Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Débranchement et délinquance à l’adolescence

Véronique SAADI

Partant d’une pratique clinique auprès d’adolescents dans une consultation judiciaire intervenant sous mandat du juge des enfants,  j’articulerai débranchement à l’adolescence, débranchement le plus souvent perceptible au niveau d’un décrochage de l’institution scolaire, et rebranchement, via des modalités identificatoires délinquantes. Le fil que nous suivrons dans la construction du cas d’un adolescent, interroge les phénomènes de délinquance et les solutions identificatoires, pour un sujet en déprise subjective et sociale. 

Nous souhaitons présenter les modalités de lien social au sein des cités du XXIème siècle. Nous déploierons deux axes de travail. Le premier pose l’identification aux figures de la délinquance comme une solution face à la béance symbolique. Le second s’attache à interroger la cité comme une modalité de lien social, un nom du père, permettant « une nomination » pour des sujets en déprise sociale et subjective. 

Se traiter par la délinquance ? La délinquance comme mode de lien social

Les d’adolescents reçus à la PJJ, ressemblent à ceux que certains nomment les « racailles » ; ces adolescents issus de banlieues parisiennes particulièrement exposées par la délinquance. Ils vivent au cœur des cités qui comptent les plus gros trafics de stupéfiants de France. Un monde clos qui a ses propres lois, ses propres codes. La misère sociale, le chômage, notamment des pères, le manque de moyen de communication, le « entre-soi », les ont amenés à construire des façons d’être, des identifications, des modes de communications, des sentiments communautaires. Pour certains, via les blogs internet, ils appartiennent à ces cités rivales qui se « mesurent » entre elles. Les armes, la drogue, les règlements de compte s’inscrivent dans un système de vengeance entre cités. Elles mènent parfois à des extrêmes, qui conduisent des adolescents, à être hospitalisé pour des traumas crâniens ou à se faire lacérer à coups de couteau. Dans l’espace des cités, un désinvestissement des acteurs sociaux, et une présence policière accrue, a vue le jour ces dernières années : la police, la Brigade Anti criminalité, forment  un contingent de communautés répressives.

Au-delà des classifications sociologiques et des critères nosographiques, le constat clinique dévoile que nombre d’adolescents suivis par la PJJ, ont souvent été éjectés de la scène du social, notamment de tous les lieux d’apprentissage. Ejectés de la scène du monde, sans aucune inscription dans « la cité », l’univers familial reste le seul lieu d’ancrage relationnel. Quand les familles sont disloquées, en situation de déprise subjective, en errance sociale, quand les parents souffrent de lourdes pathologies psychiatriques ou somatiques, ces adolescents se retrouvent seuls, débranchés. Ce moment est, pour certains, propice à leur inscription dans des bandes du quartier. L’errance dans leur cité – seul lieu où ils peuvent encore se loger-, coupés des liens aux camarades d’école, et le plus souvent sans aucune autre alternative, reste problématique pour ces  adolescents. Tel Fabien qui disait « je voudrais être inscrit à l’école même si c’est pour ne pas y aller ». Etre inscrit quelque part est en effet éminemment important pour l’adolescent, parfois en grand échec scolaire, avec des troubles de la relation qui rendent difficile son inscription dans un cadre scolaire classique. Désarrimés, sortis de la scène du social et donc du lien, ils se situent en position de rebu pour reprendre l’expression de Michel Foucault. Les jeunes sans travail, sans école, se retrouvent donc à « tenir les murs de la cité » et construisent ensemble un nouveau monde. Il y a alors une place où ils peuvent se loger, souvent avec une certaine fierté, avec parfois comme idéal d’être de « ceux qui ont fait leurs preuves ».

Clinique sous transfert en institution judiciaire :

« une pratique sans standard mais pas sans principe »

Dans les consultations de la PJJ, nous pouvons faire le constat qu’un grand nombre d’adolescents poursuivis pour des faits de délinquance relèvent de la psychose. Pour autant, rares sont ceux qui sont connus de l’intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile, et rares sont les parents qui soutiennent une orientation vers le soin. L’objet de notre recherche vise donc à éclairer le lien entre psychose et délinquance et ses modalités de suppléance.

Nombre d’adolescents évoquent un sentiment vague d’insécurité, de persécution « généralisée » qui s’exerce à l’école et dans la rue. Ils sont entourés de petits autres qui leur veulent du mal, qui se moquent d’eux. Quand l’énigme de la jouissance de l’Autre met le sujet en position de danger, cela  peut conduire l’adolescent au passage à l’acte. En 1951, dans « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Jacques Lacan parle de criminels qui présentent une « anomalie » identique à la psychose. A cet égard, il recommande d’analyser « les pulsions agressives, spécialement homicides, qui se manifestent parfois sans épiphénomènes délirant et à la muette, n’en révèlent pas moins une anomalie spécifique, identique à la psychose »

En effet, si la clinique de l’adolescent pris en charge à la PJJ atteste rarement de phénomènes élémentaires repérables, c’est souvent en raison de l’affirmation par le sujet d’un mode de vie délinquant. Mais derrière ce discours qui se veut banalisant, il est nécessaire de repérer les points de certitude et les discrets phénomènes élémentaires.

Le cas de Fabrice 15 ans, permet d’interroger le phénomène de débranchement à l’adolescence, qui serait entendu par les institutions sociales comme troubles du comportement. Lorsque je reçois Fabrice à l’occasion d’une mesure judiciaire, il est à un moment de bascule, où le décrochage des liens sociaux, scolaires et familiaux, est patent. Une « mauvaise rencontre » avec la police, déchaine sa jouissance.

Fabrice : significantisation de la jouissance, l’espace symbolique de la cité

Fabrice, a été arrêté lors d’« émeutes » de banlieue. Il reconnaît avoir utilisé un mortier pour faire des feux d’artifice, mais réfute son implication dans les affaires de voitures brûlées. Il est accusé de « tentative d’incendie volontaire » et d’avoir détenu une bouteille avec de l’essence. Il explique avec une certaine virulence avoir été accusé à tort et remet en question le positionnement des policiers à son encontre. Il dit être la victime d’une machination. Fabrice a l’air un peu confus dans ses explications. Il semble cependant certain des éléments qu’il avance. C’est la première fois que Fabrice est arrêté par la BAC (Brigade Anti Criminalité). Celle-ci est venue le chercher à son domicile au petit matin.  Conduit au poste de police pour une audition, il relate les faits suivants : « au commissariat les policiers ont versé une bouteille d’essence sur mon pantalon pour me faire accuser. »  Le capitaine de police l’a interrogé, et lui a dit « si tu t’accuses tu sortiras plus vite ». Les interrogatoires se déroulent à l’époque où un projet de loi diminue la responsabilité et la procédure si le prévenu s’accuse des faits qui lui sont reprochés. Fabrice dit s’être accusé à tort et ajoute :   « il a voulu me la mettre ». Ce qui aurait dû simplifier une procédure, en tous les cas pour le monde judiciaire, entraine pour Fabrice un déchainement du côté du « pousse à la femme ». Cette façon de lui demander de s’accuser, de se reconnaitre auteur des faits, s’inverse et devient : « ils me prennent pour une victime ou quoi ? ». Cette mauvaise rencontre avec le monde policier,  le renvoie au signifiant la « victime », qui apparait véhiculer une féminisation possible.

A l’école, Fabrice est en difficulté. Après la police, il se sent maintenant de plus en plus visé par les enseignants. Le monde scolaire semble cristalliser ce signifiant de « victime ». Il dit : « ma prof a voulu me prendre comme exemple » ou encore « un jour quelqu’un a poussé le prof mais c’est moi qui a été viré ». Il se demande de nouveau : « Ils me prennent pour une victime ou quoi ? ». Après quelques rencontres, un nouvel énoncé apparait, décalé des propos persécutifs, ouvrant une trajectoire possible vers une possible  subjectivation : « avec le prof de math j’étais en guerre … je m’embrouille avec tout le monde ».

Pour Fabrice, la série des hommes, policiers ou enseignants, l’accusent à la place d’un autre. Le « pousse à la femme » propre à la psychose se traduit par ce signifiant à connotation homosexuelle, de ceux qui veulent « l’enfoncer » mais aussi au signifiant « la victime », qui est l’un des noms du pousse à la femme.

Au domicile, les aspects de violence physique sont prévalents. Fabrice se bat régulièrement avec son frère, de trois ans son ainé. Fabrice a failli  « planter son frère » avec un couteau de cuisine qui traînait sur la table.  Il me dit son propos  : « je le déteste… je le hais ».

Je reçois alors ses parents d’allure très frustre. Ceux-ci parlent à plusieurs reprises en écho, en répétant les mêmes phrases l’un après l’autre. A propos de ses deux fils, la mère souligne avec un certain plaisir: « ils sont comme des jumeaux… » et ajoute « il se battaient pour venir sur mes genoux », tandis que le père rapporte d’un air bougon, qu’il aurait « voulu un enfant unique », rationnalisé par des questions financières. Le désir de la mère a néanmoins prévalu sur les considérations de couple. De leurs histoires familiales respectives, les parents n’en donnent que quelques bribes. La mère de Fabrice relate d’existence d’une sœur jumelle avec qui elle n’a pas vécue durant son enfance, période marquée par un placement dont elle ne connait pas les raisons.

Une bascule : La classe de « perf » c’est pour les « ouf »

Au niveau de la scolarité, le père, tout comme son fils ainé, est allé en classe de perfectionnement. Après le CE1, Fabrice s’est aussi retrouvé, contre son gré, dans cette même voie. Sa mère a en effet refusé le redoublement.  On a donc imposé à Fabrice d’intégrer un enseignement adapté, qui représentait pour lui : «  une classe  pour les ouf ». Il dit « je ne voulais pas y aller….. j’ai décidé de ne plus travailler … j’ai décidé que je foutrai le bordel ». L’emprise maternelle et son caprice a entrainé Fabrice, en position d’objet pour la mère, à un déchainement pulsionnel dans le cadre scolaire. Il s’est retrouvé assigné à la série des « ouf »,  comme il dit.

En cours de suivi, Fabrice se plaint d’un professeur, qui  ne cherche qu’à « l’enfoncer ». Il  m’explique que de sa propre initiative, il va demander un changer d’orientation. Je le soutiens dans sa démarche qu’il souhaite réaliser seul. Orienté par son désir, son projet aboutit. L’école accepte son changement d’orientation en cours d’année. A partir de cette période, il ne pose plus de problème dans le cadre scolaire et les relations familiales se tempèrent. Je lui pointe que « c’est lui qui a demandé son changement ». Il me dit « oui quand je dis quelque chose je le fais. J’avais promis que je me tiendrais bien ». Sa décision de « changer d’orientation » produit des effets et prend la valeur d’un acte. Il y a une sédation nette de la persécution.  Fabrice est plus apaisé et ne se perçoit plus comme la victime des autres.

Une tentative de symbolisation par la cité : « je suis le petit »

Dans cette seconde période, Fabrice trouve un autre discours sur lequel s’appuyer. Son discours contraste avec celles sur son environnement familial. Si la famille est source d’angoisse, la cité, avec son organisation l’apaise. Il me parle longuement de l’organisation des territoires du secteur de la banlieue où il réside. Il revendique clairement son appartenance au nom de sa cité. Sa participation aux émeutes semble conférer à Fabrice la possibilité de se nommer et ainsi de suppléer à la carence du Nom-du-Père. Le nom de la cité fonctionne comme un signifiant maître, comme un nom de famille.

Fabrice traine avec des jeunes un peu plus âgés que lui, qui le considèrent comme  « le petit » au sein de son groupe.  Dans l’espace de la cité, il passe tout son temps libre, il se dit « protégé par les grands…  il ne peut rien lui arriver ». Des territoires sont bien délimités entre les tranches d’âge. Son frère et lui-même appartiennent à des cages d’escalier différentes. Les conflits avec le grand frère se sont estompés et ils se saluent et échangent quelques mots quand ils se croisent. Fabrice s’est construit un code d’honneur « ne pas être une balance » qui s’inscrit dans la loi commune au groupe. Cette nouvelle façon de se nommer le décale du signifiant « victime » qui avait des effets de féminisation.

Sortir d’une position paradoxale : Le double-unique

Son inscription au sein de la cité, avec ses lois et l’assignation d’une place, peut s’entendre comme une tentative de symbolisation, de séparation de l’objet incestueux. Fabrice, par sa construction qui a valeur de solution, traite une jouissance envahissante par son inscription dans  un lieu marqué par la symbolique des places. Soutenir la trouvaille de cet adolescent, dans le transfert, pose la question de la notion de restauration du lien social par une voie singulière. Faire advenir une différence signifiante entre lui et son frère, a consisté pour Fabrice à tenir les murs de la cité, à partir de sa cage d’escalier. Un discours a pu émerger, tout comme le traitement d’une jouissance qui se localise désormais dans un discours qui se tient sur les petits autres. 

De façon paradoxale, comme nous le montre le cas de Fabrice, ces modalités identificatoires permettent de canaliser une jouissance envahissante dans les mots et des insignes (nom de cité, code vestimentaire et langagier) et non plus dans des passages à l’acte avec son frère. Fabrice est sous la référence du nom de la cité à laquelle ils appartiennent. Le groupe se constitue à partir de la notion de lieu, une nomination qui semble faire suppléance à la forclusion du Nom-du-Père. L’espace des cités, qui peut paraitre de prime abord comme un no-mans land, est en fait un territoire très organisé avec des rites de passage qui semblent, pour certains adolescents marquer l’accession au masculin.

Les nouvelles modalités de lien social au XXIème siècle ont bouleversé les assises symboliques traditionnelles. La fiction du père est tombé et l’objet plus de jouir est apparu comme vecteur d’un lien social qui a progressivement supplanté le S1 du discours du maitre. Dans cette époque, les modèles identificatoires ont émergé et la nécessité pour les adolescents, notamment ceux laissés en marge du social, de trouver des repères symboliques qui tiennent parfois davantage à la notion de communauté qu’à celle qui vaudrait pour tous dans une société donnée. Des bricolages symboliques, des lois internes, des codes sociaux, des codes de langage dont le verlan, des accents de banlieue, des vêtements de marque de sport, des pantalons portés sous les fesses (à l’images des prisonniers aux Etats-Unis qui n’ont pas le droit au port de la ceinture), des façons de consommer « made in USA » ou encore de se reconnaitre dans une religion musulmane parfois différente de celle pratiquée par les parents, marquent un modèle de microsociété qu’il est convenu d’appeler communautaire. Internet via les blogs sont entrés dans le circuit, mais aussi pour certains groupes de jeunes des revendications d’appartenance à telle cité sous la forme de tee-shirt à la façon d’équipes de football, ou encore des blazes.

L’organisation symbolique de la cité

Les modalités d’arrangement symboliques que nous repérons au sein des cités questionnent l’invention de certains sujets au prise avec l’errance symbolique. Quand l’organisation symbolique au sein des familles et des institutions est défaillante, les adolescents semblent reconstruire un nouveau monde sur la forme du clan, bien éloignée des règles en vigueur sur le reste du territoire. Le domaine politique d’ailleurs, annonce des lois spéciales quartiers, celles qui visent par exemple à  interdire les jeunes de stationner dans les halls d’immeuble ou encore les couvre feux lors des émeutes de banlieues. Pour Marie-Hélène Brousse, la notion de comportement antisocial exprime le fading du Nom-du-Père. 

Plus la société tend vers un individualisme forcené, qui met au ban les populations les plus précaires sur le plan social et symbolique, plus le communautarisme  tend à recréer un ordre interne avec ses propres lois et constructions symboliques. Cela a des incidences sur  l’organisation des modes de jouissances qui sont de plus en plus singulier en fonction de la communauté à laquelle le sujet appartient. En effet, l’époque de la pluralisation des Noms-du-père est intervenue au moment où le grand Autre est apparu comme un semblant. Dans ce contexte, le nom d’une cité peut fonctionner comme un nom du père, un S1, donner consistance à une fonction paternelle de part la nomination qu’elle implique. C’est donc une modalité de lien social qui répond au non-rapport sexuel. Le lieu de la cité montre une organisation des relations sexuelles avec ses interdits, mais aussi un espace qui délimite des territoires. Marie-Hélène Brousse, dans un autre article intitulé « La psychose ordinaire à la lumière de la théorie lacanienne du discours », démontre un déplacement de la clinique contemporaine qui va vers le multiple en raison de la pluralisation des Noms-du-père. A partir de sa lecture du séminaire Les non-dupes errent, elle souligne la fonction du « nommer-à » qui vient à la place de celle du Nom-du-Père. Le « nommer-à » suppose pour Jacques Lacan, que le sujet est nommé à une fonction, par exemple à un travail. Quand la fonction de nomination n’est plus assurée par le père, la nomination se fait par la mère, ce qui a des incidences sur la notion d’interdit.