Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Déclenchement d’une mélancolie chez une patiente de Freud – 9ème journée

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Le délire mélancolique de cette patiente de Freud, qui conjoint la perception imaginaire de l’intime mauvaiseté de son corps donnant lieu à d’imposants rituels de lavage, et la méchanceté foncière qu’elle s’attribue, et contre laquelle elle trouvera la force, le désir, de se prémunir en inventant le montage d’une surveillance permanente par une garde-malade, a induit la fragmentation continue de sa relation à l’autre.

 

D’abord la fragmentation de ses relations aux institutions : différentes cliniques mettant en œuvre des thérapies diverses comme la balnéothérapie, ceci dans les dix premières années de sa vie, puis dans la dernière période, cinq séjours à la clinique de Bellevue en Suisse dirigée par le psychiatre Ludwig Binswanger.

Mais aussi entre ces deux périodes, fragmentation de sa relation transférentielle à Freud, quand dans les années 1910/1911 elle se tourne vers Jung puis Oskar Pfister, pour ensuite revenir au cabinet de Freud.

Le délire mélancolique est néanmoins et paradoxalement la tentative de traitement d’un « défaut au joint le plus intime du sentiment de la vie du sujet ». Le sujet tente de traiter cet élément structural et hors sens, ineffable, qu’est ce trou dévialisant, par une ou plusieurs identifications : mon corps est mauvais, je suis un criminel. On voit que c’est paradoxal car, tout en formulant une représentation de lui-même, et avec laquelle il peut se présenter aux autres, fusse sur le mode de la négativité, le sujet reste sur la pente suicidaire, ce qui peut lui être fatal. Ce n’est qu’avec le montage inventé qui inclut un autre qui la surveille réellement pour pouvoir témoigner pour lui, que cette patiente, Mme Gi, pourra faire pièce à la dérive inéluctable vers la rupture mortelle et rétablissant la continuité de la vie.

Mme Gi a été reçue par Freud pendant de nombreuses années, et ce cas fera l’objet de sa conférence au congrès de Munich en 1913 sous le « Zum problem der Neurosenwahl » (Sur le problème du choix de la névrose) qu’il re-titrera ensuite dans ses écrits en « La disposition à la névrose obsessionnelle». Les éléments chronologiques sont les suivants :

 

– Mme Gi naît le 18 décembre 1873 (dossier médical).

– Pendant son enfance elle a des fantasmes de fustigation (Séance de la SPV).

–   A l’âge de 10 ans c’est l’évènement du mensonge qui donnera lieu au texte « Deux mensonges d’enfant ».

–   Dans cette période, alors qu’elle a 11 ans, elle laisse tomber sa plus jeune sœur de sa chaise, produisant le premier phénomène élémentaire connu (Psychanalyse et

télépathie et dossier médical). Son infirmière note ceci dans son dossier, à la journée du 29 novembre 1922 : « Quand elle avait 11 ans, sa petite sœur avait glissé de la chaise. Des années durant, elle a eu peur que celle-ci ne puisse de ce fait ne pas pouvoir grandir ».

 

–   Freud nous dit que ce sujet développe une légère névrose obsessionnelle qui s’achève à la puberté par une grande piété (Mme Gi est de confession juive).

–   Avant le déclenchement de sa maladie, elle a la phobie des boîtes aux lettres et est claustrophobe (dossier – 29 novembre 1922).

– C’est à l’âge de 19 ans qu’elle se marie- nous sommes en 1892-.

–   Trois ans plus tard, en 1895 se produit une scène avec le mari, dont nous ne connaissons pas le contenu. C’est alors qu’apparait la peur des éclats de verre dans la

nourriture (dossier médical 9 octobre 1922) –.

–   Elle est maintenant âgée de 27 ans -nous sommes en 1900- et son mari lui apprend qu’ils ne pourront pas avoir d’enfants du fait d’un diagnostic d’épididymite, qui est une infection du sperme, et c’est le déclenchement de la maladie. Elle attache ses vêtements avec des épingles pour tenir les autres à distance d’elle-même. Freud parle à ce propos d’ «effondrement ». Nicolas Gougoulis qui a écrit le seul article d’inspiration clinique sur cette patiente, et sans avoir eu connaissance du dossier médical, note finement qu’il s’agit selon lui d’un effondrement psychotique, reprenant le terme même de Freud (Nicolas Gougoulis – Elfriede Hischfeld – Réflexions à propos de l’historiographie de la pratique clinique chez Freud – Revue Française de Psychanalyse).

–   Peu après ce déclenchement, son mari l’emmène avec lui à Paris, et c’est là qu’elle consulte un chiromancien, ce qui nous est rapporté dans deux textes de Freud : la

« Psychanalyse et télépathie » et « Rêve et occultisme ». Ce chiromancien lui prédit qu’elle aura 2 enfants à l’âge de 32 ans, ce qui épate Mme Gi et retient l’attention de Freud, car c’est l’âge auquel la propre mère de la patiente a été pour la première fois enceinte.

Plusieurs années après le déclenchement, elle séjourne dans diverses cliniques et établissements (voir « Psychanalyse et télépathie » et « Lettre du Dr Muthman »). Et c’est la dernière année du mois d’octobre 1908, alors qu’elle est âgée de 35 ans, que Mme Gi arrive chez Freud. Nous le savons par une lettre à Jung du 8 novembre 1908 et nous en avons une trace dans le texte sur l’homme aux rats.

Parmi les textes et vignettes de Freud consacrés à Mme Gi, « Un rêve utilisé comme preuve» ( in Névrose, psychose, et perversion) en allemand « Ein Traum als Beweismittel », est le seul qui mentionne le dispositif de surveillance trouvé par la patiente pour contrer et déjouer le glissement mortel où l’entraîne sa position de sujet mélancolique. Voici ce passage :

« Une dame qui souffre de la manie du doute et d’un cérémonial obsessionnel exige de sa garde-malade qu’elle ne la quitte pas des yeux un seul instant, parce qu’autrement elle se mettrait à repasser dans son esprit tout ce qu’elle a pu faire d’interdit pendant l’espace de temps où elle serait resté sans surveillance ». Ce montage a-t-il été imaginé, trouvé, sous transfert ? Avec Freud ou avec un autre praticien ?

Le dossier médical de cette femme qui séjourna plusieurs fois à la clinique de Ludwig Binswanger après son analyse avec Freud qui dura de la fin de l’année 1908 à l’année 1914, laisse apercevoir qu’il s’agissait d’actes criminels auxquels elle pensait pouvoir se rendre coupable, et ceci pendant son sommeil, ou même pendant des moments d’inadvertance. On peut y lire aussi que cette surveillance devait se faire 7j/7 et 24h/24. Si le dossier médical de la clinique de Bellevue fait apparaître dans son plus grand relief la position mélancolique de cette femme, Freud a lui préféré prendre l’angle de la névrose obsessionnelle, allant jusqu’à formuler, à partir de ce cas précisément, un stade prégénital, qu’il appelle sadique-anal.

La lecture de son texte ultérieur « Deuil et mélancolie » (1914) montre que ce cas serait tout à fait lisible à la lumière de cette élaboration de Freud, si on valide sa position

 

interprétative tout au long de la cure qui est que Mme Gi recélait des vœux de morts inconscients à l’égard de son mari. Ne pouvant les formuler, l’ombre de cet objet serait alors tombé sur son moi. Mentionnons ici que sur ce point précis des vœux de mort inconscients, Freud se sert de ce cas dans son livre Totem et Tabou, où il fait allusion à une partie du nom de la patiente, Hirsch, qui signifie cerf, et qu’on voit revenir dans la « rue aux cerfs » dont Freud se sert comme contexte fictif. (Totem et Tabou, p. 39).

Mais Freud maintiendra jusqu’à la fin l’existence de ce stade sadique-anal, qu’il reformule avec sa seconde topique en y incluant la dimension de la pulsion de mort. Pourquoi ? Est-ce pour ajouter encore un peu plus à la formalisation d’une catégorie clinique qu’il avait inventée : la névrose obsessionnelle, à côté de l’hystérie qui elle déjà existait ?

Cependant, combien même on choisirait comme point de départ, la mélancolie au sens de Freud dans Deuil et mélancolie, il est difficile de circonscrire entièrement la position mélancolique de Mme Gi, dans la mesure où nous avons à faire à une structure d’ordre psychotique versus mélancolie, structure pour laquelle Jacques Lacan formule qu’elle peut s’établir “pour autant que le moi se trouve dans cette position de rejet de la part de l’Idéal du moi” ( Le Séminaire V – Les formations de l’Inconscient, p. 300). Nous renvoyons pour de plus amples détails à notre texte paru dans le N° 69 de la revue « La cause freudienne », notamment pour le diagnostic de psychose mélancolique qui ressort de l’examen conjoint et des textes de Freud, et du dossier médical.

« Elle dit qu’elle n’a plus aucun espoir, qu’elle veut se suicider (sich das leben nehmen), elle dit qu’elle est malheureuse du fait qu’elle ne passe pas à l’acte, et qu’il lui faut absolument quelqu’un (einen Menschen) qui la ferait sortir de son état présent. Elle dit qu’elle souffre plus que quiconque, qu’elle pleure beaucoup» (1)

« J’ai la gorge serrée, j’ai un poids sur la poitrine, je ne peux pas vivre, je ne peux pas être, je ne suis pas un être humain, j’aurais quand même mieux fait de me suicider. (meine Kehle ist zugeschnürt, meine Brust ist so schwer, ich kann nicht leben, ich kann nicht sein, ich bin dorch kein Mensch, es wâre doch richtiger gewesen, wenn ich mir das Leben genommen hätte» (2).

Concernant la question de la mélancolie et dans le cas de Mme Gi on note, dans les différents passages que Freud lui consacre, que la dimension du non-vu est constante dans ce qu’il rapporte des symptômes du sujet. Que ce soit quand Mme Gi conduit sa voiture, ayant peur d’avoir écrasé un enfant, que ce soit la peur qu’il y ait des éclats de verre dans sa nourriture, la peur des boîtes aux lettres, ou encore celle de ne pas voir ou savoir ce qu’elle a pu faire durant son sommeil.

Un rapport rédigé par son infirmière le 16 juin 1916 l’indique ainsi : « Il faut vérifier tout ce qu’elle mange pour qu’on puisse lui dire ce qu’on ne voit pas, et qu’on lui dise ce que c’est. Tout doit être nommé. Ainsi, aussi longtemps que nous sommes près d’elle nous ne devons pas la quitter des yeux etc.».

Faisons l’hypothèse que c’est ce non vu, qui se constitue en opacité, opacité qui peut aussi bien se concentrer dans un objet, ou se produire de manière diffuse dans telle ou telle situation, qui engendre la perplexité du sujet produisant la certitude psychotique concernant ses tendances criminelles et sa mauvaiseté corporelle, là où pour un sujet paranoïaque, cela produirait un Autre persécuteur ou intrusif.

Ici c’est le sujet lui-même qui se sent accusé par ce noyau de perplexité, et c’est contre cette accusation que Mme Gi est amenée à se prémunir. Accusation qu’avait déjà fait surgir le phénomène élémentaire dans son enfance, lorsqu’elle avait laissé tomber sa plus jeune sœur, croyant que dès lors, elle ne grandirait plus.

Nous ne savons pas à quelle période lui est venue l’idée du dispositif en question, pour contrer ce jugement, en faisant appel à une garde-malade comme témoin réel. En tout cas, tenter de contrer un regard accusateur dans le réel, qui a pour noyau la certitude psychotique,

 

par la surveillance constante d’une personne appartenant à la réalité mondaine, est un processus sans fin, véritable tonneau des Danaïdes. Et lorsque Mme Gi décèdera, sa garde malade sera encore là pour écrire à Binswanger, et lui relater les derniers instants de leur patiente commune.

On peut constituer plusieurs ensembles d’interprétations de Freud au sujet de cette patiente, en voici quelques-uns :

– « C’est une névrose obsessionnelle », formule souvent accompagné des adjectifs “grave” ou “gravissime”

– La position de Mme Gi à l’égard de son mari qu’il interprète en termes de vœux de morts, et au sujet de laquelle il retranscrit dans une lettre à Ferenczi la partie d’une séance portant sur ce point.

– « Elle a été plusieurs fois déçue par son père », en est une autre sur le mode œdipien, et qui porte sur la déception de l’enfant quant à son souhait d’avoir un enfant du père.

– Il y aussi l’interprétation qui concerne son fantasme.

– Celle qui porte sur chacun des symptômes etc. …

 

Parmi ces différents abords de Freud, celui qu’il formule dans sa correspondance avec Binswanger, alors que Mme Gi vient de contacter ce dernier avec l’idée d’être admise dans sa clinique et qui est « Elle veut aider son père comme Jeanne d’Arc », retient notre attention. Cet abord traverse diverses autres formulations et expressions de Freud : l’attachement excessif pour le père, l’amour pour son père qui force le sujet à jouer un certain rôle, comme il le dit dans son texte sur le mensonge. Elle retient notre attention parce qu’elle indexe la position subjective de la patiente et de ce qui tient lieu pour elle d’Idéal du moi et qui serait quelque chose comme : être le partenaire du père.

Freud le note dans la biographie de Mme Gi quand il mentionne le fait qu’elle a choisi pour mari un homme beaucoup plus âgé et qui aussi est très fortuné, ceci dans le but de pouvoir aider financièrement son père et aussi toute sa famille, père qui était piètre homme d’affaires en commerce. Ajoutons qu’en épousant cet homme, Mme Gi était amené à porter le nom de jeune fille de sa mère, ce que nous ont fait découvrir les archives à partir de l’article de journal paru dans la gazette locale le 9 avril 1938, la « Neue Zürcher Zeitung » de la ville où elle est décédée.

A cela il faut ajouter la manière dont Freud accentue sexuellement le scénario fantasmatique de la fustigation chez la jeune patiente. Incluons dans la série le lapsus de la patiente lors de la séance rapportée à Ferenczi par Freud dans une lettre qu’il lui écrit le 3 janvier 1911 et qui, en quelque sorte, désymbolise la mariage entre le père et la mère. « Quel âge avait votre mère à votre naissance? » lui demande Freud. Elle avait 30 ans quand elle s’est mariée (correction immédiate note Freud) : elle avait 30 ans quand je suis venue au monde”‘.

Enfin le fait de vouloir absolument être mère, faillite qui sera à l’origine de l’effondrement.

Au vu du déclenchement mélancolique, cette série de traits d’identification forment une collection de traits identificatoires qui vient en lieu et place de l’articulation d’une chaîne symbolique générationnelle défaillante : être la fille de …

 

L’énigmatique pulsion.

 

La position mélancolique qui entraîne le sujet sur la pente d’une disparition qu’il finit par souhaiter est énigmatique pour lui-même et son entourage.

 

Elle ne l’est pas moins pour le sujet psychotique qui, sans relever du délire mélancolique, se voit tout à coup privé de la défense que constitue le rapport à son Idéal-du- moi.

C’est ce dont témoignera Mr H., lors de son premier entretien. Mr H., jeune homme d’une trentaine d’années, ingénieur en agronomie, vient nous voir parce qu’il voudrait être comme tout le monde, c’est à dire quitter l’appartement de ses parents et fonder une famille. Mais il n’est pas décidé quant à son attirance réelle, choisira-t-il de vivre avec un homme ou avec une femme ? On voit tout de suite l’inconsistance de sa position identificatoire qui indexe le trou structural de la psychose.

Après un suivi en psychiatrie de plusieurs années, Mr H. âgé de 26 ans avait sombré dans une grave dépression. Son médecin de famille, alerté sur son état l’hospitalisa immédiatement, hospitalisation qui durera quatre mois.

« Je n’en reviens pas de ce qui s’est passé. J’avais l’impression d’être au bord d’une falaise et que j’allais mourir ». Mr H. n’a pas compris ce qui lui était arrivé. Nous pourrons reconstruire avec lui que cet épisode avait suivi l’acte du psychiatre qui lui avait tendu une ordonnance pour faire un examen de détection du VIH. En quoi pouvoir disposer de son organe réel venait à la place de la forclusion de sa position identificatoire sexuée.

La psychiatre qu’il verra après son hospitalisation lui dira quant à elle tout de suite :

« vous vous en sortirez». Et c’est bien ce qui se passera. Il sortira de cette “dépression”, comme il l’a nommait. En accéléré, cet homme avait sombré dans le trou mélancolique avec la certitude qu’il allait mourir. Et ce point est resté énigmatique pour lui, tant et si bien qu’il ne manquait jamais d’assister aux conférences dont il pouvait avoir connaissance sur ce sujet. Cette pulsion sans nom, lui avait semblé, avec la force de la certitude, vouloir le soustraire à l’existence, ce à quoi il n’avait pas encore consenti, comme cela peut advenir pour certains sujets mélancoliques qui finissent par passer à l’acte.

 

 

(1) dossier médical, Journée du 14 avril 1916. (2) Ibid, Journée du 4 septembre 1916