Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Bleuler et Freud : chronique d’une scission annoncée – 6eme Journée Atelier Histoire des concepts – La clinique de l’ironie et le dit-schizophrène

Nicolas LANDRISCINI

AFFICHE2-violet.jpgPour contribuer à notre travail de cette année sur la schizophrénie, j’ai choisi d’approcher une période importante de l’histoire de cette catégorie clinique. Il s’agit du moment qui préside à son baptême par Bleuler et à la controverse qui aura lieu entre celui-ci, Jung et Freud concernant son statut nosologique ainsi que sa causalité.
J’essayerai de montrer que malgré l’inspiration que Bleuler trouve dans certains des travaux de Freud, leurs conceptions respectives de la causalité de la folie sont radicalement opposées. Bleuler soutient une causalité cognitive et organique, tandis que Freud subvertit le champ de la psychopathologie en introduisant la notion d’un sujet habité par un conflit entre sa libido et son moi.

En 1911, Eugen Bleuler, directeur à l’époque du mythique hôpital Burghölzli, publie une monographie intitulée Démence précoce ou groupe des schizophrénies, livre qui marquera l’histoire de la psychiatrie du XXème siècle. Résultat de ses longues années de recherche dans le domaine de la clinique des psychoses, Bleuler y propose un remaniement conceptuel de la catégorie clinique kraepelinienne à partir des ses présupposés théoriques associationnistes. Le livre contient également une application particulière à la schizophrénie des mécanismes des formations de l’inconscient découverts par Freud dans le rêve et dans la névrose.

Un mot d’abord sur les présupposés associationistes. Bleuler avait été l’élève de Wundt, tenant de la psychologie associationniste qui avait, avec Galton, mis au point un test d’association de mots ayant pour but de dégager les lois qui régissent les processus d’association d’idées. Le procédé est le suivant : on présente au sujet une série de mots sélectionnés au préalable et on lui propose d’y répondre avec les mots qui lui viennent à l’esprit. On analyse ensuite les réponses selon un certain nombre de critères préétablis et on en tire des conséquences sur son fonctionnement psychique.

Bleuler va incorporer ce test aux recherches menées dans son service sur la démence précoce. C’est plus particulièrement C. G. Jung (à l’époque son adjoint) qui va mener à bien la recherche. Dans un travail intitulé Psychologie de la démence précoce, de 1907, Jung rapporte les anomalies dans les réponses des patients à l’existence de « complexes de représentations chargés d’émotions », lesquels se manifestent par des chaînes d’associations fixes. Jung et Bleuler vont attribuer aux dits complexes un rôle déterminant dans l’expression de chaque symptôme.

Comment s’y prendront-ils? Eh bien, en y appliquant les mécanismes freudiens des formations de l’inconscient : ainsi un néologisme constitue une condensation de plusieurs significations complexuelles; un délire représente les besoins affectifs du sujet. Etc.

Une fois qu’on a saisi le rôle joué par les associations, nous pouvons introduire la conception bleulérienne de la schizophrénie. Du point de vue nosologique, et même étymologique, l’introduction du terme permet à Bleuler de déplacer les critères de chronicité, de précocité et d’affaiblissement inhérents à la démence précoce kraepelinienne et de les remplacer par l’intérêt porté à la dynamique psychique subjacente dans ces cas : « J’appelle la démence précoce schizophrénie parce que, comme j’espère le démontrer, la scission des fonctions psychiques les plus diverses est l’un de ses caractères les plus importants ».
La description du tableau clinique, elle, ne diffère cependant guère de la sémiologie kraepelinienne. Seulement, la catégorie prendra avec Bleuler une extension nosographique telle, qu’elle va phagocyter ou du moins négliger une grande partie des autres catégories cliniques, au point de devenir elle-même le paradigme de la maladie mentale, chose qu’il avait d’ailleurs lui-même reproché à la paranoïa d’avoir été auparavant.

Essayons maintenant de pénétrer davantage dans l’architecture de la théorie. Le caractère fondamental en est donc la spaltung, traduit en français par scission, dissociation ou encore dislocation des fonctions psychiques, conséquence d’un relâchement primaire des associations.

La conception bleulérienne de l’esprit, rappelons-le, relève de l’associationnisme. Le fonctionnement psychique normal y est considéré comme comportant une association des représentations hiérarchiquement subordonnées à l’atteinte d’une représentation du but premier. Par exemple l’écrivain subordonne la composition de sa phrase à la structure du chapitre, lequel est à son tour organisé en prenant en compte l’architecture finale du livre. Eh bien, c’est cette fonction même qui, avec une plus ou moins grande intensité, est d’après Bleuler touchée dans tous les cas de schizophrénie. Il en découle une dissociation généralisée de la pensée et du langage, des émotions et de la volonté qui donnent lieu à la panoplie des manifestations symptomatiques de la maladie.

Or le statut de cette scission est extrêmement équivoque et controversé. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas un phénomène clinique observable, mais plutôt une supposition théorique déduite des manifestations symptomatiques. Voilà en somme tout le problème.
Avant de considérer le problème clinique en question, je voudrais faire une remarque d’ordre généalogique concernant la spaltung.

La scission est en fait un concept dont l’histoire va de pair avec celle de l’aphasie. En 1874 Wernicke avait proposé le terme de séjonction pour expliquer la symptomatologie des aphasies. L’aphasie, on le sait, est une pathologie qui provoque des perturbations sélectives à l’intérieur de la faculté du langage : elle en touche par exemple l’aspect moteur et non pas le sensoriel. Wernicke pensait pouvoir rapporter les diverses dissociations de la faculté du langage à autant de lésions particulières du cerveau. Il propose alors la séjonction comme mécanisme provoquant une rupture des liens associatifs, un relâchement de l’architecture de la personnalité pouvant « aller jusqu’une dissociation de l’individu, au point de permettre, chez un sujet lucide, la coexistence de termes incompatibles entre eux ». Ceci étant dit Wernicke va opérer une pure et simple transposition de ce modèle des aphasies à l’ensemble des pathologies mentales, transposition qui sera très critiquée entre autres par Freud pour être considérée trop mécaniste et insuffisante à expliquer la diversité des troubles psychiatriques. Le concept de spaltung, qui résulterait d’un déficit primaire désagrégeant le processus mental, a été forgé par Bleuler à partir de celui de séjonction de Wernicke.

À partir donc de la considération de la spaltung comme noyau structural de la maladie, Bleuler va proposer une description de la symptomatologie déclinée en deux séries d’oppositions ayant chacune un statut théorique différent.
La première opposition, plutôt ancrée dans la phénoménologie, a une visée diagnostique : elle oppose les symptômes fondamentaux, qui sont spécifiques, permanents et pathognomoniques, aux symptômes accessoires, qui, eux, sont non spécifiques et contingents.

La deuxième opposition, d’ordre plus spéculatif, a une visée pathogénique. Elle oppose les symptômes dits primaires, qui sont nécessaires et considérés comme l’indice du processus morbide organique, aux symptômes secondaires, lesquels, contingents et psychogènes, constituent une réaction de l’esprit du malade au processus morbide, voire une tentative subjective de restitution.

La description des symptômes accessoires, effectuée avec un luxe de détails et d’exemples, reprend grosso modo la sémiologie kraepelinienne : hallucinations, idées délirantes, troubles du langage et de l’écriture, symptômes somatiques, catatoniques et autres syndromes aigus. Les symptômes fondamentaux, eux, sont quatre : troubles des associations et de l’affectivité, ambivalence et autisme, ce dernier étant défini par Bleuler comme la tendance à se replier dans le monde de la fantaisie par opposition à la réalité. Signalons juste qu’à l’exception du trouble des associations, les trois autres ne font pas l’unanimité chez les autres auteurs, car ils ne sont pas considérés comme exclusifs de la schizophrénie.

Un mot sur les formes cliniques de la maladie. Aux trois formes isolées par Kraepelin, à savoir la schizophrénie paranoïde, l’hébéphrénie, et la catatonie, Bleuler ajoute deux formes nouvelles, très controversées :

1) La schizophrénie simple, caractérisée par une présence exclusive de symptômes fondamentaux sans aucun des accessoires, (dans la pratique = absence de symptômes avérés). 2) La schizophrénie latente, qui, elle, ne présente aucun signe (même pas de symptôme fondamental), mais regroupe plutôt des personnalités bizarres, capricieuses, irritables ou solitaires.

Cette typologie bleulérienne est à l’origine d’une extension illimitée et monomaniaque de la schizophrénie, qui va progressivement être reprise, déclinée et assaisonnée par des auteurs postérieurs en donnant lieu à des concepts aussi bâtards comme ceux de «réaction schizophrène », « biotype schizophrène », « personnalité schizoïde », etc., dans lesquels on range tout et n’importe quoi.

Pour finir avec Bleuler, venons-en à sa conception de la causalité de la maladie, à laquelle il nous introduit avec l’opposition entre les symptômes primaires et secondaires, opposition donc d’ordre plutôt spéculatif que phénoménologique.
Les symptômes primaires émergent donc directement du processus morbide organique, ils en sont l’indice. Or « nous ne connaissons même pas encore avec certitude les symptômes primaires ». De ce fait, la spécification du processus morbide brille évidemment par son absence, bien qu’elle soit affirmée sans aucune gêne. Quoi qu’il en soit, le relâchement associatif, quintessence de la maladie, est cité par Bleuler comme symptôme primaire principal. Les troubles affectifs, l’ambivalence et l’autisme sont, eux, secondaires, bien que fondamentaux.

Quant aux symptômes secondaires, ils constituent la réaction de l’esprit malade aux événements internes ou externes, et ils sont, de ce fait, d’origine psychogène. En fait ils constituent l’essentiel de la symptomatologie : troubles affectifs, autisme, ambivalence, troubles de la mémoire et de l’orientation, idées délirantes, hallucinations. Du fait d’être psychogènes, ils sont considérés comme ayant un sens à déchiffrer, et c’est là la partie la plus freudienne du traité, où l’on voit Bleuler appliquer les mécanismes des formations de l’inconscient au déchiffrage des symptômes schizophrènes. Seulement, cet intérêt pour le déchiffrage, loin d’être en continuité avec les hypothèses freudiennes sur la causalité libidinale de la folie, n’était que l’envers d’un projet clinique visant à ramener toute la symptomatologie à un trouble fondamental, d’ordre en fin de compte cognitive ou intellectuel : la spaltung ou trouble d’association d’idées.

Venons-en maintenant à Freud. Comme nous le verrons, il considérait le phénomène clinique de la dissociation psychique comme l’effet d’un processus d’élimination active auquel in donne le nom de défense ou refoulement, qui est pour lui synonyme d’inconscient. L’inconscient est pour Freud l’instance qui cristallise le conflit entre deux forces opposées à l’intérieur du sujet, à savoir la pulsion d’un côté et le moi de l’autre.

Dans la correspondance Freud-Jung, qui s’étale de 1906 à 1914, nous trouvons l’atelier d’un ardu débat sur le statut et les rapports réciproques de la paranoïa et la démence précoce. Nous y voyons un Freud réticent à accepter la validité de la démence précoce, à laquelle il oppose la prééminence de la paranoïa, qu’il considère comme paradigme de la psychose. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’à la différence de la démence précoce, la paranoïa oblige à prendre en compte le fait que l’absence de déficit ou de démence n’empêche pas un homme d’être fou. Autrement dit la paranoïa met parfaitement en évidence selon Freud que ce n’est pas du côté d’un quelconque déficit dans l’intelligence ou dans la synthèse du moi, mais plutôt du côté des avatars de la libido que nous devons chercher la cause de la folie.

Dans ses lettres à Jung, nous voyons ainsi Freud toujours aborder la démence précoce par rapport voire par contraste avec la paranoïa.

Précisons d’abord davantage la place qu’occupe le concept de refoulement dans la doctrine de Freud : conséquence nécessaire du conflit permanent entre les intérêts du moi et la visée pulsionnelle, le refoulement est postulé au début par Freud comme un mécanisme de défense inhérent à la condition humaine. Or il y a le refoulé et son envers : le retour du refoulé.

Ceci étant posé, Freud construit la psychopathologie psychanalytique en proposant, pour chacune des structures cliniques, un mécanisme psychique spécifique qui véhicule le retour du refoulé: la conversion pour l’hystérie, le déplacement pour la névrose obsessionnelle ou la projection pour la paranoïa.

Dans son débat avec Jung et Bleuler, Freud va proposer une clinique différentielle de la paranoïa et de la démence précoce à partir du fonctionnement différent du refoulement ainsi que de la portée distincte de la régression dans chacune des deux entités.

Je propose ici en deux formules un aperçu des premières théorisations de Freud sur la question.


Dans la paranoïa, la libido est refoulée et fait ensuite retour au niveau du stade narcissique du développement libidinal, dans lequel le rapport à l’objet est maintenu. Le sujet paranoïaque en témoigne par la reconstruction d’un nouveau rapport à l’objet via la projection et le délire, sa tentative de guérison à lui.

En revanche, dans la démence précoce la libido est refoulée et son retour se fait à un niveau plus précoce du développement libidinal, où le rapport à l’objet est aboli, à savoir : l’autoérotisme. La tentative de reconstruction d’un lien à l’objet a lieu ici par le moyen du mécanisme hallucinatoire, mais elle est moins réussie car le registre spéculaire du narcissisme fait défaut pour le schizophrène.

En ce qui concerne la controverse avec Bleuler, le point intéressant me paraît être ici celui de la tension entre deux concepts : l’autoérotisme et l’autisme. Bleuler propose, nous l’avons vu, l’autisme comme un des symptômes fondamentaux de la schizophrénie. Il le définit comme un repli du sujet dans le monde intérieur de sa fantaisie qui l’éloigne de la prise en considération de la réalité. Il s’agit donc d’un trouble de la pensée, Bleuler lui-même expliquant avoir forgé ce concept à partir de celui d’autoérotisme de Freud mais en faisant abstraction de ses connotations sexuelles, dont il ne voulait rien savoir. Rappelons aussi que Jung lui-même développera plus tard son concept d’introversion à partir de l’autisme de Bleuler.

Ce point cristallise en effet parfaitement la béance radicale qu’il y a entre Freud d’un côté et Bleuler et Jung de l’autre. Pourquoi ? Eh bien parce que l’autoérotisme freudien n’est pas seulement un concept à caractère éminemment sexuel, mais il définit aussi un mode de jouissance qui est en deçà du registre de la fantaisie ou de l’introversion. Pour Freud le repli dans le monde de la fantaisie ou l’introversion caractérisent le rapport à l’objet maintenu par le névrosé après l’opération du refoulement. Chez le schizophrène, le rapport à l’objet étant aboli, il n’y a pas de fantaisie ou d’introversion mais retour de la jouissance sur le corps morcelé.

Pour terminer, je vais évoquer la dernière référence de Freud à la schizophrénie, car elle ouvre une perspective qui sera reprise par Lacan. Il s’agit de la notion de langage d’organe, que nous trouvons dans le chapitre sur l’inconscient de sa Métapsychologie.
Freud y fait remarquer d’abord l’usage particulier du langage chez certains schizophrènes. Il en donne un exemple, le cas d’Emma A., emprunté à Victor Tausk. Il s’agit d’une jeune fille schizophrène qui se retrouve à la clinique après une dispute avec son compagnon. Elle s’exclame : « Les yeux ne sont pas comme il faut, ils sont tournés (verdrehen) de travers ». Elle fait une série de reproches à ce fiancé : « elle ne peut pas du tout le comprendre, il semble à chaque fois différent, c’est un hypocrite, un tourneur d’yeux (augenverdreher), il lui a tourné les yeux, maintenant elle a les yeux tournés, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant le monde avec d’autres yeux ». 
 Dans la chaîne de pensée du schizophrène domine un élément dont le contenu est une innervation corporelle, dans ce cas, l’œil. Freud souligne dans cet exemple que « la relation à l’organe (à l’œil) s’est arrogée la fonction de représenter le contenu tout entier. Le discours schizophrénique présente ici un trait hypocondriaque, il est devenu langage d’organe ». Freud précise que c’est le trait essentiel du schizophrène.

L’exemple illustre également comment le sujet schizophrène exprime à ciel ouvert ce que le névrosé aurait refoulé. Freud fait en effet remarquer qu’un sujet hystérique aurait effectivement tourné les yeux convulsivement, c’est à dire que son corps aurait incarné le contenu de la représentation par le biais de la métaphore sans que le sujet puisse en faire le lien conscient. Au contraire, chez le schizophrène ce n’est pas la chose (le corps) qui est contaminée par le mot (conversion), mais le mot qui est contaminé par la chose (langage d’organe).

Dans son commentaire Freud explique que le symptôme schizophrène montre une prédominance de la représentation de mot sur la représentation de chose. Les représentations de mot ne parviennent pas à refouler les représentations de chose. Les choses font ainsi retour au niveau des mots, elles font intrusion dans les mots. Avec Lacan, nous dirions que le symptôme montre que la combinaison signifiante n’implique pas le signifié, elle se transforme en langage d’organe.

Comment cela se produit ? Rappelons que dans la schizophrénie l’investissement libidinal de l’objet (des choses) a échoué. Cependant l’investissement de la représentation de mot est maintenu, ce maintient constituant lui-même une tentative de rétablissement, un effort de restitution du rapport à l’objet perdu. Seulement, le sujet ne parvient à attraper que l’aspect verbal de l’objet. Il a perdu les choses, il ne lui reste que les mots. C’est le sens de la célèbre formule de Freud selon laquelle le schizophrène traite les mots comme les choses, formule que Lacan reprendra à son compte en disant que pour le schizophrène tout le symbolique est réel.