Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

D’une faim de bœuf à une voracité sans f(a)im, la boulimie une évolution conceptuelle récente

D’une faim de bœuf à une voracité sans f(a)im, la boulimie une évolution conceptuelle récente ?

Thérèse PENNEHOAT

Extraits : « Hier soir ça m’a pris. Il n’y avait personne à la maison. J’ai pratiquement vidé le frigidaire. Après j’étais mal ; je suis allée me regarder dans la glace…. » « Ça devient répugnant. Je dévore tout sur mon passage. On dirait que je veux tout détruire. Il y a des cadavres de boîtes de conserve, de papiers d’emballage plein la poubelle. C’est après seulement, que je réalise. Je commence à essayer de faire le compte des calories, mais je n’arrive plus à compter, ça devient absurde. Et la panique quand je n’arrive pas à vomir…. » « Je ne me suis arrêtée que lorsqu’il n’y avait pratiquement plus une miette dans la maison ». « je bouffe n’importe quoi sur un rythme effréné », « je mange tellement vite, je mange à toute allure, j’ai la bouche pleine… C’est plus pour avaler que pour goûter que je mange… je suis capable de manger n’importe quoi ».

Ces témoignages nous montrent que la boulimie est un processus qui s’exerce hors de toute commensalité, hors lien social institutionnalisé, qu’elle est solitaire. La boulimie préfigure une oralité hors lien social, hors tradition du symbolisme social, le lien à l’autre semble rompu au moment de l’acte boulimique. Elles nous indiquent aussi qu’ici si elles mangent, qu’elles ingurgitent la nourriture, il n’est pas question d’alimentation. En effet, manger, pour l’animal parlant répond à autre chose qu’à un besoin vital.

Rappelons qu’un petit d’homme, est nourri par l’autre bien longtemps après qu’il ait quitté le sein. Il n’y a pas pour lui d’instinct quant à l’alimentaire. Il est pris dans une transmission de règles alimentaire1. Ceci implique pour lui l’obligation d’établir une échelle de valeurs, lesquelles sont dictées par la culture, c’est-à-dire ici déjà par le discours et le désir de l’Autre. Le repas s’inscrit comme l’une des formes institutionnalisée les plus anciennes de l’échange. Marcel Mauss  nous indique qu’on retrouve (…) chez la plupart des primitifs de nos jours les mêmes rites compliqués d’initiation à la nourriture. »2 Si manger, s’alimenter répond à un besoin vital, dans nos sociétés humaines, la nourriture constitue un principe d’échange qui traverse la société. La commensalité3 ne se comprend que dans l’obligation de partage qui s’y rattache et les repas qui portent des noms viennent indiquer les codes de la table sous-jacent venant ciblés les convives et les plats qui sont attendus.

Les manières de la table et les injonctions éducatives instaurent une forme de tempérance ainsi qu’une régulation tant de la quantité que de la nature des objets ingérés. Il semble impossible d’échapper à cette régulation. Or la boulimie est bien ce qui semble y échapper.

Contrairement à l’anorexie mentale, reconnue comme entité et étudiée comme telle depuis plus d’un siècle, la boulimie n’a fait son apparition que récemment dans le champ d’intérêt des disciplines dites scientifiques. Depuis quelques décennies, d’innombrables articles et ouvrages scientifiques ont été publiés sur le sujet qui nous intéresse ce soir – la boulimie-, sans que cela ne contribue à éclaircir son énigme que constitue le trouble du comportement alimentaire que serait la boulimie. Cette dénomination « trouble du comportement alimentaire » vient mettre l’accent sur un comportement alimentaire troublé, qui serait sortie du rail de la norme, des codes alimentaires établis. Dysfonctionnement donc et non pas symptôme. Cela vient situer ce symptôme dans le champ du comportement et le rabat sur l’objet nourriture. Y aurait-il un comportement alimentaire « normal » ? Cela laisse entendre qu’il y aurait une « mauvaise» consommation, un « mauvais » objet oral et donc son envers une « bonne » consommation et un « bon » objet oral.

Il semble utile pour appréhender la boulimie de resituer les considérations cliniques et théoriques de son émergence. Nous allons nous intéresser au contexte épistémologique et les coordonnées d’émergence de ce syndrome ainsi qu’à la définition qui en a été donnée. Qu’est-ce que la boulimie ? Comment est-elle définit ? Nous allons tenter de discerner à travers la construction de ce concept ce qu’est la boulimie de ce qu’elle n’est pas.

  1. Références historiques

Et pour commencer voici une définition : « répétition d’épisodes de gavage alimentaire s’imposant de manière contraignante au sujet qui en perçoit le caractère pathologique et caractérisée par la prédominance symptomatique des troubles des conduites orales (boulimie-vomissements) sans impliquer une surcharge pondérale.4

On retrouve des descriptions dès l’époque romaine. Si la Grèce antique vantait les vertus de la maîtrise, de la tempérance, de la frugalité, Rome devenue opulente se livre à de véritables orgies. Citons Sénèque: « vomunt ut edant, edant ut vomunt » (ils vomissent pour manger, ils mangent pour vomir). Ainsi, les romains se livraient à de véritables orgies alimentaires interrompues par des vomissements provoqués. Cependant, ces comportements étaient pris dans le lien social. Nous allons voir que la boulimie est à distinguer de ces conduites hédoniques, orgiaques de l’époque romaine.

Le terme ‘boulimie’ vient du grec boûs signifiant bœuf et limos faim, soit une faim de bœuf. La création de ce mot serait attribuée à Galien et est utilisé par Avicenne (au XIè siècle dans son ouvrage « Canon de la médecine ») pour qualifier la coexistence de conduites de restriction volontaire et d’excès alimentaire. Par la suite, on trouve quelques références à la boulimie davantage comme symptôme isolé que comme un trouble constitué (a). Par exemple, le cas d’une jeune paysanne, Friderada Von Treuchtlingen, au IXè siècle en Bavière, qui fût une boulimique-vomisseuse avant d’entamer un jeûne de plusieurs années. Cette jeune femme connaissait d’intenses crises de boulimie, dont elle avait honte ; et avait l’habitude de se faire vomir après avoir mangé. Elle fut par la suite admise dans un couvent où elle se soumit à des jeûnes prolongés5.

I) A partir du XVIIIème siècle, la boulimie entre peu à peu dans le champ médical comme symptôme liés à différentes pathologies. La boulimie, (ou bien), sans être nommée, est évoquée dans l’écrit de Lasègue et décrite comme de « faux appétits, exigeants, impérieux ». (b) Elle se retrouve ici au second plan de l’anorexie. « Presque toujours les malades (….) partent de l’idée que leur malaise est dû à l’inanition et qu’ils réussissent à le conjurer à l’aide d’une nourriture » Ce qu’il nomme aussi « faim imaginaire » de « sensation exagérée de l’appétit, à la supposition que la nourriture calmera le besoin, répondent en sens inverse un appétit diminué et la conviction que l’alimentation sera nuisible. Ainsi, d’emblée, le « faux appétit impérieux » a une partie liée avec le noyau anorexique dans un rapport d’inversion (c). Dans les descriptions ultérieures de l’anorexie, la boulimie fait des apparitions non seulement comme inversion mais aussi comme formant avec elle ‘un système d’alternance’ (d) : l’anorexique est parfois décrite comme susceptible de se précipiter dans de véritables orgies alimentaires, oscillant entre de longues phases de restrictions et de courtes crises de boulimie6 suivies de remords. Elle a aussi été rapportée à un désordre gastrique (e). Il s’agirait, dans cette perspective, d’une anomalie digestive consistant en une faim excessive et un besoin de prendre des quantités d’aliments plus importants qu’à l’ordinaire. Elle est ici caractérisée par un appétit excessif, féroce (on retrouve l’analogie à la faim de bœuf).

Justement, sur ce point Freud…

En 1859, dans son Traité de l’hystérie, Briquet décrit le cas d’une jeune fille passant toute sa journée à manger et vomir alternativement.7 Janet8 (1903) (le cas Nadia) a rapporté les observations cliniques de 3 femmes et d’un jeune homme présentant les caractères du syndrome boulimique.

Freud in Inhibition, symptôme et angoisse cite parmi les symptômes de la « névrose d’angoisse », les « accès de fringale, souvent accompagnés de vertige »9. «  La perturbation la plus fréquente de la fonction alimentaire est l’inappétence par retrait de la libido. Les cas d’intensification de l’appétit ne sont pas rares non plus; une compulsion à manger est motivée par l’angoisse d’inanition; cette question toutefois a été peu étudiée. Le symptôme du vomissement nous est connu comme défense hystérique contre l’alimentation. »

En somme, Pendant longtemps, la boulimie a été considérée comme un symptôme appartenant à divers tableaux psychopathologiques et a suscité peu d’intérêt. Mais à partir des années 40, quelques auteurs dans les années 40 s’intéressent à la particularité de la conduite boulimique et vont l’étudier de façon plus spécifique et plus structurale.

Dans les années 1920-1930, K. Abraham10 et T. Benedek, assimilent « la boulimie pathologique et la tendance à des perversions orales diverses » et en font un exemple d’impulsion ayant échappé à toute socialisation (a). Thérèse Benedek (1936) insistait sur le caractère irrésistible de l’impulsion boulimique (b). 1943, Biswanger11, le cas d’Ellen West « elle se jette impulsivement sur la nourriture qu’elle avale gloutonnement, comme un animal » « tous les matins elle absorbe de 60 à 70 comprimés de laxatifs qui déclenchent des vomissements et une diarrhée intense ». Quelques années plus tard, O. Fenichel parlera selon une célèbre formule, de « toxicomanie sans drogue » (c). Ainsi, en 1945, Fénichel écrivait dans sa Théorie psychanalytique des névroses que « les mécanismes et les symptômes des toxicomanies peuvent se présenter également en dehors de l’emploi de toutes drogues […]. Une forme particulière de ces toxicomanies sans drogue est la boulimie ». Il ouvre la voie à l’assimilation de la boulimie dans le champ des addictions. Approche reprise par Joyce Mc Dougall, pour qui la boulimie entre dans le vaste cadre des « addictions » au même titre que le l’alcoolisme, le tabagisme, médicamenteuse, etc….

II) Pourtant, en dépit de ces approches conceptuelles, la boulimie restait très pauvrement définie sur le plan clinique12.

La boulimie est un terme passé dans le langage courant pour désigner l’excès, l’avidité et qui emporte avec lui quelque chose qui semble aller de soi, une évidence. Précisons peut-être, dès à présent, (à défaut d’une définition conceptuelle claire) ce que le la boulimie n’est pas. La boulimie n’est pas manger au-delà de la faim, ce n’est pas l’hyperphagie, ce n’est pas en lien avec la gourmandise, ni du grignotage. Le symptôme est parfois décrit davantage comme un acte, un franchissement, une poussée tant psychique que dans le corps. A reprendre les descriptions de différents auteurs on remarque cette particularité de manger n’importe où (c’est-à-dire pas une nécessité d’être à table), n’importe quand (en dehors des heures habituelles des repas, y compris la nuit), n’importe quoi (sans « ordre », sans préparation, sans recherche d’un goût éveillant la notion de plaisir) et dans une certaine solitude, à l’abri des regards. « Les boulimiques, dit L. Igoin13, peuvent pendant de longues périodes ne jamais prendre un repas, c’est-à-dire des séquences ordonnées de mets, à des heures données, à une table commune et en un lieu destiné à cet usage. Non pas qu’ils ne mangent pas, ni beaucoup ; mais ils mangent par accès brutaux. » La solitude est une constante. Ainsi que la hâte, qui fait manger voracement, à s’en étouffer, en avalant sans mâcher, sans même se rendre compte de ce que l’on mange, et un point d’arrêt quasi imposé par ce qu’il ne reste plus rien ou encore que le corps n’en peut plus.

L’obésité, à partir des années 50, par les risques de comorbidité et mortalité précoce qu’elle présente et sous l’impulsion de grandes compagnies d’assurances américaines, entre dans le champ d’intérêt de la médecine aux Etats Unis. La boulimie, sous des appellations diverses va alors surgir du côté de l’obésité. Kornhaber, en 1970, décrit par exemple un syndrome de bourrage ou de gavage (stuffing syndrome) chez des personnes obèses.

Tentative de définition et constitution d’un syndrome autonome : les années 70

Au fil des travaux de Hilde Bruch (1973), la boulimie est présentée tantôt comme un renversement passager au cours d’une anorexie, tantôt comme une façon de constituer une obésité. Dans les deux cas il s’agit d’un symptôme annexe, additionnel.

Elle analyse la triade polyphagie-obésité-passivité comme étant l’autre versant de la triade anorexie-maigreur-hyperactivité et constituant l’un et l’autre un trouble de la « conscience de soi ». Pour H. Bruch il s’agirait d’un même trouble de base dont le dévoilement fondamental s’opère dans l’anorexie. « En suivant cette direction, indique L.Igoin, on pourrait dire que tout trouble alimentaire est anorexique en dernière instance. » (Anorexie/boulimie : 2 façons d’être/ de se montrer affamée ?)

Certaines études ont dégagé des caractéristiques communes entre anorexie et boulimie, tels qu’une grande préoccupation de l’image du corps, une crainte irraisonnée de grossir et un attachement particulier à la fonction alimentaire. Ainsi certains auteurs insistent sur le lien particulier du boulimique avec son image corporelle. Ni satisfaits de leur poids, ni de leur morphologie, ils seraient souvent préoccupés par leur apparence physique. Dans cette perspective, la boulimie représente un renversement passager de l’anorexie, ou une modalité durable de l’obésité, toutefois, son apparition clinique déborde largement ces configurations. En effet, de nombreuses patientes dites boulimiques ne sont ni obèses ni maigres.

Une 3ème source d’exploration sera celle des femmes de poids normal dites normo-pondérales. Sous la description de tableau clinique de boulimie apparaît des noms de baptêmes divers (« bulimarexia » -Boskind-Lodahl, 1976) « chaos alimentaire »- Palmer, 1979) sous ces 2 termes par exemple sont mentionnés des « aberrations comportementales – gavage, purgations-, la notion de clandestinité et de secret, le dégoût du corps propre et d’incessantes fluctuations pondérales chez des sujets de poids normal par ailleurs14.

L’idée de l’indépendance de ce syndrome émerge à partir de la mise en évidence, chez certaines adolescentes ou jeunes adultes, d’accès boulimiques répétitifs en dehors de toute pathologie spécifique. Ainsi, il a donc fallu attendre la fin des années 70, pour voir apparaître un syndrome boulimique indépendamment de l’obésité ou de l’anorexie. L’entité clinique de « boulimie » prend place au rang des troubles du comportement alimentaire où figurent déjà l’anorexie et l’obésité, la boulimie s’inscrit comme symptôme (entendu comme dérèglement) plus ou moins spécifique. Elle a d’abord été décrite comme épisodes passagers dans l’anorexie, puis invoquée comme explication de la façon dont certains obèses sont devenus obèses, elle acquiert une sorte d’autonomie clinique sans pour autant faire l’objet d’une description théorique. Elle va plutôt être l’objet d’une mise en série de critères pour la circonscrire. Est-ce par ce que la boulimie apparaît comme un acte, un agir, un surgissement, un franchissement plutôt que comme symptôme entendu comme une solution du sujet ?

Russell, en 1979, décrit la « bulimia nervosa » et établit les critères diagnostiques suivants:

  • Compulsions puissante et irrésistible à manger en excès

  • Mise en place de comportements afin de limiter la prise de poids suite à ces excès (vomissements provoqués et/ou prise de laxatifs)

  • Peur morbide de grossir

Quelques années plus tard il ajoutera :

  • Psychopathologie ressemblant à celle de l’anorexie mentale classique

  • Episode antérieur latent ou manifeste d’anorexie mentale

Le DSM III (Diagnostic and Statistical Manual) en 1980, fixe les critères diagnostiques de la boulimie et en fait une maladie moderne, autonome et nouvelle. Si les symptômes, leur durée, leur intensité, sont recensés, toute notion de causalité est ici évincée, les symptômes ne prennent pas sens dans l’histoire du patient. La description du symptôme est factuelle. Le raisonnement étiologique est remplacé par le raisonnement syndromique. L’observation est centrée sur le moment présent. Ainsi, les critères retenus pour poser le diagnostic de boulimie, sont :

« Episodes répétés d’accès boulimiques caractérisé par une consommation rapide d’une grande quantité de nourriture dans une période de temps limitée (moins de 2 heures) ainsi qu’au moins 3 des manifestations suivantes:

  • absorption de nourriture hypercalorique, facilement absorbable

  • ingestion en cachette

  • Fin de ces épisodes par des douleurs abdominales, endormissement, évènement extérieur ou vomissements provoqués

  • tentative répétées pour perdre du poids par des régimes très restrictifs, des vomissements provoqués ou l’usage de laxatifs et/ou de diurétiques

  • fréquentes fluctuations pondérales supérieures à 5 kgs, dues à l’alternance d’accès boulimiques et de jeûnes

Les autres critères sont : « conscience du caractère anormal de cette conduite alimentaire et crainte de ne pouvoir s’arrêter volontairement de manger / tristesse de l’humeur et autodépréciation après les accès boulimiques/ et enfin les épisodes boulimiques ne sont pas dus à une anorexie mentale ou à un autre trouble physique identifié. »

On retiendra un sentiment de perte de contrôle sur le comportement alimentaire, la mise en place de comportements visant à prévenir la prise de poids, la fréquence de ces crises qui doivent survenir au moins 2 fois par semaine pendant 3 mois ; et le sentiment d’estime de soi, influencé de manière excessive par le poids et la silhouette. Le critère de poids n’est donc d’aucun secours diagnostique.

Il apparaît par ailleurs que la boulimie serait presque qu’exclusivement observée dans les sociétés occidentales et prédominerait chez les jeunes femmes (entre 18 et 25 ans). Les boulimiques, notent certains auteurs, mangent très peu à table, sous le regard d’autrui et leurs orgies alimentaires sont solitaires, clandestines. La question du plaisir, de la convivialité, de la fête ou du partage est mise à l’écart. Il n’est pas question ici de plaisir donc. Selvini dit de la boulimique qu’ « elle capitule devant sa propre avidité ». Certains distinguent maladie boulimique et crises de boulimie épisodique. Ainsi, nombre de femmes, ignorées du circuit médical et thérapeutique, connaîtrait des crises de boulimie intégrées dans leur mode de vie sans que cela ne constituent pour elles un symptôme grave, récurrent, venant envahir leur quotidien et constituer une insatisfaction.

Attardons nous un instant sur La « crise de boulimie » (qui) est aussi appelée dans la littérature anglo-saxonne binge eating ou compulsive eating, et parfois traduit par « accès de gavage » ou « prise alimentaire compulsive » Ces termes mettent l’accent sur le côté impulsif et irrésistible de la prise alimentaire. Ces crises telles qu’elles sont généralement décrites se décomposent en plusieurs distincts (pré-crise, crise, post crise, épicrise). Le 1er temps est décrit comme une montée en tension et la lutte désespérée contre cette tension croissante. Le 2ème temps correspond à la crise proprement dite, avec perte totale de contrôle, accompagnée d’un net soulagement, voire d’une volupté dans la défaite. 3ème temps, la post crise sentiment de « plénitude » ayant un caractère éphémère. Rapidement surgit le 4ème temps, caractérisé par l’émergence d’affects pénibles : honte et culpabilité.

On retrouve dans certaines descriptions les termes d’ « impulsions bestiales à engloutir les aliments », « pratiques clandestines avilissantes (usage de laxatifs, vomissements). Quelque chose est dégradé, hors communauté humaine. Ces conduites peuvent aller jusqu’à des conséquences graves pour l’organisme : ruptures œsophagiennes ou stomacales. Il semblerait que le point d’arrêt soit souvent trouvé dans l’apparition d’un signal physique de stop : étouffement, épuisement, malaise, écœurements, parfois vomissement spontané, tension ou douleur abdominale. D’énormes quantités de nourriture peuvent ainsi être avalées en court laps de temps.

Des critères donc, des énumérations symptomatiques mais pas d’effort de rigueur pour établir une définition. Pas d’éléments venant éclaircir l’énigme, comme si le sens commun venant ici à suffire pour comprendre de quoi il s’agit. Ainsi répertoriée, la boulimie tend à disparaître derrière les effets somatiques qu’elle est censée provoquer tels que prise de poids ou vomissement.

De quoi souffrent les boulimiques ? Manger sans contrôle, sans gourmandise, sans envie ; manger n’importe quoi, n’importe quand, pas aux repas, pas même entre les repas, en dehors de toute référence au temps et aux lieux etc etc ?? S’agit-il d’une ‘dysharmonie alimentaire’, un ‘ trouble du comportement alimentaire’, un ‘dérèglement de l’appétit’, un ‘mésusage alimentaire’… ? Tout cela ne constitue qu’une description de l’acte, une description de surface, une description qui veut rendre visible ce qui se fait à l’abri du regard, qui met en avant l’aspect obscène du symptôme, qui sert l’avidité du regard et de ce que cela peut fasciner ou dégoûter mais qui ne nous dit rien d’une position subjective, de ce que cela constitue un symptôme et donc une réponse à une souffrance, une douleur d’exister. Excitation douloureuse, tension sur fond d’angoisse ? Trouble de la sphère orale, recherche de limites ? Enjeux symboliques (demande d’amour ?). Évènement oral qui a la particularité de se jouer dans un acte ; la question est de savoir en quoi consiste cet acte. S’agit-il d’un acte purement alimentaire ? D’une affaire de désir ? Paradoxe d’un acte apparemment alimentaire et qui pourtant ne consiste pas à se nourrir mais à « manger tout, n’importe quoi, qu’importe » de l’ordre du pulsionnel, de la tension à assouvir mais qui n’apporte qu’un soulagement, apaisement que fugace, viennent alors dégoût et honte (que sont ces affects ? qu’est ce qui ne parvient pas à se dire, qu’est ce qui est court-circuité par l’acte, l’élan boulimique ? un autre affect ? l’angoisse ? (en lien avec la solitude ? la sensation d’inanité : de vide ?). Que représente cet objet oral qui cherche à être incorporé jusqu’au trop, avec voracité, avidité, (appel à l’illimité ?) jusqu’à la nécessité de s’en débarrasser et faire du vide (le vomir) lorsqu’il en vient à toucher la limite (celle du corps qui n’en peut plus) ? Qu’en est-il de la réalité clinique ?

En conclusion nous reprendrons les propos de Dominique Laurent15 «  au-delà de la description phénoménologique des troubles du comportement alimentaire qui reste assez univoque, tout le reste de l’abord clinique relève d’un flou conceptuel assez grand ». La description du DSM comme nous l’avons vu fait le lit d’une désubjectivation et ne nous dit rien de ce qui se joue pour le sujet, rien de la structure sous-jacente. Quelle place peut occuper ce symptôme dans l’économie subjective du patient et ne nous indique pas plus des pistes de traitement. Comment penser la clinique avec ces sujets ?

La boulimie au singulier n’existe pas. Derrière les descriptions formelles du symptôme, il existe une variété de boulimiques, c’est-à-dire « des déclinaisons subjectives différentes d’une apparente homogénéité symptomatico-phénoménologique » pour paraphraser Massimo Récalcati. Il nous indique ceci « nous soutenons (…) qu’il faut (…) rigoureusement extraire de l’homogénéité phénoménologique anorexico-boulimique, qui n’est qu’apparente, le valeur différentielle de la structure ». « Chaque symptôme boulimique a sa place particulière dans l’économie subjective et comme le précise Eric Laurent16 l’enveloppe formelle du symptôme est pour chacun contingente, elle n’est pas ce qui vaudrait pour tous ».

Bibliographie :

1 L. Igoin, la boulimie et son infortune, p8

2 M.Mauss, Représentations collectives et diversité des civilisations

3 Personne qui mange (habituellement) à la même table qu’une autre ; compagnon de table ; hôte.// Attestée dès 1549, elle dérive du terme commensal, lui-même issu du latin médiéval commensalis (compagnon de table) composé de cum (avec) et mensa (table, nourriture).

4 A parir de celle du dictionnaire de la psychanalyse, Chemama et Vandermersch

5 In Boulimiques, origines et traitement de la boulimie de P. AIMEZ et J. RAVAR p24

6 P. Janet, les obsessions te la psychasthénie cité par L Igoin la boulimie et son infortune p. 13

7 In Boulimiques, origines et traitement de la boulimie de P. AIMEZ et J. RAVAR p38

8 Psychiatre français

9 In Boulimiques, origines et traitement de la boulimie de P. AIMEZ et J. RAVAR p27

10 K. Abraham, Etude psychanalytique de la formation de caractère, in œuvres complètes, II,p341

11 Psychiatre suisse

12 In Boulimiques, origines et traitement de la boulimie de P. AIMEZ et J. RAVAR p28

13 L. Igoin, la boulimie et son infortune, p 21

14 In Boulimiques, origines et traitement de la boulimie de P. AIMEZ et J. RAVAR p31

15 Du top plein au presque rien, in Troubles du comportement alimentaire, leur prise en charge institutionnelle, Actes du colloque , 3/02/2004

16 in La société du symptôme », Quarto, n°85, p21

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