Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Un cas de psychose chronique déficitaire

Marcelo DENIS

Au moment où je le rencontre, Jean a 46 ans, il est hospitalisé depuis 21 ans en psychiatrie adulte. Hospitalisation, certes, qui a connu des allers retours entre l’hôpital et son milieu familial. Les sorties vers son milieu familial sont devenues rares avec le temps, voire impossibles. Ce patient est dit, je cite, « chronique et déficitaire » par l’équipe soignante, on retrouve aussi des traces du signifiant déficitaire dans son dossier médical. Il a été diagnostiqué comme une « dépression atypique évoluant vers une schizophrénie paranoïde ». J’ai rencontré ce patient lors de mon arrivée dans le service de psychiatrie où j’exerçais en tant que psychologue.

En psychiatrie les termes chronique et déficitaire renvoient à des concepts galvaudés. La chronicité selon le Dictionnaire de Psychiatrie renvoie au caractère d’une maladie mentale qui évolue longtemps voire toute la vie, avec ou sans faces aigues ou rémissions, entrainant à la longue une altération plus ou moins accentuée des fonctions psychiques. La chronicité est aujourd’hui considérée comme l’une des caractéristiques de la pathologie mentale : la maladie dure longtemps, les troubles sont récurrents. La forme déficitaire de la psychose renvoi aux symptômes dits « négatifs ». La psychiatrie, celle qui base sa clinique sur le DSM ou sur la CIM au moment de porter un diagnostic, à évaluer une pathologie en considérant les symptômes positifs et négatifs que présente le patient. Les symptômes dit positifs sont décrits comme productifs et les négatifs sont rangés du côté de la pauvreté d’expression. Ainsi le manque d’énergie et de motivation, l’émoussement affectif, et la pauvreté de la pensée sont les symptômes négatifs les plus fréquents de la schizophrénie dans le DSM. Ils doivent être présents et observables au moins pendant six mois. Ce qui est avant tout un travail de description d’une observation de pathologie en un temps T, même si ce temps est à considérer pendant six mois, est en fait utilisé, au moins ici (dans ce cas), comme un marqueur diagnostic qui vient contenter un pronostic défavorable marquant le peu d’évolution. Jean se retrouve ainsi étiqueté et dirions-nous « scotché » dans une fixation immuable d’un même état qui laisse peu de place à la nouveauté, à la surprise et à la rencontre. Si de l’observation part la nomination d’un état, il semblerait que la nomination puisse marquer le destin d’un sujet. En d’autres mots, la façon dont un patient est nommé étiqueté et catalogué, influe sur la manière d’envisager sa capacité d’évolution. Comme toujours, le signifiant déficitaire a un caractère d’immuabilité lié à ses origines conceptuelles ancrées dans l’organicité.

I – Histoire asilaire  

Jean est hospitalisé pour la première fois à 19 ans, lors d’une permission de son service militaire : il fait une tentative de suicide médicamenteuse. Dans son compte-rendu de 1979, le psychiatre écrit : « les premiers troubles se caractérisent par un contact très superficiel, bizarre, il tient des propos peu cohérents, avec un thème mystique d’immortalité et de toute puissance ». Ainsi, Jean a été réformé après deux mois d’incorporation.

Au cours d’une visite à domicile d’infirmières de l’époque, celles-ci apprennent que Jean dort dans le même lit que sa mère.

Plusieurs hospitalisations de courte durée sont à noter, pour je cite, des « états dépressifs atypiques avec des idées suicidaires et de persécution ». C’est en 1984 que survient sa deuxième tentative de suicide par noyade cette fois-ci, à un moment où il réussit à fuguer de l’hôpital.

Jean est hospitalisé sans interruption à partir de 1985. Depuis, il a été suivi par différentes personnes (psychiatres, psychologues), changé d’unité plusieurs fois aux aléas des projets. Je constate que sa biographie maintes fois reprise reste approximative. Il est signalé la persistance d’idées suicidaires, une demande permanente de retourner chez sa mère avec un sentiment d’abandon, ainsi que de nombreuses « fugues » jusqu’au domicile. Pour compléter la description hospitalière de ce patient, je citerai un dernier psychiatre qui écrit : « en raison de son état ambivalent et de sa grande angoisse, les tentatives de réinsertion ont toutes échouées. Le maintien à domicile n’est pas envisageable, la mère présentant elle-même une psychose maniaco-dépressive ».

Finalement et avec le temps, il n’y a plus eu de plainte chez ce patient, il s’est progressivement éteint. Au moment où je l’ai rencontré, il y avait seulement l’expression d’une souffrance. Il formulait des phrases abstraites voire métaphysiques, des commentaires sans adresse à l’autre. Il s’était replié sur lui-même dans un mutisme et des balancements ponctuels de son corps. Des cris et des tentatives de se jeter par la fenêtre étaient fréquents. Au cours des réunions institutionnelles, Jean se levait plusieurs fois, s’agitait, faisait grincer régulièrement sa chaise au sol, parfois criait « Ramenez-moi chez ma mère ! », ou se mettait à pleurer.

II – Le traitement 

Le contact

Il est un des rares patients de l’unité à ne pas avoir un « suivi psy ». Lorsque je lui propose des entretiens, il les refuse. Un jour où il me lance « Ramenez-moi chez ma mère ! », je lui réponds « venez, on va en discuter ». Il me suit. A partir de ce jour, on s’est rencontré une fois par semaine en entretien et à ma demande.

La première séance

Seul avec moi, Jean se balance sur sa chaise. « Je veux voir ma mère ». Récite un bout de poème. Commence des phrases qu’il ne finit pas. Ne répond à aucune de mes relances ou questions. Visiblement halluciné, il demande à quelqu’un derrière lui de se taire. Soudain, il se lève et quitte le bureau précipitamment «  je vais aux toilettes », dit-il. Puis il revient, je suis alors en train d’écrire. Autre demande : « Je peux avoir un bout de papier avec un stylo ». Alors Jean pose sur une feuille blanche des symboles. Entre deux séances, il glissera sous mon bureau d’autres feuilles avec ces symboles.

La suite d’une rencontre

A la séance suivante, j’interroge Jean sur ce que je trouve sous ma porte. Il me dit qu’il ne sait pas, que c’est pour moi et que je peux « le ranger dans son dossier ou le jeter à la poubelle ». Je le range devant lui dans une pochette en papier que je sortirai à chacune de nos rencontres. L’absence occasionnelle de cette pochette l’amènera, inquiet, à me demander où elle se trouve. Je note, qu’il ne se désintéresse pas tant que ça du destin de ses dessins.

A partir de là, la séance comporte cette adresse de dessins ou inscriptions qu’il me demande de ranger dans son dossier. Les mouvements intempestifs sur sa chaise, les sorties du bureau, les pleurs voire les cris du début du traitement, vont être remplacés dans la séance par la production de dessins et de symboles. Ces petits faits d’écriture, viennent à la place des automatismes corporels.

Progressivement, émergent des petits bouts de dialogue au cours de la séance. Jean dit : « Je souffre d’un œdipe aigu » — c’est un médecin qui le suivait il y a dix ans qui le lui aurait dit — « Je suis trop attaché à ma mère », ajoute-t-il. Jean se sert à l’occasion de ces formules de langage entendues pour parler de lui, il les reprend à son compte et les utilise pour tenter de se présenter. Ces formules de langage paraissent pendant une longue période être son seul point d’identification.

Ce qui se répète dans chaque entretien avec Jean, c’est le collage compulsif à sa mère. Dans son discours, tout tourne autour d’elle. Ce collage, il le met en acte à maintes reprises, fuguant de l’hôpital pour aller la rejoindre. Un jour pourtant, sa mère n’étant pas là, c’est son frère qui le reçoit et finit par lui claquer la porte au nez.

Mouvement transférentiel

Ce petit événement implique une sorte de nouvelle demande. Devant le refus de son frère de le recevoir, Jean va me faire une confidence. Il s’adresse à moi en disant « Mr Marcelo, il ne faut pas dire ce que je vais vous raconter ». « Mr Marcelo » est institué en tant que témoin. Jean demande un regard extérieur, quelqu’un qui entende et soit le témoin de sa souffrance. L’orientation de nos rencontres se fait vers un autre positionnement subjectif : qu’il ne soit plus le seul témoin de sa propre souffrance, du fait d’être « martyr de l’inconscient » (Lacan, Sem III, p.149).

Par la suite, ses demandes vont se faire plus précises. Un autre jour en séance, il dit : « Est-ce que vous pouvez arrêter de gribouiller pendant que je vous parle ? ». Il range les feuilles sur mon bureau et ajoute : « Discutez avec moi. J’aimerais savoir ce que vous pensez de moi. Maintenant on peut discuter, on est dans le calme, je n’entends plus cette voix qui me dit tout le temps fait-ci, fait pas ça. Vous ne parlez jamais de vous, dites-moi quelque chose de vous ».

S’ensuit ce dialogue :

– « Qu’est-ce que vous voudriez savoir ? », je lui demande.

– « Je ne sais pas …quand j’étais petit, je jouais avec des petites voitures »

– « Moi aussi et quand j’étais petit, j’avais un camion en plastique »

– « Comme mon frère », ajoute-il.

(Vif intérêt, je pense être sur la bonne voie et continue)

– « A mon camion, j’avais attaché une ficelle, je chargeais mon camion et je me promenais en en le traînant derrière moi ».

Rigole.

– « Vous, vous savez beaucoup de choses », me dit-il.

– « Non, je ne sais rien »

– « Mais si, vous quand vous parlez, vous savez ce que vous pensez, alors que moi… »

– « Oui, mais à part ça, je ne sais rien, je ne sais rien de vous par exemple. Il n’y a que vous qui pouvez savoir ce que vous vivez »

– « Mais moi non plus, je ne comprends pas bien »

– « Peut-être qu’on peut essayer de mieux comprendre en discutant ? »

– « On peut essayer », dit-il.

A la fin de cette séance, Jean dit pour la première fois : « Merci de m’avoir écouté ». A partir de ce jour, je ne prends plus de notes pendant la séance, parallèlement il arrête ses dessins et inscriptions symboliques. On ne « gribouille plus » en séance, on discute, les entretiens prennent d’avantage la tournure de conversations. Alors, Jean en tant que sujet, commence à être un peu plus présent dans sa prise de parole. Il exprime un avis critique sur sa mère qui l’a « abandonné, et lui met des bâtons dans les roues » ; sur son frère qui « a foutu le bordel à la maison ».

Toutefois, Jean nous rappelle que ses idées suicidaires sont toujours présentes et qu’il ne semble manifestement pas se repérer dans le temps. Il y a des éléments concernant son milieu familial et surtout la relation thérapeutique avec moi qui évolueront pendant des mois de manière presque imperceptible, mais qui deviendront évidents dans ce que nous appellerons avec Jean, « un réveil ».

Expérience de la mort et réveil

Un jour Jean est transféré en médecine après une perte de connaissance. Les diagnostics médicaux sont formels « Malaise syncopal avec chute, perte de connaissance et traumatisme crânien ». Autant les médecins que les infirmiers, paraissent s’attacher à cette explication.

Jean me raconte cet événement autrement : il « (s’est) vu mourir ». Il explique qu’il s’est étouffé au moment du repas avec un morceau de pain, « je ne pouvais plus respirer, j’ai essayé de m’accrocher et de demander de l’aide mais personne m’entendait, ma tête a tapé sur le sol ». Ce qui est nouveau dans le récit de Jean, c’est sa peur de la mort. Il va manifester ici qu’il ne veut pas mourir. Il le dit à quelqu’un qui l’entend et accuse réception de son dire. A partir de là, Jean va s’accrocher à la vie et se positionne différemment vis-à-vis de la mort.

Les mois suivants, les demandes de Jean passent d’une forme abstraite à une forme précise et pragmatique. Il veut savoir depuis combien de temps il est hospitalisé. Jean raconte ce qu’il a fait au cours de la semaine. Il a notamment emprunté des livres à la bibliothèque dont il prend soin de me résumer le contenu. Jean se positionne en tant que sujet capable de donner un avis critique sur ses lectures.

Jean cherche désormais de façon rigoureuse ses mots, il construit ses phrases dans une adresse à l’autre. Il cherche à se faire entendre et reconnaître, un effort pour « bien dire » est présent. Le contenu des entretiens avec Jean devient plus riche et varié. Il s’applique à se distinguer de son frère par la définition et la nomination de ses traits de caractères : «  Je suis timide, romantique et solitaire, alors que mon frère est mondain et bordélique ». Il s’intéresse ainsi à l’actualité avec l’idée qu’il doit s’informer, savoir ce qui arrive dans la société avec laquelle il a été si longtemps déconnecté. Il regarde donc le journal télévisé, qu’il me raconte ensuite. Jean est en demande de nos entretiens, qu’il a repérés dans la semaine. Il se montre intéressé par la chronologie de ces hospitalisations, il veut qu’on l’aide à « y voir plus clair », qu’on l’aide à se souvenir d’un passé « flou ».

Débranchement avec l’autre : moment de bascule

A l’entretien quelques semaines après, je retrouve Jean changé. Il a l’air à nouveau perdu, son regard est fuyant. Il commence par dire qu’il « est guéri, qu’il est le dieu de la guerre ». Il demande une feuille, un crayon et exécute ses dessins et inscriptions dont il n’a rien à dire. Il se montre à nouveau très dissocié, délirant, coupé du dialogue, par moments ironique, parfois même cynique. A partir du peu qu’il dit, je cherche à clarifier ; je lui demande de m’expliquer et il finit par me répondre : «  C’est comme ça, je sais que c’est pas très logique ce que je dis, ça n’a pas de sens, mais j’y crois, c’est comme ça ». Je lui fais part de mon étonnement et lui rappelle qu’il m’avait demandé de revoir ensemble la chronologie de ses hospitalisations. Il me répond : «  Oui, je me rappelle parfaitement mais ce n’est plus la peine, cela ne m’intéresse plus ». A ce moment de bascule, il fallait y répondre. Je lui dis : « Je ne suis pas d’accord avec vous pour que vous preniez les choses à la légère. Je trouve qu’aujourd’hui vous n’avez pas les pieds sur terre. Ce n’est pas sérieux ce que vous faites ». Je me lève et met précipitamment un terme à l’entretien.

A la séance suivante Jean dit d’emblée : « Au fait pour la dernière fois, il ne faut pas en tenir compte, je n’étais pas bien, je disais n’importe quoi, ça m’arrive parfois lorsque je ne dors pas bien, j’étais angoissé, je perds la tête ». Et il enchaîne, en redemandant: « Est-ce que vous avez pu voir dans mon dossier depuis combien de temps je suis hospitalisé ? On peut revoir ensemble la chronologie de mes hospitalisations ? »

III – Conclusion 

Jean n’exprime plus d’idées suicidaires. Il critique l’attitude de sa mère ou de son frère qui « ne s’occupent pas de (lui) ». Il ironise sur ses fugues chez sa mère se moquant de lui-même : « Je faisais vraiment n’importe quoi ! ». Il lui arrive d’organiser avec l’accord de son psychiatre, une visite chez elle. Le sentiment d’abandon est toujours là, mais il y réagit par de la tristesse qui l’amène par moments à retirer son intérêt du monde qui l’entoure. Il y décrit à ce moment-là, un vécu délirant et des hallucinations verbales. Le travail thérapeutique avec Jean a duré 5 ans.

Pendant toute une période Jean s’animait uniquement pendant le temps de l’entretien. Par la suite le lien thérapeutique quasi exclusif, a laissé place à d’autres liens possibles pour lui avec les soignants du service. Enfin, c’est à l’extérieur de l’hôpital que cette inscription dans le lien social s’est poursuive, puisque Jean a commencé à travailler dans un ESAT. Aujourd’hui presque 4 ans après, il reste hospitalisé mais il est toujours un travailleur assidu de l’ESAT. S’il peut toujours être considéré comme un patient chronique, il montre ostensiblement qu’il est loin d’être déficitaire.