Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Du sujet pris dans l’urgence de la demande de l’autre

Gérard Tixier

Vignette clinique

Une mère appelle pour son fils de trente ans qui est reclus dans sa chambre depuis près de sept mois. Elle le dit atteint de dépression, ayant fait une tentative de suicide à l’adolescence et cessé de prendre tout traitement .Il ne se lave plus et ne sort même plus la nuit pour se nourrir dans le frigo. Elle demande pour la première fois à ce qu’il soit hospitalisé.

Et pourquoi fait-elle cette demande maintenant ? Il ne lui parle plus et refuse désormais les petits plats qu’elle lui concocte alors qu‘il était jusqu’à présent encore gourmand. Il est en train de dépérir. Elle vit seule avec lui et a divorcé il y a longtemps de son père alcoolique, violent verbalement avec lui lorsqu’il était enfant.

Vincent est allongé, pâle, longue tignasse et barbe hirsute, maugréant d’être dérangé et se dissimulant le visage sous sa couette. Le désordre autour de son lit laisse voir des reliefs de nourriture et beaucoup de poussière que la mère entreprend de balayer tandis que nous tentons d’établir le contact. Soudain il dégage sa tête et nous regarde en nous priant de le laisser tranquille. Nous nous lui répliquons que nous voulons savoir ce qui se passe.

Le jeune homme reconnaît qu’il s’énerve facilement, qu’il a arrêté sa psychanalyse, puis décidé de s’intégrer. Mais ça n’a pas fonctionné. » Oui, s’exclame – t-il, j’ai toujours été en difficulté, j’ai cherché et traîné ma carcasse chez mon psy pendant plusieurs années, pour réaliser que ça ne menait à rien ». Au travail, il n’y a pas eu le déclic car le problème, c’est qu’il est différent. « Le monde et moi, c’est la différence totale ». Il ajoute qu’il est incapable d’être heureux et d’aimer la vie : « la vérité, je suis une truffe et il y a des gens mauvais qui me pourrissent la vie ».

D’où sa position actuelle, résolu qu’il est à rester dans sa chambre le plus longtemps possible, avec pour seul compagnon son ordinateur qui lui dispense un temps virtualisé, et la froide perspective de se dissoudre dans sa retraite : « je veux disparaître ».

Malgré une forme d’opposition verbale initiale, qui est à mettre en rapport avec une attitude empreinte de passivité, Vincent se laissera mener sans résistance par les ambulanciers, non sans s’être dûment enquis du nom de l’établissement auquel nous le dirigeons.

A l’hôpital, il restera prostré, formulant des interprétations massives très négatives. Il paraît, nous précise l’interne, effarouché, ambivalent, esquissant des rires immotivés. Il nous révèle que son frère a eu un épisode psychotique et que son père est schizophrène. Lui-même a eu peur d’être comme lui car il a parfois eu l’impression d’être au centre de tout, concerné par les autres, avec une extrême sensibilité à la tonalité de leurs voix.

Vincent a été mis sous neuroleptiques.

Arguments de discussion

Il s’agit donc d’une hospitalisation inaugurale dont la demande émane de la mère après une très longue période d’attentisme. Cette notion associée aux antécédents comportant la rupture de suivi, ainsi qu’à notre représentation du tableau clinique me forge l’idée d’une hospitalisation nécessaire et me dicte de préparer effectivement une intervention destinée à transporter le patient dans un lieu de soins approprié. Nous projetons (nous programmons)cette intervention pour la fin de la semaine, comme si le jour choisi par la mère en différant l’urgence d’une réponse médicale donnait à cette dernière, par cet ultime timing, coordonné à l’assentiment du médecin, un certain contrôle afin de s’y préparer.

Nous savons par expérience que le moment qui s’impose à l »entourage quant à la mise en urgence de la situation de cohabitation avec le patient, est sous l’égide de la menace soit celle de la violence physique dirigée sur une personne soit celle de la mort par suicide. Cette configuration renvoie à un état de crise. Nous parvenons alors aux confins de la- dite tolérance du trouble mental, laquelle ne cesse de nous interroger dans son insistance mainte fois remarquée. Nous en déduisons que le patient a donné un signal à ses proches pour qu’ils décident de réagir à son état. S’agit-il encore du temps du patient ou de celui de la mère ? C’est en tout cas l’émergence d’une possibilité de réponse grâce à l’appel à un tiers face au surgissement d’un point de stupeur, de peur, de dessaisissement.

Une mère (une autre) nous dit au téléphone en évoquant la prégnance des insultes de son fils schizophrène : « on ne se supporte plus « et elle corrige aussitôt suite à la réflexion de celui-ci : « je ne le supporte plus ».la violence verbale, interprétée comme un rejet ne traduit pas, loin de là, que ce jeune homme ne supporte plus la présence de sa génitrice, aussi excédée soit-elle.

Du fond de son lit le patient, bien que réveillé de sa torpeur, a bien voulu nous parler de sa souffrance, de son impossible à être dans ce monde, semblant confirmer dans un premier temps l’état dépressif allégué par sa mère. Il a cherché à justifier son repli en se concernant presque à outrance, soulignant son incapacité, son incompatibilité à s’inscrire dans le système social alors , qu’un peu plus tard, il fera allusion à de mauvaises influences, nous mettant sur la piste d’une psychose .

Nous repensons à la question posée à Vincent concernant la relation à sa mère et à laquelle il répondit en me décrivant ses conditions de travail et ses aléas.

Comment s’opère la séparation mère /fils dans une pareille conjoncture ? Y a-t-il un espace pour le patient ?

Si nous considérons comme acquis l’idée que le patient, ne pouvant formuler une quelconque demande, englué qu’il est dans sa jouissance, qu’est-ce qui le pousse finalement à émettre une parole, effectuer le geste qui en interpellant le proche , déclenchera le malaise(un sentiment d’urgence) et une amorce de solution ?(cf nous disons à la mère que son fils était finalement mûr pour l’intervention puisqu’il ne manifesta pas la violence redoutée et comme pour la déculpabiliser d’avoir appelé pour le faire enfermer. Notons que dans ce cas particulier il n’y a pas eu validation d’HDT mais hospitalisation libre étant donné que le patient ne montrait aucun signe d’opposition.)

L’urgence subjective est le sentiment d’urgence tel qu’il éprouvé et répercuté par la personne qui appelle. Cela fait désormais violence ici à la mère- de ne plus pouvoir exercer son rôle de nourricière- et la conduit à téléphoner à SOS Psychiatrie. Il lui faut sauver son fils…

Les scansions du temps de l’intervention d’urgence

Nous décomposerons ainsi le temps de l’urgence dans sa réalité d’environdeux heures x :

a-le moment de l’appel au service d’urgence.

b- la conversation avec le psy…

c-le jour de l’ intervention programmée : l’accueil de la mère 

d-la présentation du fils au psychiatre par la mère.

e-la prise de contact avec le patient

f-le temps du dialogue au lit du patient.

g-le temps de l’annonce au patient de son hospitalisation

h-le temps de la négociation

i-le temps du délogement

j-le temps du transport

a, b et c sont clairement le temps de la mère

d est un temps intermédiaire

efgh sont le temps du fils

i et j le temps des intervenants

a et b-La mère entend faire valider sa demande de visite en listant ses observations dans le comportement de son fils . Elle veut convaincre le psychiatre de la nécessité d’un avis médical. Elle ne mentionnera les modifications récentes que dans un second temps, suite à notre questionnement.

c-La prise de décision de l’intervention sera différée selon le vœu de la mère ; ce temps de latence serait un temps psychique semblant préparer celle-ci à notre venue. Notons que dans ce cas, comme dans bien d’autres, il n’est fait nulle mention au patient de notre venue, soit que le patient est »inaccessible »(rupture de communication, mutisme mais surtout crainte légitime d’une réaction intempestive : fugue, passage à l’acte par défenestration, agression. Il n’est pas rare que le patient reproche au patient de ne pas l’avoir prévenu.

d-la mère révèle à son fils qu’elle a dû appeler un médecin car elle est inquiète et s’efface pour favoriser le face à face avec ce dernier.

e-Le passage de la porte qui ouvre sur une atmosphère plus ou moins odorante. Se lit la surprise du patient de se voir découvert. -le psy n’est-il pas l’autre intrusif qui fait irruption dans la bulle, l’espace –temps, qui vient rompre la jouissance contenue jusqu’à présent, préservée par son hôtesse, la mère.. L’introduction par la mère loin de faciliter les choses provoque souvent des propos violents dirigés sur celle-ci ou la phrase typique : »je n’ai rien demandé, je suis chez moi (nous lui soulignons qu’il est chez sa mère) ». Cette apparition du psy produit-elle un effet de réel ? En tout cas on remarque souvent le surgissement d’une attitude qui tranche avec le tableau clinique préalablement décrit, dans le sens fréquent d’une normalisation, comme si le patient allégué voulait donner le change et prouver qu’il va bien, ce qu’il ne manque d’ailleurs pas de prétendre. C’est aussi le temps de la toute-puissance.

f- c’est un temps suspendu car en urgence il faut se donner du temps- un temps indéterminé- pour qu’une sorte de confiance s’établisse pour augurer d’un véritable échange. Je l’interpelle souvent par son prénom (ce qui est rarement reproché). Je l’interpelle souvent par son prénom C’est un temps riche : le psy peut être attendu, reconnu comme un personnage du délire, rejeté sou nié. Le psy doit recenser les symptômes afin d’établir un éventuel certificat et entendre ce qui se dit delà position psychique du patient vis à vis de son trouble et de son histoire.

Le recueil de signifiants s’avère essentiel pour fournir quelques clefs de la dynamique psychique.

Disparaître : ne plus être vu, visible, se perdre, cesser d’être, d’exister. Ce processus est à l’œuvre, en bonne voie d’être accompli.

Truffe : il se qualifie ainsi d’imbécile ; nom du tubercule précieux enfoui, accroché à une racine. Grâce à son odorat la truffe du chien ou du cochon, permettra qu’il soit repéré et extrait du sol.

g-Il faut anticiper la probable réticence voire l’agressivité du patient quant à la prise de décision de ne pas le laisser sur place. Comment le préparer à être enlevé sans la moindre amorce d’un consentement. « Je n’ai pas envie d’aller à l’hôpital, je ne suis pas fou ».

h-la négociation peut être âpre ; le patient exigera de voir notre carte de médecin, contestera notre droit de le décider pour lui, appellera à l’aide sa mère (pour l’invectiver, la supplier), exigera l’appel aux forces de l’ordre, à son avocat ; il promettra d’aller revoir son psy, d’aller le lendemain à l’hôpital.

Comment concevoir que dans un tel contexte de forçage qu’une quelconque demande de oins puisse éclore  ou se ranimer?

i- vient le temps où les transporteurs vont jouer leur rôle qui se veut neutre et d’accompagnement du patient vers l’établissement désigné. Le patient peut se débattre, se battre, devenir inerte, se mettre à pleurer, crier, hurler. La contrainte physique va être tantôt prégnante ou symbolique. C’est le temps du corps qui se durcit, résiste ou qui se livre et s’abandonne. Parfois c’est l’arrachement ou l’apparente résolution à sortir de la demeure, avec mépris ou dignité.

j-le temps du transport n’est pas synonyme de silence. Souvent le patient s’exprime, interroge les ambulanciers qui tentent de le rassurer. Le parent est assis près de lui ou à l’avant du véhicule.

De l’intemporel à l’urgence

Pourrait-on avancer : de la jouissance à l’appel, au cri de détresse ?

Il y a ce temps immuable où plus rien ne bouge et puis soudain, il faut que ça s’arrête, même ce qui est arrêté, le temps. A l’interface avec l’insupportable, l’intolérable, l’impensable pour la mère. Le fils a-il eu l’initiative de lancer à la celle-ci un cri muet : sors-moi de là !

A l’articulation du sujet qui s’anéantit, du temps infini, du lien rompu ou indéfectible, une parole impossible cherche pourtant sa voie pour s’extraire des ténèbres. Dans cette suffocation, s’impose abruptement l’urgence d’une plainte, ébauche d’une demande téléguidée souterrainement par le fils gisant qui décline toute ouverture de la bouche réduite à l’absorption de nourriture, aussi délicieuse soit-elle. Nous osons cette interprétation puisqu’il nous avons besoin de ce fil conducteur pour que se profile en filigranne, la figure d’un sujet qui non seulement a dû en passer par la mère pour sauvegarder un temps son intégrité via la nourriture -mais qui va en quelque sorte pousser celle-ci à faire intervenir un tiers pour lui démontrer son impuissance à lui préserver sa vie physique mais aussi psychique.

Cette question de la «  tolérance  »du parent est au coeur du débat sur le temps qui précède l’urgence et préserve la jouissance, dans sa solitude et la sollicitude d’une indifférenciation qui le ferait à terme objet de soin, comme une ultime manipulation..

Il exhorterait par son mutisme, son incurie, son refus d’alimentation à dire « non » à cette jouissance.

Le seuil, la porte qui reste close piégeant la parole par un non désir, pour un temps qui échappe à la raison.

Et le temps qui ouvre la porte dans l’urgence d’une parole qui crie son enfermement à travers celle-là même qui a fini par entendre le désir d’en finir et de là il nous reste à attendre que ce désir soit celui d’en finir, avec sa jouissance de ne pas être sujet.