Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

arrêter mes mauvaises pensées

« Arrêter mes mauvaises pensées »

 

Patrick Almeida

 

 

 

 

 

 

Monique, 45 ans, vient à L’ÉPOC depuis juin 2016. Elle est adressée par un CMP et se présente avec le sentiment d’être dans un « état labyrinthique ». Voici quinze ans qu’elle se trouve « en dépression ». Au fond, ce qu’elle appelle « état labyrinthique » c’est une « perte du goût pour le travail » mais aussi pour la vie. C’est ce nouveau blocage qui la pousse à venir consulter.

 

En fait, très rapidement l’orientation de ce suivi va être autour du signifiant « travail » ou la perte de son goût pour le travail.  Est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit d’un signifiant qui s’impose sans aucune signification pour elle ? En soi, le « travail » ne veut rien dire, elle n’est pas du tout branchée sur ce « monde » et, au contraire, elle s’est toujours placée comme radicalement « marginale et libre » face à ce qu’elle interprète comme une injonction : travaille ! Face à cette injonction, elle se trouve perdue, déboussolée. Elle voudrait « retrouver le Nord, pour reprendre sa vie en main » et cela passe par une certaine entrée dans cet univers du travail.

 

Marginalité comme mode de vie

 

Aînée d’une grande fratrie, Monique s’est toujours senti « vraiment seule », dit-elle. Avec un sentiment d’être « unique », elle était plutôt collée à sa mère. Sa mère « portait une haine envers les hommes ». Son père est décrit comme un père nul, ou du moins elle l’a toujours vu sous cette angle, jusqu’il y a peu. De ses frères et sœurs elle parle très peu, gardant toujours une distance par rapport à eux et à leur univers. Au niveau des études, Monique a fait la faculté d’architecture. A ce moment-là elle avait le sentiment qu’elle « était au milieu de la société ». Était-elle destinée à cela, à une « vie vouée au succès » ? Dans ses propos il y a un mélange de sentiment de dignité et d’indignité assez ambigu. Mais, après un voyage en Afrique où elle a vécu en contact direct avec la nature et dans un autre type de société, Monique a fait « un pas en arrière » et a choisi de « se retrouver marginale à la société ». Elle quitte les bancs de la fac et entame un long chapitre de sa vie marqué par une errance subjective continue. Autrement dit, elle a eu un effet « d’illumination et d’éclairage » de sa position dans le monde : « J’ai eu quelque chose qui me disais que je devais faire des choses. Que je devais naître pour la vie ». Sauf que cette sorte de renaissance était marquée par une signification mortifère qui l’a poussée sans cesse dans un glissement éternel infernal. Elle était vouée à vivre en marge de la société car une partie de « la vie » se trouvait justement en dehors des normes et de la vie sociétale standard. Société qu’elle passe, depuis ce moment-là, à contester sans pour autant la quitter – l’ensemble des individus et leurs rapports réglés et de services réciproques (le travail, les échanges, la division du travail) sont mis en question de façon systématique.

 

Vers une insertion qui lui soit légitime ?

 

Donc depuis son expérience en Afrique, Monique prend une autre voie que celle de la « société traditionnelle » : elle se retrouve dans les principes de la « médecine alternative », même si elle se voit toujours du côté de la « marginalité et de l’exclusion ». C’est quand elle contracte le SIDA qu’elle se voit obligée de revenir à un traitement standard occidental, accompagné d’un état d’angoisse massif.

 

Lors d’une séance, Monique me dit qu’après des années sans rechercher de travail, elle vient de déposer une candidature pour laquelle elle a eu une réponse positive. Mais elle hésite. Elle hésite et fait toujours des circonvolutions concernant son passé pour justifier son « blocage » et son refus. Elle associe et me livre un souvenir. Elle doit avoir 6 ans et se trouve devant la porte d’un hôtel avec sa mère : « Il y a un monsieur riche qui arrive, et il y a un pauvre à côté de la porte. Le riche s’approche et le pauvre lui ouvre la porte. Je ne comprends pas. Je me dis que leur truc, ça ne marche pas. Plus tard, cela m’a beaucoup marquée en 94 la « crise Tequila »[1]. J’ai compris qu’au fond, tout était pourri ». On voit là comment la question de la différence sociale et du jeu social sont illégitimes à ses yeux. Elle revient à l’offre d’emploi tout en disant qu’elle ne sait pas quoi faire face à la menace de reprendre un « travail ». Sans vouloir la laisser seule face à un vide de sens, je lui dis : « Voilà ce que le monde vous offre, mais vous restez marginale si vous voulez ». Elle semble s’apaiser, tout en gardant un air très sérieux et réflexif par rapport à ce qui vient d’être dit. J’arrête la séance là-dessus. Je constate après-coup que cette intervention a eu un effet important pour elle et qu’elle a marqué un avant et un après dans ce suivi.

 

Ce que le monde lui offre…

 

Quelque temps après Monique affirme qu’elle a finalement fini par décrocher ce travail. Mais ne va-t-elle pas être obligée d’arrêter son suivi à L’ÉPOC ? En effet elle n’est pas du tout sûre qu’elle pourra réussir à tenir le coup sans « l’appui et la souplesse » de notre dispositif. Elle précise par ailleurs « qu’ici, avec la souplesse de l’accueil, des entretiens c’est très bien. Ici ce n’est pas une analyse qu’on fait, il n’y a pas l’engagement dans sa lourdeur ». Elle me dit encore que ce que je lui ai dit dernièrement a été décisif. Elle a interprété mon énoncé et me dit qu’elle a saisi un « voilà ce que la vie m’offre. À moi de me débrouiller et de faire avec ». Avec la nomination de l’offre, il semble qu’on a mobilisé quelque chose de sa demande.

 

Limiter l’intrusion et l’éparpillement de l’être

 

Lors de cette reprise de travail, il est question pour elle de ne pas se laisser « bouffer ». Monique interprète trop vite les intentions de l’autre et tout peut faire sens. Par exemple : elle est embauchée pour travailler dans un atelier en tant qu’ébéniste. Premier effet de sens : c’est « une boîte où il n’y avait pas de femme ». Elle est la première. Autrement dit, c’est la femme qui manquait à l’atelier. D’autre part, elle est à côté de Victor, un homme très hyperactif et autoritaire. Elle y voit tout de suite la relation de complémentarité. « Il est dans l’hyperactivité, moi dans le détail et dans la souplesse ». Donc, d’un coup, les séances sont remplies par la thématique de ses journées au travail, elle-même se retrouvant très angoissée par la place qu’elle est censée occuper de répondre à « toutes les demandes – y compris les plus folles ». Elle craint d’exploser et de passer à l’acte face à sa direction, de les agresser verbalement. Je lui rétorque qu’il ne s’agit surtout pas et en aucun cas de répondre à toutes les demandes. « Il faut faire attention à ne pas se laisser bouffer par le travail ». Elle rit et ajoute que j’arrive à « prendre la bête par les cornes ». Un lien transférentiel est véritablement établi.

 

Peu à peu, Monique se présente de moins en moins enfermée dans ce seul discours quérulent contre la société. Il paraît qu’elle reprend un certain goût à pouvoir circuler dans divers cercles sociaux (elle reprend contact avec l’une de ses sœurs). Cela la ramène à sa vie d’enfant et à sa vie de famille, toujours entre deux à l’instar de ses parents qui appartenaient à la « bourgeoisie conquérante mexicaine mais qui fréquentait les indiens yaquis ».

 

Tremblement imaginaire

 

Six mois après, Monique me fait part que se retrouver « incluse » dans le monde du travail la fragilise, car ce serait réaliser qu’elle fait partie d’un monde « injuste et sale du travail capitaliste ». Mais le travail en soi lui plaît beaucoup et ce qui apaise ce côté « porc capitaliste » c’est aussi le fait qu’elle travaille dans l’association « Petits Princes » pour les enfants malades. Je constate, entre temps, qu’il y a là dans sa façon de me présenter les choses une attitude assez ambivalente. Cette attitude on la retrouve déjà dans le rapport fusionnel à sa mère et, in extenso, aux autres, notamment à l’autorité. Il y a quelque chose de cet ordre-là lorsqu’elle se retrouve branchée à un autre, et qu’il s’avère que c’est difficile pour elle de s’en passer, elle a besoin de s’appuyer sur un double, et dans le même temps elle veut « à tout prix » se débarrasser de celui ou celle dont elle devient dépendante. C’est ce qui se passe lorsque le directeur de l’atelier de Monique lui marque sa confiance – ce qu’elle interprète comme étant de l’ordre d’une « certaine intimité ». Cela suffit pour que Monique « flambe » d’amour et est sûre que son directeur lui porte de l’intérêt. Elle a un certain degré de lucidité sur ce qui lui arrive : « je me suis déjà mise en situation fort compliquée pour après me rendre compte que je fais n’importe quoi ».

 

Non-assomption de la fonction symbolique

 

Ce qui lui pose problème c’est, entre autres, de pouvoir assurer sa fonction au sein de son travail. À la fois elle estime qu’on lui demande trop et on attend trop de choses de sa part ou c’est elle-même qui attend beaucoup de ce qui relève de sa « direction ». Elle peut devenir quérulente et revendicative pour que l’autre lui dise ce qu’elle doit faire. Rapidement elle se sent visée personnellement et c’est un long travail, lors des séances, pour pouvoir la décaler du jeu d’agressivité dans lequel elle se sent poussée à répondre. Parfois je me sers d’exemples assez triviaux entre la différence de position qu’il y a entre les clients et les professionnels, je l’interroge en quoi consiste sa fonction et quelles sont les limites d’action qu’elle rencontre.

 

Limiter son point fantasmatique

 

Au fur et à mesure des séances, il semble que Monique se décale peu à peu du conflit – qui est toujours accompagné de sa part d’une « bulle d’angoisse massive entre la poitrine et la gorge » et d’une colère trop importante. Un jour elle me dit : « Au moins lors d’une réunion avec l’équipe, je ne me suis pas énervée. Par contre la colère y était toujours. À ce moment, j’ai envie de crier et de partir, tout simplement ». Il parait qu’elle a besoin de toujours s’appuyer sur quelques collègues de son travail, notamment ses supérieurs, pour agir et prendre des décisions. Sinon c’est le sentiment d’être démunie face à quelque chose d’insurmontable. Lorsqu’elle pose une question en réunion en interne concernant une question pratique, elle attend toujours un « oui » ou un « non », sans ambages.

 

À ce titre, elle rapporte un autre souvenir d’enfance : « quand j’étais petite, j’ai toujours beaucoup demandé à mes parents de pourquoi ceci ou pourquoi cela et on ne me répondait jamais. J’ai compris qu’on me prenait pour une conne ». « Mais peut-être aussi que vos parents ne savaient pas tout », lui ai-je dit. Elle insiste qu’on la prenait bien pour une conne mais je l’interromps en me levant de ma chaise et ouvrant la porte du bureau. En sortant je souligne le fait que « c’est bien difficile de se rendre compte de la possibilité que l’autre peut aussi avoir des limites dans son savoir ». Cela lui fait un effet immédiat d’apaisement. Lors de la séance suivante elle me dit que « cet exercice de pouvoir synthétiser ma situation, ça m’apaise beaucoup car je vois, qu’après tout, il y a une unité dans ce que je dis ». Cela veut donc dire qu’elle a une expérience de sujet éparpillé dans son dire.

 

Enfin, Monique a pu énoncer dernièrement que lorsqu’elle ne voit dans son boulot que des problèmes, seul les séances peuvent l’aider à « démêler la chose ». Et que cela lui demande un effort de prendre de la distance pour voir que, par moments, comme je lui ai dit une fois, en effet « elle fait pas mal de tempête dans un verre d’eau ». Elle en conclut : « Il faut que j’apprenne à savoir comment arrêter mes mauvaises pensées. Sinon ça sera toujours du n’importe quoi. C’est quoi ce délire, bordel ? ».

 

Eh bien, ce délire c’est le sien et qui s’inscrit dans son mode de vie comme point d’écran de sa réalité. Pour l’instant, l’accompagnement qu’elle fait à L’ÉPOC lui est encore nécessaire pour lui permettre de tenir ensemble son « équilibre mental », même s’il reste fragile, et d’éviter une chute dans un cataclysme subjectif majeur qu’impliquerait la coupure de tout lien social sans le secours d’aucun discours établi. C’est un traitement aux antipodes des effets d’exclusion et d’errance subjective auxquels elle est plutôt habituée.

 

 

[1] Crise économique mexicaine.

 

 

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