Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

D’une demande en toute hâte à une réponse post-immédiate

Felisa BLANCO

Je souhaite parler aujourd’hui d’une intervention menée dans le cadre d’un cabinet de gestion des risques psychosociaux. Ce cabinet, au sein duquel j’ai travaillé pendant 3 ans et demi, était régulièrement sollicité par des entreprises suite à des événements graves (décès brutaux, braquages, agressions…) venant mettre à mal les individus, le collectif et l’organisation.

Je vais vous parler d’une intervention menée en deux temps au sein d’une entreprise parisienne. J’ai choisi cette situation pour entamer la journée, car elle vient questionner le rôle et la place du psychologue entre le temps 0 (moment de l’événement) et le temps 1 (l’instant de voir, celui où l’on passe de l’éprouvé, du ressenti à la parole, au langage). En ce sens, je parle d’une clinique de l’instantané, qui s’exerce presque dans l’immédiat d’un événement traumatique, l’instantané faisant référence aussi à la photographie où les choses sont figées, suspendues dans le temps.

Ce matin-là, je suis contactée par la Directrice des Ressources Humaines qui demande l’intervention d’un psychologue de toute urgence. Voici la situation : l’assistante de direction s’est défenestrée d’une des salles de réunion juste avant l’arrivée des salariés. En arrivant, certains salariés ont vu le corps recouvert d’un drap. Ils ont tous été rassemblés dans le hall d’entrée par la police, et ne sont pas encore autorisés à monter dans les bureaux. Les pompiers sont repartis. L’assistante de direction qui s’est suicidée travaillait dans cette entreprise depuis plus de 20 ans. Elle était connue de l’ensemble des collaborateurs (une trentaine sur ce site). Elle devait partir à la retraite dans quelques mois. Elle est décrite comme très dévouée à son travail. Elle vivait seule et n’avait pas d’enfant.

La DRH savait également qu’on lui avait diagnostiqué une maladie grave quelques mois auparavant, sans en savoir plus. L’assistante de direction n’en parlait pas au travail et n’avait pas été en arrêt maladie. Son suicide, et d’autant plus sur le lieu de travail, est un choc pour ses collègues. La DRH ne sait pas comment accompagner les personnes face à cet événement, elle s’inquiète de la réaction de certains et souhaite qu’un psychologue puisse être présent ce jour.

J’arrive ainsi sur les lieux environs 1h30 après le suicide. Les salariés viennent d’être autorisés à regagner leurs bureaux, et sont rassemblés dans une grande salle. La DRH m’accueille et parle sans discontinuer, de la défunte, du directeur général qui s’est enfermé dans son bureau, de son incompréhension face au geste de l’assistante de direction. Elle est logorrhéique, s’agite en courant dans les couloirs pour vérifier que personne ne s’est isolé dans un bureau, pour aller voir chacun. Comment calmer cette agitation ? Dans la clinique de l’instantané, on est face à la sidération (physique et psychique) mais aussi face à l’agitation désordonnée.

Ma première visée est de la rassembler, de pouvoir canaliser son agitation et sa fuite des idées. La spécificité de l’intervention en entreprise est que l’on a affaire à un groupe très hiérarchisé, avec des règles établies de fonctionnement. Suite à cet événement, le groupe éclate, dans le sens où ce qui faisait tenir le groupe ne tient plus (ici, les garants du groupe et l’objet travail qui permet l’existence de ce groupe).

Un des rôles du psychologue pourrait être de recréer du groupe. Cela va passer notamment par la réinstauration des places de chacun. Dans cette situation, la DRH est une des garantes du groupe, avec le Directeur général. Tous deux sont pris dans un éprouvé difficile, elle dans une agitation absolue et lui sidéré, retranché dans son bureau. J’interviens en premier auprès de chacun d’eux. En établissant une trame d’intervention pour la journée avec la DRH, et en réfléchissant à quel pourrait être son rôle dans le déroulée de cette journée.

Nous proposons que je rejoigne le groupe dans la salle pour échanger avec eux, et qu’elle puisse elle aussi être présente. Ensuite je lui demande de prévoir une petite salle à part, où je pourrais recevoir les personnes qui le souhaitent en individuel ou petits groupes. Nous échangeons avec le DG sur ce programme, l’invitant à rejoindre ses équipes avec nous. 

Restaurer la place et la fonction du DG et de la DRH leur permet de sortir de l’agitation et de la sidération. C’est ce mouvement que je vais soutenir lors de toute mon intervention sur la journée. Nous sommes dans un temps où il y a peu d’affects, ce sont les émotions et les ressentis qui s’expriment, comme une réaction animale, vitale. Loin de faire taire ces ressentis, il s’agit de les entendre, de les laisser s’exprimer sans les laisser submerger le sujet, en soutenant le mouvement qui permet de passer de l’éprouvé à l’affect.

Pour illustrer concrètement cette mise en mouvement, ou comment soutenir la sortie de la sidération, je vais me centrer plus particulièrement sur l’accompagnement d’une salariée, que j’appellerai Mme L. Je vois pour la première fois Mme L. en entrant dans la salle de réunion où sont rassemblés les collaborateurs. Elle est assise sur une chaise, le regard dans le vide. Deux collègues sont autour d’elle et lui parlent. Mme L. ne réagit pas. Sa main est posée sur sa cuisse, la paume vers le haut et les doigts légèrement repliés, comme si elle tenait quelque chose. Nous commençons par une présentation de l’intervention au collectif, pendant laquelle la DRH détaille l’organisation de la journée (pas de travail, possibilité de rester ici ou d’être raccompagné en taxi au domicile, possibilité de commander des plateaux repas pour ceux qui le souhaitent, possibilité d’appeler un proche, mise à disposition de la salle pour des entretiens avec la psychologue) et où je me présente, en leur expliquant que je suis disponible pour eux toute la journée, que ce soit pour un échange de quelques minutes ou plus long, en individuel ou en petits groupes. Je les informe qu’ils ne sont en aucun cas contraints de me venir me rencontrer, qu’ils peuvent décliner mon invitation à échanger si je vais vers eux, et que tout échange sera confidentiel.

Je vais ensuite à la rencontre de Mme L. Je m’assois sur une chaise face à elle pour me mettre à sa hauteur. Je lui dis bonjour et me présente à nouveau. Je parle doucement et lentement. Ses deux collègues pleurent, et me disent que Mme L. a été la toute première à rentrer dans la salle de réunion de laquelle l’assistante de direction s’est défenestrée. Elle a retrouvé à ce moment-là une des chaussures de la défunte coincée sur le rebord de la fenêtre, qu’elle a remis à la police encore sur les lieux. Depuis, elle ne dit rien et reste le regard dans le vide. Ses collègues me laissent avec elle. Je parle très calmement à Mme L. en verbalisant ce que je fais, ce qu’elle peut faire : « je me lève pour aller chercher un verre d’eau et je reviens tout de suite, vous n’avez pas besoin de me parler, vous pouvez juste écouter ma voix, vous pouvez essayer de fermer les yeux si vous le souhaitez ».

Pendant de longues minutes, je lui parle avec l’impression que mes mots la traversent et qu’elle n’en comprend pas le sens. Alors je me focalise sur la mélodie de ma parole, qu’elle soit la plus calme et bienveillante possible. J’essaie d’être très attentive aux moindres changements dans sa posture assez rigide, et quand j’ai l’impression de sentir un relâchement, je me permets de poser ma main sur la sienne. Sa main se décrispe, elle lâche enfin la chaussure (imaginairement parlant) pour attraper autre chose, ma main. Le contact s’établit, et on est là dans la sortie de la sidération, de ce qui exclut la personne qui a vécu un événement traumatique de la communauté des vivants.

Le rôle du psychologue dans cette clinique si particulière pourrait aussi se situer là : en allant à la rencontre du sujet là où il en est, nous recréons du lien et soutenons le sentiment d’appartenance commune, de relation et de compréhension possible entre les humains. Mme L. commence alors à pleurer, décharge d’émotion. A ce moment-là, elle me demande si je peux aller chercher ses deux amies car elle voudrait être avec elles plutôt qu’avec moi. Elles pouvaient désormais partager leur émotion ; là où l’éprouvé était impartageable, isolant Mme L. dans sa sidération, la décharge émotionnelle ouvre à un certain partage, permet de renouer le lien aux autres.

Pour la première journée d’intervention, je m’arrêterai sur cette vignette clinique qui illustre le mouvement psychique soutenu par le psychologue dans une intervention post-immédiate. Le psychologue vient restaurer quelque peu le sentiment d’une commune appartenance. Il intervient en réinstaurant notamment des repères spatio-temporels (dans cette situation, il s’agit de l’organisation de la journée, des lieux dédiés, mais aussi en allant à la rencontre de chacun dans sa propre temporalité, pouvoir supporter le silence, l’incapacité à parler de certains, passer par les gestes voire le contact physique pour instaurer un premier lien). C’est ce qui peut permettre au sujet de se replacer spatialement et temporellement, dans l’ici et le maintenant, et non plus rester figé au temps 0, temps de l’événement traumatique.

Comme je le disais au début, cette intervention a été pensée en deux temps. Je suis retournée une deuxième journée dans cette entreprise, 8 jours après l’événement. Je ne vais pas m’étendre sur le déroulé de cette journée, mais elle permet de mieux saisir le sens de la première journée d’intervention. En effet, lors de la première journée, les personnes rencontrées n’avaient exprimées aucune demande vis-à-vis du psychologue. J’étais allée moi-même à leur rencontre. La deuxième journée ouvre à l’émergence de la demande ; j’ai reçu 8 personnes en entretiens individuels, à leur demande.

Ces entretiens ouvrent à une tentative de compréhension en introduisant la question de la mort. Il y a, à ce moment-là, entre le temps 1 (l’instant de voir) et le temps 2 (qui serait le temps pour comprendre), l’émergence de l’affect. La première journée était sans affect quasiment, ce qui s’exprimait, ce qui était en jeu, était de l’ordre du ressenti et de l’éprouvé. Mon objectif avait été, rappelons-le, d’induire un mouvement permettant de passer de l’éprouvé à l’affect. Pendant cette deuxième journée, j’ai ainsi observé l’émergence de l’affect : tristesse principalement, et aussi colère.

Je rencontre ainsi Mme R. à qui j’avais brièvement parlé lors de la première journée, mais qui n’avait pas souhaité échanger avec moi et ne voyait pas trop ce qu’un psychologue pouvait faire dans cette situation. 8 jours après, elle se sent très en colère et n’ose pas en parler car « tout le monde l’adorait ici » et n’en dit que du bien. Ce qu’elle a retenu de ma première journée, c’était que les échanges étaient confidentiels. Pour Mme R., la défunte a été lâche, elle se dit que le suicide est une fuite. Elle se sent très en colère contre elle de les avoir impliqué dans sa mort ; tout le monde a été obligé de s’y confronter, d’une manière ou d’une autre, et le sujet alimente toutes les conversations depuis une semaine. Je questionne Mme R. sur cette colère : l’a-t-elle déjà ressenti auparavant ? Dans quel contexte ? Mme R. ne fait pas de lien immédiat sur la colère, mais elle en fait un avec le suicide. Elle commence par me dire que sa mère s’est suicidée, puis se ravise en m’expliquant qu’elle est décédée d’un cancer, mais qu’elle avait refusé les soins ce qui, selon elle, relève du suicide. Elle n’avait pas compris la décision de sa mère, se sentant abandonnée, mais n’avait pu verbaliser la moindre colère de peur de stresser sa mère et de provoquer une mort prématurée.

Lors de cette deuxième rencontre, Mme R. amène ce qu’il en est pour elle du rapport à la mort, et nous pouvons entamer un travail de mise en sens de l’événement, en le reliant à l’histoire de vie de Mme R. et en tentant de comprendre comment il vient réactiver la question de la mort. A l’issue de cette journée, j’oriente les personnes qui le souhaitent vers un accompagnement psychologique externe à l’entreprise.

Ces deux temps d’intervention viennent soutenir le mouvement psychique : passer de l’éprouvé au langage.

Lors de la première intervention, le psychologue permet aux émotions de s’exprimer dans un environnement suffisamment sécurisant et bienveillant. Il vient reposer des repères spatio-temporels et recréer du groupe (le lien aux autres, le sentiment d’appartenance).

Lors de la deuxième intervention, il ouvre à l’émergence d’une demande, d’une tentative de compréhension de ce que l’événement vécu par tous vient amener comme signifiant pour le sujet. Le psychologue va œuvrer à soutenir cette tentative de mise en lien et en sens de l’événement. Par cette deuxième journée, nous soutenons la transition entre l’instant de voir et le temps pour comprendre.