Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Ecritures acharnées – (L’énonciation du sujet schizophrène) – 6eme Journée Atelier Histoire des concepts – La clinique de l’ironie et le dit-schizophrène

Nadine DAQUIN

AFFICHE2-violet.jpgAlain, 30 ans, est suivi en psychiatrie depuis l’âge de 19 ans. Diagnostiqué schizophrène, il supporte difficilement les traitements et les interrompt régulièrement avec des périodes d’hospitalisation. Le déclenchement de son délire s’est manifesté à l’âge de 19 ans. Il est alors au lycée lorsque la perte de son journal intime fait pour lui effraction et provoque un bouleversement. Sa vie est mise sur la place publique par l’intermédiaire de la télévision, des caméras le surveillent. Persécutions, vol de ses pensées, pensées téléguidées…deviennent omniprésentes. Il se dit sous l’emprise d’expériences scientifiques… C’est le début de son entrée en psychiatrie. Je le reçois régulièrement au CMP depuis 2011.
En novembre 2012, il est hospitalisé sous contrainte suite à une altercation sur la voie publique. A la sortie, il a l’obligation d’un « programme de soins » qu’il prend très au sérieux et qui le rassure. C’est dans le souhait d’y contribuer qu’il va commencer à m’apporter ses écrits afin qu’ils soient classés dans son dossier médical.

La remise de ses écrits

Dans le dossier qu’il constitue et qu’il m’adresse il y a dans un premier temps diverses attestations de ses hospitalisations, des lettres administratives, son CV…mais aussi le récit de sa vie ou de sa maladie qui n’est pas vraiment une biographie. Au fil des séances et de nos conversations il va étoffer son dossier et apportera des écrits plus anciens notamment quelques poèmes et des textes de Rap. Ces derniers relèvent du style « SMS ». Il y évoque la vie, le destin, la vérité… tout ce qui fait énigme pour lui. Lettres, récits, poèmes…la lecture de ses écrits s’avère parfois difficile, incompréhensible du fait des énoncés sans suite logique ni liens d’associations, des expressions énigmatiques, des néologismes et parfois d’une ponctuation quasi absente. Au niveau du récit le décor est planté depuis l’enfance soit l’importance de la musique dès l’âge de 6 ans dans le salon de ses parents où à l’écoute notamment de chanteurs français il a accès à un autre monde. Il peut ainsi « imaginer les plus belles choses en parallèle de la réalité et avoir des pensées sereines et magiques». Un imaginaire qu’il présente comme un soutien mais un monde d’où il est angoissant de redescendre.

Moments de rencontre avec le réel

C’est dans les années collège qu’il tombe amoureux d’une fille en même temps qu’il désinvestit l’école. Il évoque à ce moment son incompréhension des cours, ses difficultés pour se repérer dans l’espace et le temps. Au lycée il prend des drogues et traverse des états d’angoisse notamment lors d’un moment passé avec une fille chez elle, où il se sent forcé de sauter par la fenêtre mais « par l’esprit et non par le corps » précise-t-il. Dans le même temps l’effondrement des tours jumelles en 2001 fait écho à son monde interne. Il évoque son abattement moral et le début des discordances et du délire. Je le cite « mes sens perdent complètement les commandes…une force d’attraction omniprésente provoque l’angoisse…». Il se sent épié, on devine ses pensées mais tout cela reste flou. Il témoigne essentiellement d’idées confuses et décousues qui le conduisent jusqu’à l’angoisse. Il décrit la désarticulation de la chaîne signifiante je le cite : «je n’analysais plus les messages d’informations…impuissant de toute participation orale …mon corps et mon esprit réellement séparés …cherchant à comprendre un langage qui ne leur appartenaient pas…» ou encore « Je deviens machine tel un logiciel Windows que l’on implantait et gravait dans les cellules nerveuses ». La dimension symbolique apparaît comme déshabitée et inconsistante. Pris dans le langage mais « sans le secours d’aucun discours établi »1il reste exposé au réel … la langue devenant un partenaire intrusif.2 Dans un autre texte de douze pages qu’il ajoute plus tard à son dossier il note les effets délétères de l’Haldol qui sont pour lui cause de son automatisme mental. Sa décision d’arrêt du traitement pour « retrouver goût à l’excitation et à la fusion des idées» lui permet d’écrire mais le confronte au retour de l’angoisse, au « manque de discernement et aux pensées décousues ». Il insère également quelques notes de tous ses faits et gestes : son planning, ses rendez-vous, ses questions pour le psychiatre sur le traitement, les troubles. Enfin, il note son « incompréhension d’un monde dans lequel n’existe ni repères ni piliers mais seulement des mirages… et un dieu dénué de tout sens ».

De la voix à l’écrit

Ce qui a retenu mon attention ce sont les précisions qu’il m’a apportées concernant un moment particulier de ses écrits. C’est depuis trois ans qu’il a vraiment « pris goût à l’écriture». Il est alors « connecté » en continu sur des radios musicales. Il écoute en boucle des chansons de Rap. Il se sent moins seul dans les difficultés qu’il rencontre, reprend espoir du fait de cette « communication et transmission d’états d’âme avec les artistes par le biais musical ». Entre télépathie et réalité, il traduit ainsi le sens de la vie et ses aléas. C’est sa passion du monde de la musique qui le fait tenir. Il envoie à la radio à cette période des centaines de SMS pour donner ses impressions, échanger ses réactions, partager des idées sur les musiques avec les animateurs, les artistes ou les auditeurs. On le cite sous son pseudo à l’antenne « Je prends un peu de place » dit-il. Il remarque que certains rappeurs deviennent célèbres en très peu de temps avec des chansons écrites en quelques heures et des millions de fan sur leur blog ! Alain écrit lui aussi et va envoyer ses textes à des sociétés de production. Son rêve de devenir parolier permettra dit-il de « faire passer un message et parler de la vie comme une autobiographie ». Dans son écoute des chansons, il témoigne de sa sensibilité à la sonorité des mots, sonorité qui prend le pas sur la signification, signifiant hors sens, associations homophoniques sans point de capiton.

Dans le transfert

Lors des séances, il se plaint régulièrement de douleurs du corps mais parle rarement des idées délirantes sauf à quelques reprises. Un jour, sans vraiment s’adresser à moi, il témoigne des pensées imposées «il y en a un qui a pris les commandes…il est épuisant…c’est une torture, je deviens dingue ! ». A un autre moment, il me montre ses tempes enfoncées du fait des rayons qu’il reçoit et de ce qu’on a implanté dans son cerveau ! J’ai cependant remarqué la montée de son angoisse si je m’aventure à lui poser des questions là-dessus. Il recherche une orientation à donner à sa vie. Il veut être clair et se préparer au rendez-vous de la semaine savoir ce qu’on fait et où l’on va. Il s’efforce de s’y retrouver sans pour autant me demander un quelconque savoir sur ce qui lui arrive. S’il me demande un retour au tout début pour le clarifier, sa préoccupation reste essentiellement de vérifier l’attention que je porte à ses documents. Quant à moi, témoin ou « secrétaire » je montre un intérêt qui vient solliciter son écriture. Alain aime écrire mais a des difficultés avec la syntaxe. Par ailleurs son écriture est discontinue, il n’a pas toujours l’inspiration. Il faut qu’il soit en forme, dynamique et qu’il éprouve surtout des sentiments, de la passion. Depuis quelque temps, il n’écrit plus pour les artistes mais nous adresse ses écrits comme récit de vie en essayant de donner un ordre et une cohérence à tout ça.

Son traitement par les textes ou le « resserrage de ce qui peut faire trou »3

Alain parle de « thérapie par l’écriture » de soutien que cela lui procure en lui permettant de s’appuyer sur quelque chose. « Ecrire c’est entretenir sa santé » dit-il. Il veut acquérir un « savoir-faire dans la parole et dans la narration ». Il puise dans ce qu’il entend, de « toutes ces richesses d’idées, d’imaginaire, et de scénarios une force de puissance et d’inspiration » qu’il utilise et dont il s’inspire pour écrire ses textes. Par ce qu’il nomme ses « écritures acharnées » il reconstruit un monde où à l’opposé d’un vide intérieur et devant l’énigme à laquelle il est confronté il donne expression à ce qu’il vit. C’est grâce à la rime qu’il avance dit-il. Cependant, si l’écriture ne lui permet pas une stabilisation du délire, elle donne un coup d’arrêt à l’emballement de sa pensée. Elle met un terme au flux ininterrompu des idées. Elle le soulage dit-il. Cette fonction d’apaisement se redouble par les effets de ce qu’il nomme son « action musicale qui le sauve des actions mal intentionnées », sorte de conjuration face à la malfaisance. Être à nouveau « un héros sous les projecteurs » comme il l’imaginait plus jeune lui donnerait une place d’exception. Ainsi, d’une position où il est objet de la jouissance de l’Autre (la retransmission télévisuelle de sa vie intime), il aspire à une position de reconnaissance comme artiste et créateur. Devient-il pour autant sujet de l’énonciation ? Peut-on dire qu’il prend la parole au sens où ses chansons disent quelque chose de la souffrance de son être et de son désespoir ?

Le secrétaire de l’aliéné

E. Laurent note4 que « le sujet psychotique se fait volontiers secrétaire de lui-même. Il dispose d’un système de prise en notes interne, aussi consubstantiel à la psychose que le théâtre interne l’est au sujet hystérique ». Mais que faire de ces textes et qu’en dire ? Comment se faire l’interlocuteur du sujet quand l’interprétation n’est pas de mise ? Il indique l’acte psychanalytique comme visant à introduire le sujet dans le texte …et à ordonner, à partir de là, la production qui elle va s’échelonner. Il s’agira de prendre le texte comme répartition de jouissance… sans interpréter mais en le prenant comme un objet en tant qu’il a à être distribué et produit. Alain me dépose de nouveaux écrits. Il en enlève certains, en ajoute d’autres, apporte quelques modifications. Il réorganise ainsi un classement chronologique et me ramène plusieurs fois un nouveau dossier à archiver à la place de l’ancien qu’il récupère. Il vérifie si j’ai bien les documents et si j’en prends connaissance. J’accepte ces échanges en lui disant que ce qu’il me remet lui appartient et qu’il peut les récupérer quand il le souhaite. Dans ces allées et retours de ses déplacements au CMP et de ses documents m’est apparue l’idée d’un circuit pulsionnel qui l’apaise même s’il ne consent pas à la perte en récupérant et en gardant toujours ses écrits en double. Ici la circulation n’est-elle pas plus importante que le message ? Zenoni5 reprend l’usage de la notion de symptôme dans la clinique des psychoses. Celle-ci peut prendre un nouveau registre et s’étendre à toutes réalisations – objets, activités, rituels – dont la fonction parvient à manier différemment le réel pulsionnel. Elle permet ainsi de lier l’insupportable à la dimension du symbolique et de l’imaginaire. Pour Alain, l’activité d’écriture et son système de classement ne prennent-elles pas une fonction symptomatique ? Dans la tentative de faire passer la jouissance à la lettre, le désordre du monde et l’énigme du message ne peuvent-ils pas s’inverser en message de vie ? Dans ses derniers textes, il note sous forme de phrases courtes l’inspiration que provoque la musique quant aux idées et aux messages qui s’en dégagent et aussi je le cite « le fait d’être livré à soi-même en l’absence de textes, le risque de confusion si on ne suit pas le bon itinéraire imposé par les mots …mais heureusement il y a le secours de la musique comme un art inépuisable ».

1 J. Lacan, L’étourdit, Silicet, n°4, Seuil, paris, 1973, p.31.

2 Zenoni, « Penser la schizophrénie », Cahiers de psychologie clinique,2003/2, n°21

3 E. Laurent « Le sujet psychotique écrit » Analytica n°58,

4 Analytica n°58 « Le sujet psychotique écrit »


5 Zenoni, « Le symptôme et le lien social », Mental n°27, avril 2006