Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Clinique et évaluation : deux approches complémentaires

Claire Meljac

Le monde de la psychologie a servi récemment de caisse de résonance à des propos confus et souvent contradictoires émis par un groupe d’éminents professeurs ou de praticiens renommés. Ces personnalités très médiatisées portaient des jugements sans appel sur des confrères qui avaient le malheur de « penser autrement » (qu’eux).

On retrouvait dans leurs discours, sous divers modes et selon des contextes variables, deux mots-clés, destinés à jouer à peu près le même rôle que le chiffon rouge devant le taureau exaspéré : il s’agissait d’affoler l’audience et de provoquer chez elle des réactions d’horreur en les prononçant. Ces deux mots repères, devenus en peu de temps – car l’opération a été menée rondement – des stimuli pour réactions conditionnées, font pourtant partie du vocabulaire professionnel commun : il s’agit de clinique, d’abord et d’évaluation, ensuite.

Maintenant que le calme est (un peu) revenu, il serait peut-être temps de discuter sereinement quelques-unes des affirmations qui ont couru la campagne et les colonnes des journaux. Elles ont pu, à l’occasion, déstabiliser certains des lecteurs de Psycho média, comme tout autre public d’étudiants ou de professionnels. Voici donc, résumés à grands traits, ces énoncés que chacun d’entre nous, volens nolens, n’a pu manquer de capter :

– il n’existe de clinique que psychanalytique. Ce mot doit rester strictement réservé à ceux qui opèrent sur un fauteuil à proximité d’un divan et ne saurait être employé par qui que ce soit procédant sur un autre mode ;

– les évaluations, forcément chiffrées, constituent autant d’interventions rigides, injustifiées, dangereuses et devraient se trouver proscrites en toutes circonstances.

Peut-on continuer à tenir de tels discours ?

Ce petit texte a pour objet de nous aider à sortir d’un pré carré où certains désireraient nous maintenir : la liberté des autres n’est-elle pas toujours menaçante ?

Examinons donc ces affirmations, les unes après les autres, en revenant aux mots-clés qui les ont suscitées.

La clinique, c’est-à-dire la prise en compte de chaque individu dans sa spécificité, est-elle un exercice réservé au psychanalyste ?

La simple étymologie du mot montre que celui-ci n’entretient pas de rapports immédiats, directs et exclusifs avec le schéma de la cure selon Freud. Le terme « clinique » vient de klynos, en grec, qui désigne le lit du malade. C’est, en droite ligne, un héritage de la médecine, telle que la concevait Hippocrate. Le praticien doit se tenir aux côtés de l’individu souffrant, l’observer et ne livrer son diagnostic et sa thérapeutique qu’en fonction de ses particularités. Tout au long des derniers millénaires, le diagnostic et les thérapeutiques n’ont pu progresser que grâce à l’utilisation de cette méthode dite « clinique ».

Dans le domaine de la psychologie et des disciplines associées, le terme « clinique » a subi un sort bien singulier. C’est Pierre Janet (1851-1947) qui, le premier sans doute, parlant de psychologie clinique, semble en avoir introduit l’usage.

Aux États-Unis, Lightner Witmer, exact contemporain de Freud, se réfère à la clinique en même temps que le Maître de Vienne : celui qui allume l’esprit en un éclair (lighter = allumeur ; lightning = éclair, en anglais) et le dispensateur de joie (Freude = joie, en allemand) mettent également l’accent, quoique dans des perspectives différentes, sur l’intérêt d’une approche globale et singulière de l’individu.

La clinique, cependant, ne commence à être vraiment populaire (dans le domaine de la psychiatrie, puis de la psychologie) qu’après une célèbre conférence, prononcée en 1949, par Daniel Lagache, professeur en Sorbonne. Celle qui deviendra la fondatrice des enseignements de psychologie à Paris 7, Juliette Favez-Boutonnier, confisque alors la notion. L’emploi du terme « clinique », dans le domaine psy, disparaît plus ou moins d’autres contextes et se trouve réservé au seul champ de la psychanalyse. Il suffit aujourd’hui d’examiner l’organigramme d’une université française quelconque pour en être convaincu. L’indicatif « clinique » désigne bien à l’étudiant en psychologie les enseignements d’inspiration psychanalytique et le titre abusif de psychologue « clinicien » (quand il n’existe, en fait, que des psychologues) sous-entend que celui qui le porte adhère, en principe, à des théories repérables.

La « clinique », cependant, continue à vivre sa vie habituelle ailleurs : dans les facultés de médecine… et sur le terrain cosmétique : les crèmes de beauté (dont certaines portent justement la marque… Clinique) sont toutes « cliniquement testées », c’est-à-dire employées sur des personnes réelles dont on examine individuellement les transformations esthétiques.

Dans d’autres pays, la clinique connaît cependant d’autres aventures au cours des mêmes années : nous y reviendrons.

Qu’en est-il de la pratique de l’évaluation ?

On a dernièrement parlé de toutes ses formes et des nombreux objets sur lesquels elle peut porter : qualités d’un objet, d’un projet, mais aussi enseignement universitaire, production dans des postes de travail, rendement d’un individu. Tout, en fait, peut donner lieu à des évaluations et certaines d’entre elles ne devraient pas prêter à discussion : serait-il sage de fabriquer, en se dispensant de toute évaluation, un avion, promis, sans cette phase de contrôle, à de nombreux accidents ?

Cependant les choses se compliquent lorsque nous pénétrons aux frontières de l’humain et quand ce sur quoi l’évaluation s’applique se rapporte à une personne.

Une première clarification méthodologique et éthique paraît d’emblée indispensable : quand il s’agit d’êtres humains, une évaluation, si elle est correctement effectuée, ne devrait pas avoir pour objet de juger un individu, quel qu’il soit, mais bien de porter un regard sur ses performances dans des situations préalablement définies, en se méfiant de tout verdict prématuré. Le moment important de cette évaluation, celui dont on peut tirer d’authentiques bénéfices (mieux comprendre l’origine et l’ampleur de certaines difficultés, aider à combler des déficits, à orienter, etc.) est l’interprétation. Celle-ci se révèle toujours indispensable. Il n’est alors plus question de chiffres bruts, mais de mises en relation, d’inférences et de pronostics. Le véritable gagnant de cette opération, si tout a été effectué selon les règles, devrait être celui qui en a été l’objet.

Ne soyons pas, cependant, trop angéliques. Il est vrai que certaines évaluations mal pensées, mal pratiquées sont susceptibles de déboucher sur des « sentences » quantitatives (nombre de points, scores selon l’âge, quotients intellectuels) utilisées à tort et à travers. C’est ce qu’on peut observer, en ce moment par exemple, à propos des enfants supposés surdoués. Le plus étrange, peut-être, est de constater que ceux qui réclament la certification écrite de résultats chiffrés sont certains parents qui devraient, en principe, ne pas éprouver trop d’enthousiasme à l’idée de situer leur fils ou leur fille en se référant à une évaluation quantifiante « insensée » (au vrai sens du terme) car coupée de toute implication psychologique.

Chaque professionnel expérimenté sait bien, cependant, que ces indicateurs numériques ne constituent que des bornes grossières, dont les limites de confiance sont systématiquement indiquées par les éditeurs et les diffuseurs des instruments employés (on se reportera, entre autres, par exemple, aux nouvelles feuilles de dépouillement du WISC-IV). Le véritable travail du professionnel consistera à remettre ces résultats en perspective, selon les modèles, il est vrai complexes, proposés par sa discipline. L’évaluation psychologique est un chantier en perpétuelle évolution et ne ressemble en rien à l’image figée que certains voudraient imposer.

Cependant les évaluations ne débouchent pas toujours sur des résultats étroitement quantifiés. Il existe actuellement un courant fort vivace et qui le deviendra de plus en plus. Ce courant met en valeur une autre clinique (que strictement psychanalytique). Il s’agit de la clinique inspirée par Jean Piaget, un chercheur si célèbre qu’il semble inutile de le présenter dans le cadre du présent article. Piaget considérait, à raison, que la clinique constituait son principal instrument de recherche, aussi indispensable qu’un scalpel au chirurgien. Grâce à un mouvement puissant de revival, faisant suite à tout ce qui a pu se passer dans le domaine de la psychologie depuis la célébration du centenaire de sa naissance (1996), nous retrouvons donc la clinique, notre belle prisonnière, heureusement échappée des lieux (cabinet du psychanalyste, universités) où certains voulaient la cantonner et la conserver dans du formol !

Jetons donc un rapide coup d’œil sur l’histoire et les spécificités de la clinique telle que la concevait Jean Piaget.

En 1926 (il est alors âgé de 30 ans), dans l’introduction de son ouvrage La Représentation du monde chez l’enfant, Piaget écrit : « L’examen clinique participe de l’expérience en ce sens que le clinicien se pose des problèmes, fait des hypothèses, fait varier les conditions et enfin contrôle chacune de ses hypothèses. »

Le bon clinicien « se laisse diriger tout en dirigeant ». Il tient les fils de tout le contexte mental, à l’inverse, sans doute, du praticien médiocre ou du mauvais (trop pur ?) expérimentateur qui croit tout diriger mais se laisse, en réalité, mener par celui avec qui il s’entretient, si bien qu’il lui arrive d’être victime d’erreurs systématiques.

Pour qualifier sa méthode, les lecteurs de Piaget ont souvent ajouté à la clinique l’adjectif « critique » : le psychologue ne doit pas, lorsqu’il examine un enfant, tirer ses commentaires, suggestions ou contre-suggestions verbales « de la logique adulte », mais des inférences et des expressions relevées chez des sujets du même âge ou d’âge immédiatement voisin. Bref, la méthode clinique-critique est un procédé par lequel le psychologue agit de manière à rassembler des informations qui, toutes ensemble, vont lui permettre de répondre à la question qu’il se pose. Si cette méthode est critique, ce n’est pas, bien sûr, parce que l’adulte critique les jugements de son jeune interlocuteur, mais parce qu’il se méfie de lui-même et des conclusions trop hâtives que lui, psychologue, peut être amené à porter sur les réponses ou les conduites qu’il a observées.

Mais quelles seront les questions posées et dans quel but ?

À quoi servira donc cette stratégie ?

Pour Piaget et ses disciples issus du cercle épistémologique de Genève, l’affaire est claire. La méthode clinique-critique s’inscrit dans une recherche : son but est de mieux nous montrer de quelle manière l’enfant construit sa pensée, comment il avance dans ses raisonnements.

Bien qu’ayant été lui-même l’élève des plus grands psychiatres de son temps (ou parce que, justement, il l’a été), bien qu’ayant travaillé à Paris à l’hôpital de la Salpêtrière ainsi qu’au sein du laboratoire d’Alfred Binet, Piaget n’a jamais pensé (ou n’a jamais voulu penser) que sa méthode clinique, avec les contenus qu’elle explore, pouvait être employée… dans le champ même de la clinique (au sens historiquement premier de ce mot), ce à quoi la désignait pourtant son nom !

Ses principaux collaborateurs et continuateurs, par exemple Elsa Schmid-Kitsikis, ont évidemment compris qu’il fallait rendre à la clinique ce qui appartenait à la clinique et ont mis ce principe en application avec de brillants résultats. Hélas, ces avancées remarquables sont restées longtemps confidentielles, par suite, sans doute, d’une certaine « image de marque » attribuée aux travaux de Piaget. On avait pris l’habitude de le considérer comme un savant abstrait croulant sous des papiers moisis et bien loin de la vie quotidienne.

Or, si la méthode critique-clinique de Piaget fait certes avancer la recherche, elle est aussi susceptible de faire remarquablement progresser la connaissance des processus internes propres à ceux qui consultent pour des difficultés diverses. Piaget, en effet, bien loin de se situer hors des inquiétudes concrètes des êtres humains en construction, a justement travaillé sur ce qui les préoccupe le plus : que deviennent les objets et les personnes quand ils disparaissent de notre vue, qu’est-ce que l’absence, comment se repérer dans le semblable et le différent, le temps et la durée, l’espace proche ou lointain, de quelle façon construire une action et sa représentation, qu’est-ce qu’un leurre, que se passe-t-il quand ce leurre nous abuse, à quelles conditions peut-on rester ferme sur ses convictions, etc. ?

Par ce qu’on peut appeler un merveilleux hasard (mais peut-on alors parler de hasard ?), la redécouverte de Piaget, sur le plan international, s’est accompagnée d’une autre résurrection, encore plus surprenante : celle de Lev Vygotski, un psychologue soviétique, né la même année que Piaget, mais disparu très jeune, en 1934, victime des effets indirects de la politique stalinienne. La terreur régnant alors sur l’Union soviétique n’a pas permis que ses écrits sortent de leur cachette, où les avaient dissimulés des amis fidèles. Dans ces conditions dramatiques, les œuvres de ce génie indiscutable ont mis très longtemps à rencontrer leur public et à être comprises. C’est heureusement le cas aujourd’hui, et même outre-Atlantique1.

Contemporains, Jean Piaget et Lev Vygotski ont échangé une courte correspondance. Quoique partant de positions strictement contraires, leurs points de vue se complètent admirablement dans le domaine de la clinique et de l’évaluation. Piaget soulève les questions fondamentales, propose des moyens d’y répondre pour le présent, tandis que Vygotski les traite dans leur devenir. Se projetant tout entier dans le futur (de l’individu comme de la société), il élabore la notion de « Zone proximale de développement » (ZPD). Il s’agit d’évaluer jusqu’où un sujet peut aller quand il est soutenu par un interlocuteur expert dont les étayages lui permettent d’aller jusqu’au bout de ses ressources latentes.

L’idée centrale qui a guidé l’élaboration de l’instrument (Utilisation du nombre, dit UDN-II) mis au point par Gilles Lemmel, psychologue de l’Éducation nationale, et moi-même, en 1999, celle du livre que nous venons de faire paraître, c’est l’évidence de la complémentarité entre les démarches de ces deux grands chercheurs : Jean Piaget et Lev Vygotski. Nous avons ardemment désiré les faire se rencontrer enfin, non pas seulement à l’occasion de courriers censurés, mais dans l’exercice d’une pratique proposée à des sujets précis. Allier Piaget et Vygotski, ces pionniers toujours jeunes, a permis de construire un instrument dynamique qui ne vise pas à remplacer les tests classiques mais participe à leur éclairage. Dans l’UDN-II, pas d’items sous forme de questions-réponses, pas de points proprement dits, mais des épreuves « fondamentales » sur la logique élémentaire, les invariants, les transformations et, dans le protocole même, des aides progressives dont l’enfant peut se saisir ou non, suivant sa maturation, son intérêt pour la situation mise en scène et les liens qu’il a pu nouer avec son interlocuteur.

En conclusion

Revenons à notre interrogation première : clinique et évaluation sont-elles incompatibles ? La première doit-elle se poser comme l’instrument exclusif du psychanalyste et la deuxième celui du méchant ordonnateur des normes ? On voit qu’il n’en est rien.

Réconcilions donc clinique et évaluation, ces deux sœurs qui n’ont jamais été ennemies. Leur compagnonnage s’impose enfin.

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