Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Des mo(r)ts qui habitent le corps – 10eme Journée – Ponctuer un itinéraire dans la psychose

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Noa FARCHI

 

Le discours établi étant peu utile à N., on peut se demander à quoi et comment lui sert la parole quand il s’adresse à Intervalle. Ce questionnement s’impose d’autant plus que N. affirme que « s’il ne vient pas à Intervalle, il explose ».

Situé à Paris, Intervalle-CAP est un lieu de consultation et d’accueil psychanalytique durant le week-end1. Une des particularités de ce dispositif réside dans le changement des accueillants, chaque week-end. Ce fonctionnement implique que la personne ne va pas forcément retrouver le même praticien, et ne pourra calculer sa présence prochaine. Orienté par le SAMU social, N. est venu à Intervalle en juillet 2009 quasiment tous les WE sauf dernièrement, où ses visites se sont beaucoup espacées. De ce dispositif, N. a découvert une possibilité de faire autrement avec les mots que simplement les accumuler dans son corps.

La présentation et la parole de N. sont très stéréotypées. Ses phrases ne sont ni construites ni élaborées. N. est pris de tremblements à certains moments de l’entretien. Il regarde fixement son interlocuteur. Il parle lentement et utilise quelques phrases comme point de fixation : « Je suis angoissé … manger-dormir tous le temps … c’est toujours la même chose … c’est ça le problème ». Les médicaments que son psychiatre lui prescrit ne soulagent pas son angoisse.

La solitude « lui fait mal » dit-il et se cristallise curieusement autour d’une pensée précise : « (que) personne ne m’enterre », une phrase récurrente depuis son premier accueil. On peut donc réduire le cas à ladite phrase qui est son « parasite », logé fixement comme nœud dans son ventre et qui marque l’absence radicale de toute dimension symbolique de son corps.

Son histoire

N. est né au Cambodge en 1964. Selon lui, ses troubles proviennent d’une chute dans les escaliers quand il était âgé de trois mois. Causée par son frère aîné de 15 ans, elle lui a valu un traumatisme crânien et des attaques épileptiques. Ses rares souvenirs d’enfance concernent des réactions maternelles violentes et sa peur d’aller à l’école. Ce qu’il nomme « sa peur » l’accompagne depuis toujours.

N. vécut sa jeune adolescence au temps du régime totalitaire des Khmers Rouges. Il témoigne : « j’ai vu beaucoup de morts dans mon pays pendant la guerre » et dit « avoir dormi à côté de cadavres de 13 à 16 ans ». La famille a fui – à pied – pendant un an. Elle arrive en France en 1981.

Actuellement, ses journées sont marquées par le mouvement d’une marche incessante entre les différents quartiers de la rive gauche. Quand il marche dans les rues de Paris, il regarde les autres, leur image. Il dit: « je veux me suicider, j’ai des images de mort, je vois des images devant moi et regarder les passants fait partir ces images de mort ».

Il passe d’un foyer à l’autre pour y passer la nuit, la semaine, le mois, selon ce que les services sociaux lui offrent. Pourtant, il loue un appartement mais il ne l’occupe pas. Il a hébergé un couple qui refuse de quitter son appartement. Ce couple semble l’avoir menacé verbalement, lui aurait volé son extrait d’acte de naissance et N. terrorisé a finalement quitté son logement en 2007.

Malgré sa plainte concernant la solitude, N. est néanmoins très aidé par le réseau des services sociaux. Il me semble que c’est principalement le rejet de l’Autre familial qui le hante. Benjamin d’une fratrie de six frères et sœurs, il n’a plus aucun contact avec eux depuis 25 ans. N. a vécu dans la maison de ses parents jusqu’au décès de sa mère en 2002. Cette dernière supportant mal le décès de son mari en 1992, atteinte de la maladie d’Alzheimer, paralysée, a passé ses sept dernières années à l’hôpital, attachée dans son lit ou dans son fauteuil roulant. Les images de sa mère reviennent hanter ses rêves ou ses rêveries (voir sous une forme hallucinatoire), lui reprochant d’être désobéissant et absent à son enterrement.

Un rapport singulier au corps

Notons deux moments traumatiques où N. a rencontré le corps en tant que cadavre. À son adolescence, le premier temps concerne les horreurs vécues au Cambodge. Adulte, le second temps le confronte au corps maternel paralysé. Je ferai l’hypothèse que ce deuxième moment articulé à son absence à l’enterrement de sa mère a déclenché l’errance chez N. 

Ne trouvant pas à loger son corps, N. erre dans une marche forcée, automatique, qui rappelle la marche forcée au Cambodge. Puisque il n’y a pas de différence signifiante pour lui entre ‘vie’ et ‘mort’, il cherche la rencontre avec les petits autres vivants, images en mouvement. En bougeant, N. lutte contre son propre anéantissement, contre son vécu de cadavre, contre l’angoisse et les nœuds dans le ventre qui sont des phénomènes élémentaires qui le harcèlent.

« Je ne suis pas à l’aise dans la vie… je marche comme un animal ». N. nous apprend que son corps correspond au corps d’un animal en mouvement. Sous cet angle, peut-on lire à la lettre, sa phrase “(que) personne ne m’enterre” – La sépulture est très précisément ce qui distingue l’humain habité par le langage, de l’animal. N’y aurait-il personne pour l’arrêter, personne pour s’occuper de son corps autrement que lui-même agi par le mouvement de l’animal? Je propose déjà une hypothèse sur son transfert à Intervalle en relation à cette terreur. Le transfert se situe au niveau de cette nécessité d’être entouré pour s’occuper de son corps en lui offrant une pause.

Comment faire avec le langage ?

Le problème est d’autant plus compliqué du fait que ce corps d’animal est touché par le langage. Il parle de son corps comme d’un organe contenant : son ventre est un « sac de nœuds d’angoisse » dit-il lui-même ; et précise-t-il encore : c’est « les idées, ça déborde le vase, ça parle dans mon corps. » JAM nous dit que Lacan « nous invite à penser que la schizophrénie a la propriété d’énigmatiser la présence du corps, de rendre énigmatique l’être dans le corps. »2

N. cherche à parler, il veut parler « tout le temps », même s’il ne sait pas de quoi et dit-il, c’est « toujours la même chose : je n’arrive pas parler avec les mots. » N. témoigne ainsi de son ratage fondamental à articuler les mots qui vivent et s’accumulent dans son corps, car son dit est une série de S1, signifiants isolés les uns des autres, en itération, sans perte. On peut entendre ainsi pourquoi  s’il ne vient pas à Intervalle « il explose ». « Chez Lacan, » nous explique JAM, « d’admettre la thèse que le langage est un organe, cela vous pose la question de quoi en faire. »3

Faisons une deuxième hypothèse : ne parvenant pas à créer une chaîne signifiante articulée (S1-S2), c’est à partir des questions des différents accueillants d’Intervalle que cette articulation se fait. À la fin de son deuxième entretien, N. remarque avec un grand sourire : « vous posez beaucoup de questions ». C’était la première fois que cela lui arrivait, de faire une trouvaille, un constat. En créant une chaîne signifiante, sous forme de question-réponse, l’entretien ralentit peut-être le mouvement incessant de N., lui ferait obstacle et tisserait à minima, pour lui, avec l’appui de la présence vivante des acceuilllants, un peu, l’organe-langage.

Un intervalle de vie

A sa demande, nous avons adressé N. vers un suivi psychologique hebdomadaire auquel il adhère depuis plus de deux ans. Depuis un an déjà, N. fréquente une dame qui l’a même un temps accompagné à ses consultations. C’est compliqué pour lui car « elle pose beaucoup de questions » dit-il, « elle me pose des lapins ». Néanmoins une relation s’est établie. Il a également entamé des démarches légales pour récupérer son appartement. Toutefois N. n’est pas certain de vouloir revenir y habiter, car il retrouverait la solitude. D’ailleurs, c’est pour lutter contre elle qu’il avait invité ce couple. En tout cas, N. agit maintenant contre la solitude et l’errance.

Récemment, N. nous faisait part de son goût pour l’invention de mots. C’est à cause de la « salitude », explique-t-il un jour, l’arrêt de ses marches. Vous voulez dire « solitude » demande alors l’accueillante. « Non » répond N. en souriant, c’est à cause de la « salitude ». N. déposait ainsi un nouveau signifiant qui bordait quelque chose de son être de déchet tout en le désignant de façon moins brute. Un signifiant par lequel il est entré un peu plus en conversation avec l’Autre, d’autant qu’il l’a énoncé avec un certain humour ou bien, était-ce de l’ironie ? Je dirais qu’en créant ce néologisme, à la place de cadavre ambulant s’est logé un petit intervalle de vie.

1 Mes remerciements à Catherine Meut, la fondatrice d’Intervalle et son comité scientifique, pour leur aide à la rédaction de ce texte.

2 Miller J.-A. L’invention psychotique, dans Quarto , vol. 80-81, 2004, p. 6. 

3 Ibid, p. 8.