Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Un propriétaire SDF – 11eme Journée – Supportable…insupportable

Sarah ABITBOL

je__affiche_11M. M vient à Intervalle depuis plus de six ans, chaque week-end. Il a un appartement  qu’il pourrait occuper aujourd’hui, mais il vit comme un SDF depuis dix ans, passant d’un foyer à un autre dans des conditions difficiles. La plainte délirante et essentielle de M. durant ses entretiens à Intervalle, concerne son  logement.

Ce qui se passe pour lui, M. nous l’explique sans relâche. C’est du KAFKA haute voltige ! Il est victime des aberrations du système de la santé publique, du système de la justice, de la police, des politiques et des trafiquants de drogue. M. est en colère contre le système et contre tous ceux qui n’agissent pas pour y remédier.

Résumons rapidement les injustices délirantes dont nous fait perpétuellement  part M.

Son logement

M. a vécu avec sa mère dans un studio jusqu’à son décès. A la suite d’un héritage, il achète un appartement. Afin de gagner un peu d’argent, il loue des chambres à deux étudiantes. Celles-ci amènent leurs amis et, très vite, son appartement est squatté par des trafiquants de drogue. M. porte plainte, la police intervient, mais ces gens reviennent, le menace et s’installent chez lui. Dès lors, la police ne l’écoute plus. Depuis, il dort dans des foyers d’hébergements, passant par ailleurs  quelques temps dans la rue.

Une hospitalisation

En 2007, M. se trouve probablement très agité après une manifestation ou assemblée d’une des associations dans lesquelles il s’implique. Il est tard, il a soif et se rend à l’hôpital afin de demander un verre d’eau. Il est alors hospitalisé de force. Il décrit  cette hospitalisation comme une terrible humiliation.

M. nous fait le récit, étape par étape, de ses démarches. Il demande l’accès à son dossier, il veut connaître la raison de son hospitalisation.

En fait, M. mène plusieurs combats qui ont le même objet : la reconnaissance de son statut de victime.

L’appartement 

M. souhaite la reconnaissance de l’effraction de son appartement. « L’appartement est vide sauf que si je rentre, je perds le droit de reconnaissance des faits…». Ainsi, passe-t-il son temps à essayer de faire reconnaître cela. Nous serons témoins durant toutes ces années, de ses correspondances avec la justice, la police, des dossiers qu’il doit constituer, les avocats ne voulant pas l’aider, les délais étant dépassés pour déposer  un dossier, etc. Nous avons du mal à suivre. En 2008, M. reçoit une lettre indiquant la fin de l’enquête. Mais il ne retourne pas chez lui et attend toujours cette reconnaissance.

Les associations 

Comme une suite logique, M. est engagé dans diverses associations d’usagers de la santé mentale. Il milite pour la reconnaissance de leurs droits. Son militantisme se précise au fil des années et apparaît comme une solution. Ainsi il constate qu’aider les autres, les représenter, lui procure une satisfaction, l’aide à supporter ses malheurs.

La question concernant la reconnaissance

L’existence de M. est une tentative d’accrochage au père. M. décrit son père comme un homme brillant, normalien, agrégé de lettres à vingt ans, nommé professeur à 28 ans, spécialiste de l’Inde, du sanskrit. Ce père était également entouré d’hommes de la plus grande importance. Celui-ci était particulièrement soucieux d’utiliser les expressions correctement et reprenait son fils lorsqu’il ne parlait pas de manière adéquate (ex : « ne pas remplacer en retard par « à la bourre », Ne pas dire «  je suis arrivée 5 minutes à la bourre » mais « je suis arrivé de cinq minutes à la bourre »).

M. décrit une maison remplie de livres qui débordent de toutes les pièces. Adolescent, il s’intéressait aux sujets chers à son père afin d’avoir un échange avec lui. « Par ailleurs, je n’ai jamais cherché à surclasser mon père, sauf pour me montrer digne d’intérêt : j’ai trouvé l’occasion de l’intéresser en lui demandant des tuyaux sur les versions latines. » « Mon père, ajoute M. avait une reconnaissance contrairement à moi ». « Nous ne nous situons pas à la même échelle, les capacités de mon père s’évaluent en échelle lettrée… ».

Le style de ses visites à Intervalle

M. se présente avec un corps abîmé, accompagné de ses affaires qu’il traîne dans un chariot. Il s’exprime avec un langage précieux, soutenu, articulé et cohérent. Il a une précision technique impressionnante pour détailler ses dommages corporels, ainsi que les termes juridiques et sociaux de son affaire. Or, tout en étant cohérent, son discours s’égare tellement dans  les  détails – chaque détail en appelant  un autre – avec une telle précision, que le fil se perd rapidement et qu’il est en définitive difficile, voire impossible de comprendre ce qu’il s’est passé. M. ne peut aller à l’essentiel, il ne peut synthétiser. Son style d’énonciation métonymique a comme effet d’épuiser celui qui l’écoute surtout qu’il a beaucoup de mal à accepter les fins d’entretien. M continue à parler bien que l’accueillant ait conclu l’entretien. Le Nom-du-Père étant forclos, rien ne peut capitonner son discours, le point de capiton étant ce qui permet de donner un sens à un énoncé.

Généralement courtois à notre égard, M. traverse périodiquement des moments de grande colère et est très agité. Il est alors difficile de l’apaiser. Nous avons repéré que ses colères sont toujours provoquées par un écrit ! Une lettre pour l’administration, un texte pour une assemblée, une lettre pour protester d’avoir été exclu d’une liste, etc. Bref, des écrits pour faire valoir ses droits, pour protester contre l’injustice, pour être reconnu. Ce qui revient à dire que la reconnaissance doit s’inscrire, laisser une trace matérielle.

Tout ce qui est de l’ordre de l’écrit est extrêmement difficile. Il demandera toujours à l’accueillant de lire ses lettres. Il nous dira que la rédaction est impossible pour lui, car on ne peut tout faire entrer dans une page. Il ne parvient pas à condenser et croit que tout peut être dit et écrit sans perte, sans trou. Ainsi, lorsqu’il parle, aucun signifiant ne peu faire point d’arrêt pour lui. Il veut être sûr de se faire comprendre, dit-il, et ayant conscience de ce qu’est le langage avec ses équivoques et ambiguïtés il ne parvient à conclure. Il a horreur de l’équivoque. M. cherche à éviter le malentendu inhérent au langage. C’est pour cela que nous avons affaire  à un discours qui ne se termine jamais. M. nous dit être dans le doute perpétuel sur le sens des mots qu’il utilise : « J’ai une difficulté car je suis un peu méticuleux, pour ne pas dire un peu maniaque, soucieux de l’exactitude, c’est pour cela que je vire à la complexité complète » (ainsi, Il a travaillé sur « un système de reconnaissance unique de la grammaire générative. Il s’agissait de déceler le risque d’équivoque quand on introduit un mot nouveau dans une langue déjà établie). 

En somme, il voudrait parler comme un livre comme son père. L’écrit serait une garantie. L’écrit sert à mettre un point d’arrêt qu’il ne peut pas mettre dans la parole.

Ajoutons que M. a une manière très particulière de relater toutes les injustices qu’il subit. Il a un rire sarcastique face à l’absurdité du système, il rit avec insistance lorsque ce qu’il raconte paraît invraisemblable et inhumain. Il cherche à irriter l’autre et trouve une satisfaction dans ce mode d’énonciation. Il se présente comme une victime et cela lui procure une satisfaction.

De plus, limpossibilité de M. de ponctuer ses phrases et/ou de terminer les entretiens, suscite chez les accueillants d’Intervalle un agacement. Chaque accueillant tente, à sa façon, des inventions afin de l’amener à synthétiser, à conclure et/ou à apaiser sa colère.

Fonction et place d’Intervalle

Contrairement à ce qui semblerait logique, M. ne vient pas à Intervalle pour que nous l’aidions à  récupérer son appartement, mais pour que nous reconnaissions et authentifiions son expérience ! Dans son combat  incessant, il cherche la reconnaissance des dommages subis, de l’injustice rocambolesque dont il est victime. Il ne cherche pas à se défendre.

Au fond, aucune reconnaissance venant de l’Autre ne pourra jamais l’apaiser dans le refus de l’Autre où il se trouve. Seule la reconnaissance symbolique acceptée permet à un sujet de se reconnaître. Lacan, dans son Séminaire III, met en évidence que l’Autre de la reconnaissance est exclu dans la psychose. Autrement dit, le sujet n’a pas pu instituer un Autre qu’il reconnaît et qui lui permettrait de se reconnaître lui-même, de se désigner, de se définir. En effet, la reconnaissance ne peut s’effectuer de manière directe, pour nous nommer, nous reconnaître, nous sommes obligés de passer par un Autre. Or, cet Autre n’est pas inscrit chez le sujet psychotique, par conséquent ce dernier réitère sans cesse son discours. Ainsi M. M., chaque week-end, tente de nommer sa position. Aussi, nous pourrions émettre l’hypothèse qu’Intervalle vient, pour lui, à la place de cet Autre.

M. est en quelque sorte un « Sans Domicile du Lieu de l’Autre ». A Intervalle, il traite essentiellement son rapport au langage. Cette nécessité incessante de précision traduit une volonté de coller le symbolique au réel. Il cherche à fixer le signifiant et le signifié, à obtenir un écrit. Voici comment il l’énonce : « Le sens n’est pas dans le concept, ni dans le mot, il est dans le réel qu’on a, dans le commun devant soi. Le sens est dans la réalité… c’est ma cuisine à moi. C’est un truc dans lequel le travail n’est jamais terminé, c’est un peu comme une psychanalyse. »

M. déborde comme les livres de son père.

A Intervalle, nombre d’accueillants de diverses nationalités sont là pour l’écouter. Nous pouvons dire que M. s’adresse en quelque sorte au monde qu’il prend à témoin par le biais d’Intervalle. Au travers des entretiens il trouve à se loger dans le syndicat des délogés. N’étant pas logé dans l’Autre, il cherche un moyen d’accroche à l’Autre. Se loger dans le syndicat des délogés est une solution pour s’inscrire dans le lien social. Cette solution va se matérialiser par son implication de plus en plus importante dans diverses associations.

Les accueillants d’Intervalle ont accueilli sa position d’énonciation problématique sans l’encourager ni la nier, marge de maneuvre étroite. Nous pensons que ceci est aussi l’effet d’une équipe plurielle dans le sens où les accueillants se relaient chaque weekend. Ainsi, M. est accueilli chaque weekend par un analyste différent. Cela permet de mieux supporter son mode d’énonciation et ouvre la possibilité d’en faire un usage.

M. a su faire un usage social de sa position subjective de « victime », une nomination qui lui assure aussi le logement de son être au monde ainsi qu’une place dans le discours de l’Autre, politique et social.

Conclusion

M. se prive de son logement. Mais ce qui est important, c’est qu’il se déclare comme victime et en tant que tel, il est celui qui est refusé. Et il y trouve une place qui peut paraître paradoxale. Ainsi, tant qu’il n’obtient pas le constat d’effraction de son appartement, il peut continuer à être La victime, représentant des malades.

Aujourd’hui, il exerce certaines fonctions dans diverses associations. Il a été récemment nommé vice-président d’une importante association. Cette nomination lui donne une légitimité. Cependant, ce qui est particulier mais qui a toute sa logique, c’est que ceci n’atténue en rien son récit, son désespoir face à l’injustice subie il y a maintenant dix ans (la colère est apaisée et moins fréquente). Ainsi, dans les entretiens à Intervalle s’écrivent et s’enregistrent dans un même mouvement son parcours au sein des associations, ce qui le loge dans un discours social et son cri de victime, son être de jouissance rejeté par l’Autre.

Citations 

« Certains diraient que j’ai un discours interprétatif. Mais je cherche à comprendre ».

« Ma situation sociale produit des difficultés relationnelles avec mon environnement, on appelle ça « paranoïa », le terme ne me paraît pas adapté ».

« Ma mère a été le problème de ma vie, toujours à me dire comment je devais vivre, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai consulté toute ma vie ».

« Hier, quand je parlais de justice, de tribunaux, votre collègue a fait le rapprochement avec l’injustice. Cela est très lacanien. En effet, ma préoccupation n’est pas une plainte contre l’injustice, mais de faire évoluer les choses ». 

« Le fait de dire : la souffrance – je n’en ai rien à foutre – c’est une réaction par rapport à mon enfance. Quand son propre adversaire est pervers, le fait de se plaindre signifie de rentrer dans sa jouissance. Je veux rester sans réaction face à quelqu’un qui cherche à provoquer ma souffrance ».

« Ma démarche risque de dépasser les frontières de la paranoïa et de la mégalomanie ». Cest ça le moteur qui me permet de faire quelque chose. J’ai une forte motivation pour l’association que je représente ».

« Mon rêve est de me constituer comme prototype, ça me sert au moins à quelque chose (il amorce un sourire), pour permettre aux gens d’avoir accès aux dossiers qui concernent leurs périodes de dénigrement ». « Ce n’est plus un objectif personnel mais une mission ».

Il précise que venir à Intervalle, c’est important pour lui. « Ça me permet de ficeler mes plans ». « Ça m’aide à ne pas tourner dans le vide ».

« C’est pourquoi il n’y a pas de frontière entre moi et les grands hommes politiques. Ce sont des hommes pareils à moi, comme les autres. Dans les coulisses des ministères ils prennent des bains de pieds dans des bassines d’eau…. A l’école on ne me croyait pas quand je racontais tout cela et pourtant c’est exact ».