délire d’interprétation : « les persécutés, les mégalomanes, les jaloux, les amoureux, les mystiques, les hypocondriaques, les auto-accusateurs ».

Tout le monde peut devenir persécuteur en essayant de rassurer le sujet ou de minimiser ses interprétations. Cette tentative entraine une nouvelle interprétation folle. Le sujet ne peut rien entendre. C’est quelque chose qu’on observe très bien dans notre clinique.

Une femme m’explique qu’elle a arrêté de voir son médecin – pourtant son médecin de famille depuis des années. Elle lui confiait penser que son mari avait une liaison. Le médecin, connaissant bien le mari aussi, lui a dit « vous n’y pensez pas ! vous vous inquiétez pour rien ». Il n’en fallut pas davantage pour la convaincre qu’il était de mèche avec son mari. En tant qu’homme, il avait pris le parti de son mari. Elle exigea que son mari change également de médecin… ce qu’il fit !

Dans le séminaire Les psychoses, Lacan donne une place majeure à la notion d’interprétation du langage. Sérieux et Capgras ont eu l’intuition de l’importance du langage. Aussi concernant le traitement des malades peuvent-ils écrire : « on aura recours à un traitement moral prudent, qui, sans donner autre chose qu’un demi-succès, pourra néanmoins augmenter la durée des périodes de rémission et prévenir des réactions dangereuses. On se gardera de heurter de front les conceptions erronées. Point de railleries, point de réfutation. L’important au début est de gagner la confiance de l’interprétateur, et pour cela il faut l’écouter patiemment sans argumenter avec lui (…) on profite d’une rémission pour l’amener à rejeter spontanément quelques-unes de ses interprétations… ».

Le cas du président schreber – la déclinaison du Je l’aime

Le cas du Président Schreber illustre les effets ravageant de la décompensation psychotique de type paranoïaque. Daniel Paul Schreber, magistrat, est nommé Président de chambre à la cour d’appel de Dresde en 1893. Quelques mois plus tard, en proie à des hallucinations, il est suspendu de ses fonctions et hospitalisé. Il parviendra à rédiger Les Mémoires d’un névropathe – texte dans lequel il décrit très précisément et rigoureusement son délire : il croit que Dieu le transforme en femme et le torture à l’aide de lilliputiens. Il se présente comme le seul interlocuteur de Dieu. Il détaille sa relation à sa femme et sa relation à son médecin, le Professeur Fleschig. Il évoque par exemple un rêve dans lequel il éprouve une forme de désir homosexuel (selon Freud) envers le médecin. Avec détails, il décrit différents phénomènes comme l’érotomanie divine (Dieu risque de trop l’aimer), l’éviration, les hallucinations, les effets sur le corps. L’intensité des phénomènes prend le devant du lien amoureux.

En 1911, prenant appui sur cet ouvrage si riche et en restant au plus près des dires du Schreber, Freud publie Le Président Schreber – remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique – où il développe sa théorie sur la paranoïa. Freud porte son attention sur la question du narcissisme dans la paranoïa. Pour lui, le délire de Schreber résulte du rejet d’une pulsion homosexuelle à l’encontre du Dr Flechsig. Le fantasme initial « J’aime un homme » est refusé par Schreber. Le délire surgit. Dans un article de 1922, traduit par Lacan : « chez le paranoïaque, c’est justement la personne de son sexe qu’il aimait le plus qui se transforme en persécuteur ». Lacan souligne qu’« Il y a là une affection, un attachement, une présentification essentielle… qui est que le délirant, le psychotique tient à son délire comme à quelque chose qui est lui-même » – Lacan, Les psychoses, p245.

Freud va procéder à une déclinaison grammaticale de la libido chez le paranoïaque à partir de cette phrase « J’aime un homme » : il nous présente quatre délires qui réfutent ce fantasme :

  • le délire de persécution : issu d’un mécanisme de projection, c’est le renversement de l’amour en se contraire. Le verbe « aimer » est contredit. On passe de « J’aime un homme » à « Je le hais ».

  • le délire érotomaniaque : ici c’est l’objet qui est contredit. C’est l’illusion délirante d’être aimé qui conduit le sujet à aimer à son tour. « Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime »… conduisant à « Elle m’aime, donc je l’aime ». « Dieu s’est engagé avec moi dans un système de raccordement nerveux exclusif, je suis devenu pour lui, en un certain sens, tout simplement l’homme soit l’être humain unique autour duquel gravitent toutes choses. » Schreber PD. Mémoires d’un névropathe. Paris : Seuil, 1975, p. 215.

  • le délire de jalousie : c’est le sujet qui est contredit : du côté homme « ce n’est pas moi qui l’aime, cet homme, c’est elle qui l’aime » / du côté femme « ce n’est pas moi qui aime cette femme, c’est lui qui l’aime ». Freud décrit le cas suivant : « celui d’un jeune homme qui présentait, pleinement épanouie, une paranoïa de jalousie, dont l’objet était son épouse d’une fidélité au-dessus de tout reproche. Il sortait alors d’une période orageuse, dans laquelle il avait été dominé sans rémission par son délire. Lorsque je le vis, il présentait encore des accès bien isolés qui duraient plusieurs jours, et, point intéressant, débutaient régulièrement le lendemain d’un acte sexuel, qui se passait d’ailleurs à la satisfaction des deux parties. On est en droit d’en conclure qu’à chaque fois, après que fut assouvie la libido hétérosexuelle, la composante homosexuelle, réveillée avec elle, se frayait son expression par l’accès de jalousie ».

  • le délire des grandeurs : verbe, objet et sujet sont niés. Toute la libido du sujet se reporte sur lui-même : « Je n’aime personne, je n’aime que moi ».

Lacan précise que l’analyse de Freud a permis de changer « la perspective sur la pathogénie de la paranoïa ». Mais il nous propose d’aller plus loin et nous interroge: « quand à savoir ce que c’est que cette homosexualité, à quel point de l’économie du sujet elle intervient, comment elle détermine la psychose ».  Il ouvre l’étude du cas Schreber à travers une « dialectique imaginaire ».

JAM note que « Parler de délire, ce n’est pas simplement parler de délire d’interprétation, mais dire que le délire est une interprétation ». (la cause freudienne, 70)

Conclusion du délire à l’amour dans la psychose

Un homme consulte à la demande de son médecin suite à des accès de colère dans son travail. Il y consent décidant que ce serait un espace pour réfléchir à une nouvelle orientation professionnelle et certainement pas pour se questionner sur sa colère jugée « totalement légitime ». Après quelques temps, il confie que ses histoires amoureuses se soldent toujours par des échecs attribués aux comportements de ses compagnes. Sa première histoire sérieuse a lieu pendant ses études. Il se décrit comme brillant. Il raconte : « Elle n’était pas vraiment douée. J’ai voulu l’aider, la guider. Je pouvais le faire. Mais en fait elle se servait de moi ». Elle obtient une meilleure note que lui à un examen. A partir de ce moment, tout ce qu’elle pouvait faire ou dire était interprété ainsi : « elle veut me voler mon savoir ».

Quelques années plus tard, il rencontre « une très belle femme, amusante, séduisante » sur un site internet. Il s’est senti flatté par l’intérêt qu’elle lui portait. Leur relation est passionnelle. A nouveau très rapidement, il est convaincu qu’elle n’est pas honnête. Il lui demande si elle va encore sur des sites de rencontre. Le ton de sa réponse le convainc qu’elle ment. Par ailleurs elle refuse lui donner ses mots de passe. C’est forcément une preuve de sa malveillance. Un soir ils se rendent au théâtre, elle sourit à l’homme assis à côté d’eux et s’excuse de lui avoir marché sur le pied. Il s’est contenu pendant tout le spectacle. A l’intérieur, il fulmine : « elle le connaît, elle me fait passer pour un con ». Pour cet homme, toute relation passionnelle comporte des risques et fait naître des interprétations délirantes.

Puis une rencontre amoureuse « apaisante » et une mutation dans une autre région (sans changer de métier) signent l’arrêt du suivi. En vacances dans une maison de famille, il rencontre une voisine plutôt timide, « jolie mais trop », pratiquante, qui n’a pas eu beaucoup d’histoires. Ici, pas de passion : il ne se sent pas en danger, pas menacé. Il contrôle la situation. Quelque chose semble alors se stabilise (au moins un temps) pour cet homme.

« Pour le psychotique, précise Lacan, une relation amoureuse est possible qui l’abolit comme sujet, en tant qu’elle admet une hétérogénéité radicale de l’Autre. Mais cet amour est aussi un amour mort ». (Les psychoses) Le mot est fort. Comment entendre ce caractère mortifié? On a vu avec Freud que le paranoïaque n’aime que son délire, il ne peut s’en sortir. L’Autre apparaît souvent comme une fiction délirante car il est radicalement Autre et ne peut dès lors s’incarner.

J’ai lu des échanges sur des forums sur internet entre des femmes diagnostiquées psychotiques horrifiées qu’on puisse douter de l’existence de l’amour dans la psychose. Chacune apportait des preuves d’avoir aimé ou d’avoir été aimée. Qu’est-ce que l’amour si ce n’est une création ? Une invention ? Une tentative de faire tenir quelque chose ensemble ? On a beaucoup à apprendre de l’amour avec les psychotiques. Il faut un peu de folie pour aimer. : «  Autrement dit, quand on est amoureux, on est fou, Lacan 1953 – Les écrits techniques de Freud Ce qui compte c’est qu’elles puissent écrire : « nous nous aimons ».

Finalement, on se demande si l’amour ce n’est pas ça : « d’avoir fait un bout de chemin ensemble ? » Les non-dupes-errent Lacan

Bibliographie :

Lacan – Les non-dupes-errent

Lacan – Les psychoses

Lacan – Les écrits techniques de Freud

Lacan – Des traitements possibles d’une psychose, Les Écrits

Sérieux et Capgras- Les folies raisonnantes

JAM – La Cause Freudienne n°70

Freud – le Président Schreber