Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Désinsertion versus Vagabondage Les travaux du sociologue Alexandre Vexliard

Monique GARNIER

« L’exclusion est un mot qui fait mal », signale Julien Damon, sociologue, en introduction de : « L’introduction à la sociologie du vagabondage », d’Alexandre Vexliard (1911 – 1997). Entre mille neuf cent cinquante et mille neuf cent cinquante six, cet auteur publie plusieurs ouvrages qui témoignent de ses travaux sur la désocialisation au travers des figures du clochard, de l’inadapté social et du vagabond.

Sociologie du vagabondage

Parallèlement à l’approche de la marginalité sociale, au travers de la figure du clochard, Vexliard a réalisé une histoire du parcours du vagabondage depuis l’Antiquité. De tout temps, l’historien constate qu’il existe « des gueux » et « des mendiants ». Le vagabondage se corrèle tout d’abord, à la pauvreté économique. Il donne lieu à une représentation stéréotypée, consensuelle et transculturelle : « Il y a toujours et il y aura toujours des pauvres, des mendiants, des criminels et des vagabonds ». Dans les textes du XVIe jusqu’au XIXe, le vagabondage est assimilé à un « fléau social », à un symptôme qui ne cesse de se répéter.

Et pourtant, il existe des sociétés sans vagabonds ! L’auteur dénombre trois organisations sociales qui illustrent ce cas de figure :

  • Les sociétés primitives,

  • Les sociétés nomades, d’avant l’instauration de la propriété privée du sol, d’avant la création des Cités-Etats,

  • Une société organisée selon le modèle des civilisations sédentaires ne connaît ni vagabonds ni mendiants. Il s’agit de l’empire Incas.

Les sociétés primitives pauvres traitent avec rigueur leurs « parasites » : les vieillards et les infirmes, quand la communauté est en danger et que la question de la survie du groupe se pose. Néanmoins, le mode de socialisation dominant reste le devoir de solidarité et l’obligation d’assistance. Si bien qu’il ne saurait y avoir de « pauvres » ou de « vagabonds ». Ce modèle domine toutes les organisations sociales connues jusqu’à l’arrivée de la propriété privée diffusée par la loi romaine.

Dans la civilisation Incas, lorsqu’un homme est réduit à la misère par la malchance et même par sa faute, la communauté lui assurait aide et assistance. La colonisation a détruit ce système de valeur et par là-même la civilisation Incas. Dans cette organisation sociale, l’existence d’un pouvoir central ne se confondait pas avec la logique d’une domination qui exclue le principe du droit au bien être de tous les membres de la communauté.

Le principe de la propriété privée du sol a donné naissance au système de la domination de classe. Elle a eu pour principal effet l’émergence de l’esclavage : « le vagabondage et la mendicité ne sont pas des manifestations ‘naturelles’, ‘nécessaires’, ‘inéluctables’, inhérentes à la nature humaine ou à la nature des sociétés ‘en général’, pas plus d’ailleurs que la misère, le paupérisme ou certaines formes de délinquance propres à telle ou telle société. Ces ‘fléaux’ apparaissent dans certaines conditions sociales, ils sont aggravés ou atténués selon les variations des conditions d’existence créées par la société » (1956 – a, p.13). Les esclaves en fuite et en rébellion vont devenir les premiers vagabonds de notre histoire…..

Le terme « vagabonds » n’apparaît qu’au XIVe dans la langue française et le terme « vagabondage » qu’au XVIIe (idem en Angleterre). C’est un concept de droit pénal qui se dessine comme un délit à partir de 1350. A partir de cette date, jusqu’en 1789, soit pendant quatre siècles, les vagabonds sont identifiées selon une dizaine de catégories sociales (errants sans profession ; écoliers & étudiants ; dentistes & chirurgiens ; montreurs de marionnettes ; chanteurs de chanson ; rôdeurs de filles ; joueurs de tourniquets….). A partir du XIXe le vagabondage est considéré comme un « délit d’indigence ». Dans le Code Pénal (article 270) : « les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance et qui n’exercent habituellement ni métier, ni profession ». C’est également à partir de ce siècle, qu’au nom du principe de la science, commence à se développer les profils psychologiques  et psychiatriques de la délinquance : « En se plaçant au point de vue de l’individu, les psychologues et les psychiatres ont caractérisé le vagabondage par : l’égocentrisme, l’instabilité émotionnelle, l’arriération mentale, la dégénérescence constitutionnelle. La gamme des maladies mentales a été également évoquée, selon la mode du moment, on a vu, en effet, figurer comme causes du vagabondage : la neurasthénie, la dromomanie, l’hypocondrie, la débilité, l’épilepsie, la schizophrénie, la paranoïa, le masochisme moral ». On assimile ainsi progressivement sous une bannière identique, l’économiquement faible, celui qui dispose de caractéristiques psychologiques suspectes et celui qui n’est attaché à aucun sol, à savoir les nomades. L’essentiel de la définition du vagabond devient celui à qui nul ne reconnait de statut social. Le vagabond n’a souvent d’autre alternative à la survie que la mendicité ou le vol. Cependant, l’auteur pointe une distinction sociologique importante entre le statut du vagabondage et celui de la mendicité. Reconnue dans l’histoire, la mendicité professionnelle est une institution sociale. Au Moyen Age, on s’inscrivait sur des registres communaux comme mendiant de profession, ce qui donnait droit à un domicile et une patente. Par contre, il n’y a pas de droit pour les « sans aveu ». Ce terme provient de l’ancien droit germanique persistant au temps du système féodal. Elle désigne une personne qui ne présente aucune attache sociale : « Le ‘sans aveu’ n’est pas membre d’un groupe. Juridiquement, il n’est voué à aucun suzerain par un serment de ‘fidélité’, il n’a pas de lien avec un ‘supérieur naturel’. L’homme sans aveu est un isolé, il n’est protégé par personne, pour aucune ‘paix’ (loi, ordre, règle). Chacun peut le dépouiller ou même le tuer impunément, comme un ‘loup dans la contrée’ » (ibid., p. 18). Le vagabond est hors classe, hors-la-loi, car il n’est pas anti – social comme le délinquant, mais a – social. Ce qui caractérise le vagabond, c’est son instabilité.

L’histoire de notre civilisation s’est accompagnée d’une longue liste de « gens sans aveu ». Il y eu tout d’abord le statut des esclaves qui donna le prototype d’un sous- prolétariat propice à l’apparition du vagabondage. Entre la période qui sépare l’esclavage du salariat, l’auteur s’attarde sur le Moyen – âge, époque où l’on peut observer une forte variabilité des sources de vagabondage. Elle donne naissance à une typologie contrastée et ambivalente à l’origine de bon nombres de nos représentations actuelles. Les trois institutions du Moyen – Age, l’Eglise, le système féodal et les corporations : « vont devenir de par leur propre principe, les sources principales du vagabondage, de la mendicité et souvent du brigandage » (ibid., p. 43). Au Moyen Age, le vagabond est souvent assimilé à un pêcheur qui expie ses fautes. Cette connotation religieuse va générer une double représentation, ambivalente de l’errance : comme homme de Dieu versus fléau de Dieu. Il s’en suivra des images aussi contrastées que celles du hors – la –loi « brigand », mais aussi « Robin – des bois », comme des différentes figures de la pauvreté monastique et de l’errance des pénitents …..

Au XIVe, le vagabondage se dépouille de ses auréoles idéologiques et laisse apparaitre avec plus de nudité sa base économique. Il va connaitre un nouvel essor sous l’impulsion de la nouvelle donne du salariat : «  Le salariat devient la source principale du vagabondage des temps modernes, de même que l’esclavage l’était dans l’Antiquité et les institutions féodales au Moyen – Age » (idid., p. 53).

Vagabondage et philosophie

A l’époque de l’antiquité gréco – romaine, se constitue un prolétariat constitué par des hommes qui ne sont ni citoyens, ni esclaves, ni tout à fait Grecs, ni tout à fait Barbares mais qui va être à la base de la revendication des premières réformes sociales. Parmi les « Métanastes » (littéralement, les migrateurs) et les « Métèques » (les étrangers) vont naître deux écoles philosophiques :

  • Autour de Socrate sont groupés Xénophon, Alcibiade, Critias, Charmyde, Platon qui sont les représentants les plus éminents de l’aristocratie : « Ils trahissent la démocratie athénienne et passent presque tous au camp adverse des Spartiates ou de Cyrius allié de ces derniers » ;

  • Antisthène et Diogène de Sinope : « en appelle aux pauvres, aux dépossédés, et, pour la première fois dans l’histoire de la pensée occidentale, s’adressent aux esclaves ». Les cyniques se recrutent principalement parmi les déchus. Avec les premiers stoïciens, ils constituent les premiers idéologues représentatifs du sous – prolétariat de l’antiquité gréco – romaine : « Pendant neuf siècles, les cyniques semblent avoir joué le rôle de porte – parole des déshérités et des réprouvés du monde antique ». L’auteur cite les écrits de Plaute pour décrire les conditions d’extrême dureté dans lesquelles vivaient les esclaves. Dans ces conditions d’existence, il ne peut y avoir de place que pour les statuts de révoltés ou de fugitifs : « les esclaves ne pouvaient penser qu’à leur libération, soit par la révolte, soit par la fuite. Les suicides étaient également fréquents ». (Idid., p. 32).

Vagabondage et idéologie : répression versus charité

Du Moyen Age au XVIIe siècle, le vagabondage connait une période de relative tolérance. Ce n’est qu’au XVIIIe, avec l’industrialisation et le mythe du travail – la valeur sociale fondamentale de l’idéologie bourgeoise – que le vagabondage commence à être de nouveau fortement réprimé. Le vagabond sera dorénavant sanctionné par assimilation au « paresseux ». Parallèlement au salariat, deux autres facteurs vont contribuer au développement du vagabondage au cours du XXe. Il s’agit du retour des guerres d’une part et plus spécifique à notre poque, du chômage technologique d’autre part. Les premiers effets de cette nouvelle source de précarité fut la migration des populations de la campagne vers les villes et la paupérisation du monde agricole.

L’idéologie stigmatise le vagabond par le vocable du « fainéant », et parallèlement, on trouve avec une vigueur avoisinante, l’image de l’être « pitoyable » qu’il s’agit de secourir. Pour éradiquer le vagabondage, la société met en place deux sauvegardes collectives :

  • La répression : elle est représentative d’un modèle d’organisation sociale où le sujet est dépossédé de la valeur de son travail. A propos des ordonnances du quatorzième siècle, précurseur des textes qui officialiseront le vagabondage en tant que délit dans le Code Pénal de 1810, l’auteur précise : « Il s’agissait de mettre les pauvres en besogne, en les obligeant à accepter de bas salaires. Cette intention n’apparait pas nettement dans l’ordonnance française de 1350, mais elle est ouvertement indiquée dans celle de 1354, qui rappelle les dispositions de 1350 contre les oisifs, en insistant sur les sanctions relatives au maximum de salaire et fulmine contre les ouvriers qui demandent un salaire ‘déraisonnable’. On défend également aux ouvriers de quitter leur lieu de travail à la recherche d’une meilleure rémunération » (Ibid. p.64).

  • L’hospitalité : constitue l’autre version, toujours présente au côté de la précédente, pour éradiquer le vagabondage. Le principe de l’hospitalité est inscrit dans la plupart des cultures : «  Les termes dont on s’est servi dans l’Antiquité et au Moyen Age pour désigner les établissements ‘charitables’ rappellent bien cette origine et cette signification de la charité : xenodokia (terme utilisé encore pendant une bonne partie du Moyen Age), hospice, hôpital, asile, tous ces termes désignent d’abord des lieux d’accueil des étrangers, des errants » (Ibid. p.99). Une évolution se produit à partir du XVIIIe, avec la bascule du terme « charité » vers ceux de « bienfaisance », puis d’ « assistance ».

Que l’on analyse l’un ou l’autre des discours présidant ces deux attitudes, il est frappant de constater que le but poursuivit reste invariable. Il ne s’agit pas de doter le vagabond d’un statut quelconque, mais de le faire disparaitre. L’insécurité est le fait qui domine l’histoire du vagabondage depuis l’antiquité jusqu’aux temps modernes.

Conclusion

La socialisation est un processus transculturel et transhistorique qui opère ses effets tout au long de la vie de chaque individu. Les processus de socialisation peuvent se comprendre comme une démarche de transmission et d’intériorisation des valeurs et des croyances nécessaires pour vivre ensemble au sein d’une société donnée. Il ne faut cependant pas retenir seulement les faits susceptibles d’être éclairés par une logique culturelle d’ensemble, mais prendre en compte l’expérience rétroactive vécue par chaque sujet, avec ses ambiguïtés, ses paradoxes, ses contradictions. Si les individus sont révélateurs de la culture à laquelle ils appartiennent, ils ont aussi le pouvoir de remodeler les cadres sociaux et la culture peut ainsi devenir le reflet de l’évolution des personnalités qui la composent. D’où la grande question des culturalistes : par quels processus les modèles caractéristiques d’une culture sont -ils susceptibles d’évolution ? La socialisation ne se limite pas seulement à une simple idée d’intégration. Notre représentation actuelle estime que l’individu doit affirmer son indépendance. La socialisation suppose donc de sa part, des capacités créatrices, l’excès d’intégration pouvant s’avérer inhibant et hostile à son épanouissement. La socialisation peut se concevoir comme une tension, une instabilité féconde qui pourrait prendre pour idéal, une prise en charge : « dans son ensemble, et sans exiger de contre partie, des millions d’individus, qui, sans les mesures sociales encore timides, auraient été (et seront) voués au vagabondage ou à la mendicité » (ibid. p. 227).

BIBLIOGRAPHIE

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