Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Elfriede Hirschfeld : un autre cas de Freud Considérations sur la mélancolie et le corps – 39eme soirée – Un cas de Freud : la femme aux épingles

Priscilla POITEVIN Magalie SABOT

Introduction

ophélie

Le terme mélancolie recouvre plusieurs significations qui relèvent de son histoire dans la médecine, la psychiatrie, la psychanalyse et la philosophie ainsi qu’en littérature. Le mot est emprunté au latin melancholia lui-même transcrit du grec (melankholía) composé de (mélas), « noir et de ( h lé), « la bile ». Le mot signifie donc étymologiquement la bile noire. Ceci renvoie à la théorie des humeurs d’Hippocrate selon laquelle le corps contient quatre humeurs qui chacune détermine notre tempérament. Ces quatre humeurs sont le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire. Le tempérament est donc sanguin lorsque le sang prédomine, lymphatique lorsque c’est la lymphe, bilieux pour la bile jaune et enfin mélancolique pour la bile noire. Et cette bile noire provoquait une tristesse qui était exclusive aux génies. Et nous voyons déjà là, le lien étroit qui unit la mélancolie et le corps. Le terme a en partie été supplanté depuis le XIXe siècle par celui de dépression ce qui fait qu’aujourd’hui, soit il est utilisé comme son synonyme, soit pour marquer la gravité de la dépression en sous-entendant que la mélancolie comporte des aspects psychotiques et/ou qu’elle inclut des risques élevés de passages à l’acte suicidaire. On l’utilise encore dans le sens où il décrirait un « état-d’âme au sens existentiel du terme.

Certes, la mélancolie a toujours été une énigme. Pour la psychiatrie, nous pouvons trouver la définition de mélancolie comme étant une affection grave qui se manifeste par un ralentissement psychique, idéatoire et moteur, par une extinction du goût pour la vie, du désir et de la parole, par l’arrêt de toute activité et par l’attrait irrésistible du suicide. Pour la psychanalyse, c’était en 1917 que Freud publie son texte « Deuil et Mélancolie »1 où il aborde quelque chose d’essentiel de la théorie psychanalytique : la perte de l’objet. Freud veut éclairer l’essence de la mélancolie en la comparant avec l’affect normal du deuil. Ce thème fait écho au deuil de masse de la Première Guerre mondiale, dont la violence extrême a fortement désillusionné Freud, qui souffrait en outre de la peur de perdre ses deux fils aimés, mobilisés au front. Dans ce texte, Freud nous définit la mélancolie comme une dépression particulièrement douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution de l’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante d’un châtiment.

Madame Gi

Dans le compte-rendu d’hospitalisation, nous ne retrouvons que peu de paroles de la patiente, mais ce document est précieux : il nous renseigne avec finesse du regard des soignants sur la patiente pendant son hospitalisation. Et la patiente sait s’y prendre ! A défaut de mots, elle donne beaucoup à voir : mise en scène du corps dans les rituels, postures particulières, démarche, corps attaché au lit, bruits étranges qui sortent de la chambre, etc… Un « piège à regard »2 quelque peu fascinant qui cache une souffrance non exprimée. Que se cache-t-il derrière ces mises en scène qui happent le regard fasciné des soignants ? Nous vous proposons de laisser de côté ce qui est trop voyant, pour tenter aujourd’hui de faire parler le corps avec une relecture du cas clinique dirigé du côté de la mélancolie.

  1. Les maladies somatiques et somatisations:

Une image est proposée par la patiente : les médecins seraient des « dompteurs » et elle, serait « en cage » (p.14). Curieuse métaphore ! Pourquoi faudrait-il dompter ce corps en l’enfermant ? Les soignants trouvent qu’elle « est de composante hypocondriaque (p.15), mais au-delà de ce diagnostic psychiatrique, tentons de comprendre en quoi et pourquoi ce corps la préoccupe tant. Que pouvons-nous repérer comme angoisses liées au corps ?

  • Les maladies des proches et les angoisses de la patiente:

Deux maladies importantes nous ont interpellées : il s’agit de celle du père et celle du mari. Tandis que le père meurt d’une crise cardiaque (une paralysie du coeur), la patiente, elle, se plaint de souffrir elle aussi d’une « hypertrophie cardiaque (p.11) et s’en inquiète beaucoup. Une angoisse qui pourrait nous questionner sur les relations qu’elle entretenait avec son père et peut-être le lien fantasmatique au père décédé qu’elle pourrait créer à partir de la création de ce symptôme. Malheureusement, la piste s’arrête ici, puisque nous n’avons pas plus d’indications sur leurs relations. L’autre piste intéressante est la stérilité du mari, « stérilité contractée suite à une épidémie » (p.4). Et il semblerait que ce soit justement cette stérilité du mari (celui donc qui ne pourra jamais devenir père) qui serait l’amorceur de la maladie psychique de la patiente. Si nous n’y regardons pas d’assez près, la question de la stérilité pourrait laisse croire à un problème de la vie sexuelle avec le mari. Cependant, avec une relecture plus précise, nous découvrons que derrière cet apparent symptôme névrotique, pourraient se cacher des angoisses plus profondes : celles de la perte d’un enfant qui n’a jamais pu naitre. Voire même, l’angoisse de donner la mort à un enfant puisque nous découvrons plus tard que les angoisses de la patiente tournent bien souvent autour de la peur de donner la mort (peur de tuer quelqu’un, p.3) notamment un enfant (accroché derrière une voiture). Selon Freud, la racine de la mélancolie se trouve dans cette sensation de perte de l’objet : « Il est manifeste, dans une série de cas, que la mélancolie peut être une réaction à la perte d’un objet aimé ; dans d’autres circonstances causales, on peut constater que la perte est de nature plus idéelle. L’objet, par exemple, n’est pas réellement mort, mais il s’est perdu en tant qu’objet d’amour. Dans d’autres cas encore, on croit devoir adhérer à l’hypothèse d’une pareille perte, mais on n’est pas à même de reconnaître avec netteté ce qui a été perdu, et l’on est en droit d’admettre à plus forte raison que le malade n’est pas en mesure de saisir consciemment ce qu’il a perdu 3.

  • Les maladies contractées par la patiente pendant l’hospitalisation :

Nous constatons à la lecture du dossier médical que pendant l’hospitalisation, Mme Gi perd beaucoup de poids et se retrouve « diminué physiquement » (p.13), les soignants signalent un amaigrissement et un état psychique mauvais p.10), ce qui peut nous laisser penser à des troubles du comportement alimentaire avec un refus de se nourrir. Le tableau clinique de la mélancolie peut être vaste. « Le malade montre un abaissement extraordinaire de son sentiment du moi, un formidable appauvrissement du moi »4 qui l’empêche d’exercer une activité productive. Il se fait des reproches, s’invective et attend expulsion et châtiment.

Ce délire de petitesse, pour l’essentiel moral, est complété par « l’insomnie, le refus de la nourriture et une mise en échec, du plus haut intérêt psychologique, de la pulsion qui contraint tout ce qui vit à tenir à la vie»5. «Nous avons développé à un autre endroit que l’identification est le stade préliminaire du choix d’objet et le premier mode, ambivalent en son expression, selon lequel le moi élit un objet. Il voudrait s’incorporer cet objet, et ce par la voie de la dévoration, conformément à la phase orale du développement de la libido. C’est à ce contexte qu’Abraham6 rapporte, sans doute à juste titre, le refus de se nourrir qui se déclare dans les formes sévères de l’état mélancolique 7. Ici la question de l’objet oral chez cette patiente se met en évidence. Selon Freud, « la mélancolie a comme caractéristique la régression qui va de l’investissement d’objet à la phase orale de la libido qui appartient encore au narcissisme »8. Par ailleurs, sans vouloir aller trop loin dans l’analyse, la patiente, pendant son hospitalisation, devra se faire arracher une dent (p.16), chose qui va terriblement l’inquiéter et l’intervention médicale fera qu’elle s’en sentira « persécutée . Après la lecture du dossier médical de Madame Gi, il est possible de penser que les somatisations de la patiente se concentrent surtout dans la sphère buccale, autour de la bouche et de l’alimentation. Or, n’est-ce pas par là, la bouche, qu’advient le lieu premier du lien à l’autre ?

  • Tentative de contrôle de l’entrée et de la sortie des aliments dans le corps :

La patiente met 4h à manger. Se nourrir, avaler, semblent être particulièrement éprouvant pour elle. Elle passe aussi beaucoup de temps à se vider et s’interdit d’avoir une digestion quand elle doit rencontrer un médecin. (p.5) pour cela elle se vide à l’aide d’opium le soir. Par ailleurs, elle a l’impression de « perdre son sang (p.10) comme si quelque chose en elle pouvait se vider à l’infini. (La peur des règles fait plus penser à cette idée d’écoulement p.11, elle change de serviettes même quand elle n’a pas ses règles p.18). Ce corps, rempli avec difficulté et vidé sans cesse, nous laisse penser à des fonctionnements psychotiques, dans lequel l’entrée et la sortie sont très anxiogènes.

  • Les sensations corporelles :

Pour continuer un peu dans cette direction, la patiente exprime beaucoup de sensations autour de son corps. Certaines des impressions dont elle fait part à ses soignants nous ont particulièrement interpellées : il s’agit de l’impression de sentir les selles pousser (p.17) et « l’impression de gorge serrée, d’un poids dans la poitrine (p.14) mêlés à un sentiment constant de désaide (p.5). Nous reviendrons plus tard sur la question des selles, mais déjà cette impression de pression autour de la gorge et de la poitrine nous amène à nous demander quel étau peut bien venir la serrer à ce niveau où le cri et le souffle doivent sortir ? Nous retenons aussi cette impression de ne pas être un être humain (p.14) et la peur de l’infection urinaire et des gaz (p.19): intestin/vessie/bas ventre. Déjà nous pouvons situer les lieux somatiques qui angoissent la patiente : de la bouche à la vessie. De l’entrée du corps à sa sortie. Peut-être pouvons-nous insister ici sur ces angoisses qui nous paraissent tout à fait archaïques. Si les rituels de lavage ou les problèmes d’alimentation peuvent laisser penser à une névrose obsessionnelle à la première observation, nous pouvons postuler, au regard des angoisses formulées par la patiente, qu’il s’agit plutôt de préoccupations touchant le corps, celui qui justement est le lieu de premier lien à l’autre. Pour soutenir cette hypothèse, nous ajoutons tout de suite avant de le préciser plus en détails plus tard, que si la patiente parle peu, elle a cependant de nombreux renvois sonores, des rots, qui nous font penser à une tentative de faire sortir ce premier son, celui qui arrive à la naissance, bien avant l’émergence de la parole. « On pourrait presque souligner chez le mélancolique le trait opposé d’une prolixité pesante qui trouve une satisfaction à la mise à nu de soi-même »9.

  1. Tentative d’anesthésie et de contrôle du corps

Si nous parlons encore de la mélancolie, c’est parce que sa clinique garde pour la psychanalyse une valeur majeure d’enseignement. La mélancolie occupe une place-clef dans la théorie freudienne. Freud l’aborde à partir de la construction de sa deuxième topique fondée sur le primat de la pulsion et la dualité pulsionnelle. Dans son texte « Le Moi et le Ca » 1923, il achève le dernier chapitre par une théorie généralisée du sentiment de culpabilité inconscient. Ce sentiment est à l’origine de la « réaction thérapeutique négative ». Pour Freud, la mélancolie est mise à ciel ouvert, démonstration clinique de ce sentiment de culpabilité inconscient procédant de la pulsion de mort, mot freudien de la jouissance. Il fait alors de la mélancolie «pure culture de la pulsion de mort»10. Nous vous proposons maintenant d’étudier les tentatives de maîtrise du corps. Encore une fois, précisons que nous prenons le parti d’étudier cette maitrise du corps, non pas sous l’angle de la maitrise obsessionnelle, mais plutôt avec l’idée qu’il s’agit de mécanismes de défense face à l’angoisse d’un corps qui ne

tient pas, au-delà de ce que la patiente laisse à voir.

– Les médicaments :

La patiente s’auto-prescrit (p.8) une grande quantité de médicaments et d’alcool. Même hospitalisée, elle continue à contrôler ses prises et demande même à tenir elle-même le livre des prescriptions (p.11). Même si elle semble désirer diminuer ses traitements en début d’hospitalisation (p.2), on constatera de nombreuses rechutes pendant l’hospitalisation.

– 1 bouteille de rouge par jour (p.1) pour régler la digestion (p.4) «L’ivresse alcoolique, qui fait partie de la même série d’états maniaques, en totale contradiction avec la dépression et l’inhibition de la mélancolie, s’agit probablement de la levée de défenses de refoulement, obtenue par voie toxique ».11

– 1 somnifère le soir (p.1)

– 20 à 40 gouttes d’opium par jour (p.1) [qui ont l’effet de créer de la somnolence importante] – Dial (un somnifère) p.3

– 1⁄2 Véronal (p.6) [Aujourd’hui appelé Phénobarbital est un médicament barbiturique utilisé pour contrôler certaines formes de convulsions et pour le traitement des troubles du sommeil. Il sert aussi comme sédatif afin de soulager les symptômes d’anxiété ou de tension. Il agit en ralentissant le cerveau et le système nerveux.] On peut imaginer d’après les doses qu’elle s’auto-prescrit, que le corps doit être passablement contrôlé et anesthésié par les médicaments. Nous notons que l’insomnie doit être persistante pour nécessiter d’une si grande dose de calmant. Le corps semble être le lieu d’excitations violentes pour que la patiente soit obligée de s’auto-calmer avec autant de médicaments. Peut-être pouvons-nous penser que l’excitation corporelle ne peut trouver source d’apaisement dans le lien à l’autre ou les premiers soins maternels ?

  • Les contentions physiques imposées :

En plus des traitements à haute dose, la patiente doit attacher son corps, se contenir physiquement. Nous notons que :

– « les mains ne doivent pas dépasser le bord de la table » (p.2) et un porte-serviette sert de barricade (p.2) pour empêcher tout corps à corps. Cela pourrait rappeler l’interdiction du toucher de la règle fondamentale.

– la patiente s’attache avec des épingles aux lits en attachant ses manches de chemises (p.2). Cette position d’une femme allongée sur un lit, tournée de dos au médecin et attachée, pourrait laisser penser à une connotation sexuelle d’autant qu’elle « soulève son buste du lit (p.8) et se « dresse du lit en gémissant à voix haute » (p.8)

– Cependant, le corps doit être positionné de manière particulière pour autoriser la parole (p.2) « prendre place face à la patiente […] la patiente est couchée sur le lit et se retourne que quand le médecin sera dans la pièce »,

Bien que cela puisse laisser penser à la position psychanalytique de la patiente sur le divan, il semble que cette posture ait un tout autre but, continuons :

« Le visage de la patiente reste tourné vers le mur », le médecin voit donc son dos. Ce positionnement du corps, cet impossible face à face, laisse penser plutôt à une impossibilité de rentrer en contact avec le regard, rappelant encore une fois les premiers échanges de regard avec la mère pendant le nourrissage. Si cet attachement laisse entrevoir une posture hystérique, il ne faut pas s’y tromper, car la patiente dit utiliser ces contentions par « peur de tuer quelqu’un (p.3), ce qui laisse penser plutôt que son corps pourrait agir seul, comme si elle n’en avait plus le contrôle. En négatif, nous retrouvons cette idée dans son lieu de vie : « en errance (p.1) comme si le corps ne pouvait trouver un lieu d’ancrage, elle dit d’ailleurs (p.2) chercher un refuge pour se poser. De plus, elle cherche souvent à s’enfuir, sans tellement de but ou de projet précis (p.9) et elle ne tient jamais en place. Quand son mari accepte de la faire sortir, elle veut rester (p.9). Et elle craint d’être hypnotisée (p.10) toujours sans doute dans cette peur de perdre le contrôle du corps. Les contentions laissent penser à la peur d’un corps qui échappe, soit dans un geste meurtrier, soit dans une errance. La patiente semble manquer d’un lieu d’ancrage, d’un lieu pour exister. La chambre semble être le lieu de repli, comme un ventre maternel contenant et rassurant, dans lequel le mari a l’interdiction de rentrer (p.19) comme pour signifier que ce lieu et tout sauf sexuel.

  1. La voix du corps :

  • La parole au corps :

Revenons sur l’idée qu’alors que le corps parle beaucoup, les paroles, elles, sont décrites, comme « décousues et abruptes (p.2). L’accès à la parole semble mis à mal dans la communication à l’autre. Elle donne à voir plus qu’elle ne dit. Lorsqu’elle parle, c’est essentiellement de ses docteurs (p.16) et elle reste « figée dans son anamnèse ». Elle parle à voix basse (p.3), gémi souvent (p.10), ses expressions sont stéréotypées (p.17) et les conversations hors sujet (p.17).

Rien à voir avec un discours construit ! Les soignants précisent qu’elle a une voix rauque (p.8) à cause des renvois, qu’elle parle d’un ton pénétrant (p.13) et qu’elle monologue à voix haute (p.8). Elle a des sons inarticulés appelés « Würgen » (p.9) et surtout ce qui est souvent noté, ce sont les spasmes de renvois et les rots sonores. Fait tout à fait intéressant, les seules paroles qui sont vraiment citées de manière précise par les soignants se passent après des renvois sonores (p.10) : « après chaque renvoi, elle a toujours les mêmes appels : « mon dieu, mon dieu, je ne peux pas me rendre, je ne peux pas me soumettre à mon destin, je ne peux pas… mais aidez moi donc » ou bien « si seulement j’étais délivrée, je ne le supporte plus . De plus, nous remarquons avec insistance, un lien particulier avec l’air, autant dans les rots, que dans la phobie de la patiente des courants d’air, jusqu’à l’accès à la parole. Comme si ce souffle qui devait sortir du corps ne pouvait devenir parole. Par ailleurs, elle ne parle que derrière une porte (p.10) précédé de renvois sonors, les médecins demandent que ces conversations cessent (p.11) : les murs, comme le ventre maternel, seraient-ils protecteurs ? Cela laisse penser qu’avant les mots, les renvois font appel à l’autre, comme le premier cri du nourrisson. Son premier cri aurait-il été avorté dans sa dimension d’appel à l’autre ? Quoi qu’il en soit, nous nous positionnons du côté de l’archaïque.

  • Les postures du corps :

La patiente sursaute beaucoup (p.6) par peur que quelqu’un l’entende. Elle présente des « mimiques extraordinairement rigides » (p.16 et p.14) et des attitudes figées (p.14 et 16), un air scrutateur (p.3), se déplace difficilement (p.8 et p.15) et de manière rigide. La patiente se tient très raide en détournant la tête (p.11), et même assise, elle est « raide et droite » (p.13) Souvent, elle soulève son buste du lit (p.8) et se dresse du lit en gémissant à voix haute (p.8) Au fil de l’hospitalisation, nous constatons un mieux : « elle est physiquement plus mobile, son regard et moins tendu et anxieux, sa mimique est moins figée » (p.14) et « elle essaye de faire un travail d’aiguille pour ne pas être trop raide (p.15). Elle présente, chose étrange, des « mouvements de petit lapin ( ?) avec les lèvres pratiquement continuels en présence du médecin » (p.16), et agrippe son médecin sans vouloir le lâcher. Ces petits mouvements des lèvres et ces agrippements ne sont-ils pas une sorte de suçotement, semblable à la tétée ? Le corps et ses mouvements sont particuliers, proches de ceux qu’on peut retrouver dans la psychose. Nous avançons toujours sur une piste d’éléments archaïques, n’ayant pu trouver destinataire pour être contenus.

  • Affects et expressions d’émotions :

Quand elle est en phase d’énervement, elle « saute les deux jambes en l’air (p.9) Quand elle est de bonne humeur, elle imite la démarche du Professeur Bleuler (p.10) ce qui montre bien son intérêt et son observation pour le corps des autres. Elle essaye de danser dans la baignoire (p.10). Les affects sont souvent inadaptés : chante et plaisante soudainement (p.12)

  1. La mise en scène :

Bien plus que les cérémonies et les actes obsessionnels (p.7) qui ont lieu dans l’appartement, nous souhaitons nous intéresser au décor de la scène qui parait bien plus parlant que ce qui se joue. D’abord, elle transforme l’appartement : les toilettes, miroir, comme un véritable décor de théâtre ! Tout cela selon des « directives spéciales ». Vers la fin du séjour, elle aménage le salon (p.14), avant, était-il vide ? Pourtant, il nous semble presque que l’appartement est une métaphore du ventre maternel: un contenant à un corps incontrôlable, un protecteur. Le fait qu’elle semble être extrêmement angoissée par les éclats de verres (p.4) et les éclats de nourritures (p.14) laisse penser à une peur d’éclatements de son corps. Dans ce lieu de vie, spécialement aménagé, elle interdit qu’on ferme les fenêtres (p.2) car elle a peur de manquer d’air (p.7). Elle met en scène ses journées (p.3 très ritualisées : Bain/Toilettes/Nettoyage/Bidet/Bain/visage/se couche/se lave/prend un cachet/demi sommeil mais ce qui nous parait essentiel est la nécessité d’un spectateur (p.3) qui doit la surveiller « sans occupation aucune » (p.13). Quelle fonction du regard ?

Ouverture au débat :

Au-delà de la question de la mise en scène ou du rituel obsessionnel et au regard des réflexions présentées sur la question du corps, ne pourrions-nous pas aujourd’hui vous proposer d’ouvrir la discussion autour de l’importance du regard chez cette patiente ? « L’oeil et le regard, telle est pour nous la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au niveau du champ scopique »12. Peut-être pouvons-nous débattre ce soir de cette question du regard porté sur le corps ? En quoi nous trompe-t-il ? En quoi nous ouvre-t-il sur une nouvelle compréhension de la pathologie de la patiente ?

1 FREUD, S. Deuil et mélancolie (1917). In. Métapsychologie. Flammarion, Paris 2012.

2 LACAN, J., Séminaire 11 (1996), PUF, Paris

3 FREUD, S. Deuil et mélancolie (1917). In. Métapsychologie. Flammarion, Paris 2012, p. 215.

4 Ibid, p. 216

5 Ibid, p. 216

6 ABRAHAM, K. Manie et mélancolie. Paris, Payot, coll. “Petite Bibliothèque Payot”, 2010

7 FREUD, S. Deuil et mélancolie (1917). In. Métapsychologie. Flammarion, Paris 2012, p. 223

8 Ibid, p. 223.

9 Ibid, p. 218

10 FREUD, S. Le moi et le ça (1923). In Essais de psychanalyse, p. 268.

11 FREUD, S. Deuil et mélancolie (1917). In. Métapsychologie. Flammarion, Paris 2012, p. 230.

12 LACAN, J. L’oeil et le regard. In. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Ed poche, p. 85.