Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Trouble bipolaire

Bernard JOTHY

C’est en 1953 qu’apparaît le premier usage de l’adjectif « bipolaire » pour qualifier une alternance d’épisodes maniaques et mélancoliques (K. Kleist).

Auparavant, la clinique du XIXème parlait de folie circulaire, de folie à double forme. E. Kraepelin, en 1899, définit la folie maniaco-dépressive. On parlera ensuite de psychose maniaco-dépressive (PMD). Mais les cliniciens ont aussi affaire à des manies isolées, des mélancolies isolées, sans compter la notion d’hypomanie et d’autres formes mineures comme la cyclothymie.

Les troubles bipolaires sont sensés rassembler toutes ces manifestations pathologiques de l’humeur en une notion beaucoup plus extensive que la PMD : on les classe,on les hiérarchise, on les délimite afin de disposer de données objectives, qu’on peut mesurer et étudier statistiquement. On peut aussi complexifier les tableaux en prenant en compte les co morbidités qui concernent le plus souvent les troubles anxieux, les troubles des conduites alimentaires et les addictions.

La classification du DSM-IV fait actuellement référence, en attendant sa révision prévue pour 2012; elle retient essentiellement quatre formes de TB :

  • Le TB I : un ou plusieurs épisodes maniaques ou mixtes + épisodes dépressifs majeurs

  • Le TB II : un ou plusieurs épisodes dépressifs majeurs + au moins un épisode hypomaniaque

  • Le trouble cyclothymique : nombreuses périodes hypomaniaques + nombreuses périodes dépressives ne remplissant pas les critères d’un épisode dépressif majeur

  • Le TB non spécifié, catégorie résiduelle.

On a pu reprocher à cette classification de laisser échapper un certain nombre de troubles.

D’où l’intérêt suscité par d’autres classifications que le DSM, qui cherchent à affiner les distinctions et à couvrir au mieux l’ensemble des troubles concernés : G.L. Klerman (1981) fait l’hypothèse du spectre des TB, tandis que J. Angst cherche à valider l’hypothèse d’un continuum. Sachs en 2004, a proposé le calcul d’un index de bipolarité : quand il est supérieur à 60, un traitement thymorégulateur est indiqué.

Mais cette volonté d’affiner le système de classification en conjuguant nominalisme et pragmatisme continue d’ignorer que tout univers de règles comporte nécessairement un trou ineffaçable : l’utopie du DSM, dans son ambition scientifique, perpétue l’idée qu’on peut faire l’impasse sur ce manque structural dont la logique ne s’impose pas moins. Or il ne peut pas y avoir de savoir, pas de classification qui résorbe cette béance dans son appréhension des données. C’est ce qui s’écrit (S de A barré) dans la théorie lacanienne. Le péché du DSM en se proposant comme savoir désubjectivé, est de se priver dans sa mise en œuvre d’une étape rendue nécessaire par ce trou : quand on a à décider si un cas relève de telle catégorie, l’étude des critères d’inclusion ne suffit pas, il faut y ajouter un acte, un jugement du clinicien, et cette médiation n’est en aucune façon automatisable. J.-A. Miller en reprenant les développements de E. Kant a rappelé cela de manière très opportune : « entre l’universel et le cas particulier, il est nécessaire d’insérer l’acte de jugement, lequel n’est pas universalisable ». La clinique des standards du DSM ne peut pas se passer d’une « clinique du jugement » qu’elle repousse pourtant avec obstination puisque tous ses efforts tendent à éliminer une implication quelconque du clinicien dans l’établissement du diagnostic. Il s’en déduit que les révisions programmées du DSM ne pourront pas davantage venir à bout de ce qui résiste de manière fondamentale au découpage de la psychose maniaco-dépressive.

Notons, au passage, ce qui se passe au niveau des dénominations : on tend à se passer de l’appellation « psychose maniaco-dépressive » pour lui préférer le « trouble bipolaire » qu’on abrège ensuite en TB et qu’on décline en TB1, TB1bis, TB2 ….Cette réduction fait image : la psychiatrie actuelle s’éloigne de plus en plus de la clinique classique, la désarticule au nom de la neutralité athéorique, et la schématise pour mieux sacrifier à l’approche dite objective.

Ainsi, pense-t-on se mettre en conformité avec les exigences de « l’evidence based medecine » qui est le paradigme, la référence qu’il ne faut surtout pas perdre de vue dans la médecine d’aujourd’hui. L’E.B.M., c’est la médecine fondée sur les faits, sur les preuves ; elle envisage la maladie du point de vue des populations de malades  qu’elle étudie selon des méthodes statistiques ; elle ne retient de l’expérience des cliniciens que ce qui résiste à une analyse scientifique rigoureuse écartant toute intuition. Dans cette démarche, la recherche de données probantes prime sur la capacité de jugement du médecin. C’est la médecine à l’époque de la « mesure généralisée ».

Les problèmes de diagnostic :

On estime qu’il est fait très tardivement, 5 ou 10 ans après le début des troubles dans un nombre important de cas. D’où le recours à des instruments pour « dépister » au mieux le TB et l’identifier:

Exemple : le Mood Disorder Questionnaire (MDQ) chez l’adulte dont on compare les scores aux réponses à un entretien clinique « structuré » réalisé par téléphone.

On dispose également du HCL-32 : Hypomania Check-list et d’autres dont on use en ayant le souci d’obtenir le meilleur rapport sensibilité/spécificité.

Les enfants et adolescents peuvent être détectés par des instruments adaptés. On cherche bien sûr à développer les « expertises » en suivant des cohortes de patients très nombreuses. Mais alors, un nouveau risque d’erreur est à craindre : celui des faux diagnostics positifs car on retrouve chez beaucoup de gens considérés comme normaux des symptômes de la série TB. La frontière n’est pas facile à repérer. Une fois encore, les questionnaires, même étalonnés et validés scientifiquement ne rendent pas forcément le service attendu. On sent bien là ce qui limite ce type de pratique clinique qui se contente de réponses à ses propres questions en restant sourde aux paroles spontanées des sujets et aux signifiants qui les animent. Elle n’en produit pas moins des résultats étonnants : en dix ans (de 1994 à 2003), aux USA, le nombre de personnes diagnostiquées TB a été multiplié par deux pour les adultes et par dix pour les moins de 20 ans !!!

Les traitements :

Ils relèvent d’une méthode qui se veut également scientifique, puisque basée sur « les résultats d’essais thérapeutiques randomisés en double aveugle dont le design est parfaitement rigoureux » selon C. Henry. Les protocoles qui en découlent devraient s’imposer aux psychiatres prescripteurs de médicaments, généralement bien informés.

Or, les recommandations thérapeutiques ne sont souvent pas suivies : les médecins ignorent les dernières molécules d’excellente réputation, et continuent à utiliser des médicaments d’efficacité plus douteuse. Pourquoi ? se demandent les auteurs. On invoque les croyances des prescripteurs, leurs habitudes, « leurs expériences partagées » qu’ils préfèreraient aux avis académiques. Pour expliquer ces décalages, on estime aussi que « les algorithmes de décision thérapeutique (evidence based médecine) ne prennent pas suffisamment en compte la complexité symptomatique ». Autrement dit, une trop grande rigueur dans les critères d’inclusion ferait obstacle à une application raisonnée des bons conseils. Malaise dans la recommandation, donc.

Perspectives sur les TB :

La mise en série des troubles de l’humeur dans le DSM-IV, au mépris de toute conception psychopathologique, est manifestement destinée à favoriser l’ajustement à toutes les causalités génétiques, neurophysiologiques, et psychopharmacologiques disponibles. Tous les espoirs de traitement des symptômes sont mis dans les avancées escomptées de la science et notamment de la génétique. Dans le domaine de la psychiatrie, comme dans bien d’autres branches de la médecine, l’enthousiasme soulevé par le Projet génomique humain a fait naître des attentes qui peuvent se révéler excessives. Car pour interpréter ce génome séquencé, il faut pouvoir corréler des marqueurs génomiques avec les pathologies rencontrées. Or, pour le moment, « un des problèmes majeurs est l’absence de marqueur objectif pour aider au diagnostic des maladies psychiatriques » (S. Jamain).

Les choses se compliquent d’ailleurs, car on s’est aperçu que « les mêmes gènes peuvent prédisposer à plusieurs maladies psychiatriques » et qu’une seule maladie est déterminée par plusieurs gènes et non pas un seul. Si bien que « aucune spécificité clinique rapportée à un seul gène n’a été mise en évidence ». Mais les efforts ne manquent pas pour cependant trouver des répondants biologiques aux variations de l’humeur.

En témoigne un schéma produit lors du congrès international de neuropsychopharmacologie de juin dernier à Hong Kong ; il donne une idée de la chaine de déterminations sur laquelle on raisonne :

  1. Il existe une prédisposition génétique (variations des gènes RORA, TIMELESS et ASMT) qui entraine des troubles du sommeil et des anomalies du fonctionnement circadien

  2. Ces troubles et anomalies impactent sur le métabolisme de la sérotonine et sur le circuit dopaminergique

  3. cela provoque des effets indésirables sur la régulation de l’humeur.

Il est clair que tout est fait, si on suit ce schéma, pour ignorer que le porteur de TB est un être parlant. On met à jour un mécanisme biologique sous-jacent aux troubles de l’humeur et on lui attribue la fonction de cause : c’est entretenir une confusion entre le cérébral et le mental, c’est assimiler purement et simplement le substrat neuronal au ressenti, au vécu et à ce qui s’articule dans le langage. Pour les psychiatres qui s’inscrivent dans le courant biologique, la régulation homéostatique se suffit à elle-même, il n’y a nul besoin d’un Autre, lieu du signifiant, nulle prise en compte du rapport à la vérité, et aucune trace de la responsabilité du sujet.

Certes, on pourra compléter le schéma biologique que nous avons décrit en y ajoutant l’incidence de l’environnement et des évènements de vie, considérés comme traumatismes déclenchants. Mais c’est le déterminisme biologique qui guidera le geste thérapeutique essentiel : il visera à compenser le défaut biologique identifié, à corriger le dysfonctionnement cérébral générateur du trouble. En somme, dans cette optique, la guérison passe essentiellement par la soumission à l’ordre biologique et à ceux qui en ont la maitrise.

Pour en sortir

L’utilisation de la notion de trouble bipolaire fait clairement ressortir qu’elle sert mieux les intérêts du complexe scientifico-commercial qu’elle n’apporte à la clinique un abord novateur des troubles de l’humeur. Ceci parce qu’elle conforte les personnes souffrantes dans un refus de subjectiver ; elle les enferme dans un système de classes diagnostiques qui veut référer chacun à un universel aliénant. L’idéologie du DSM fournit une aide contre le sujet : elle en établit la forclusion au nom de la science. « Aujourd’hui, tout est pris en otage par la biologisation de l’espèce » s’exclame l’écrivain P. Sollers. Pour y échapper, il convient donc de s’adapter au régime des normes sociales et biologiques. Mais celui que son humeur porte au trouble bipolaire, la psychiatrie DSM l’incitera à s’identifier à sa plainte en attendant passivement d’être délivré de ses difficultés par la bonne molécule. On cherchera à le convaincre qu’en se laissant appareiller à ce mode de traitement, il obtiendra du soulagement. Il est certes heureux que des médicaments existent pour les maladies du mental, neuroleptiques, antidépresseurs, stabilisateurs de l’humeur et qu’un usage raisonné intervienne chaque fois que nécessaire. Mais cela ne justifie pas une distribution de masse de pilules du bonheur, à l’aveuglette, pour un simple passage à vide ou un coup de blues.

La psychanalyse entend les choses autrement. Pour elle, rien n’est à attendre d’un effacement de l’individu devant la règle de la normalité ; la solution ne passe pas par le classement du particulier dans l’universel. Au contraire, dit J.-A. Miller, « le sujet se constitue toujours comme une exception à la règle ». C’est en s’écartant de la règle des classes diagnostiques, en se disjoignant du confinement nosographique que le patient peut jouer sa chance et inventer sa solution particulière. Il se donne ainsi, dit encore Miller « sa propre loi dans son symptôme, et grâce à son symptôme ». Le travail analytique s’attache au déchiffrage du symptôme et, au-delà du sens, il vise le réel lié au mode de jouir du sujet. A partir de son symptôme particulier, et de ce qui y reste accroché de jouissance, une personne pourra donc produire ses propres normes, celles qui permettent de se trouver dans la meilleure harmonie possible avec le monde alentour. Mais à cela une condition : qu’elle puisse se fier à sa parole. Car son humeur en dépend.

Bibliographie :

  • J.-A. Miller, Le rossignol de Lacan, la Cause freudienne n°69

  • Le Quotidien du médecin du 25 mai 2010 : « Le nouveau visage des troubles de l’humeur » (citations de S. Jamain, chercheur INSERM U955)

  • 27ème congrès de l’International College of Neuropsychopharmacology, Hong Kong 2010 : La lettre du psychiatre, juillet-août 2010, n°4-vol.VI (citations de C. Henry)

  • F. Ferrero et J.-M. Aubry, Traitements psychologiques des troubles bipolaires, Masson, Paris, 2009

  • E. Laurent, Lost in cognition, Editions Cécile Defaut, Nantes, 2008

  • P. Sollers, Guerres secrètes, Editions Carnetsnord, 2007