Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Enjeux familiaux dans l’anorexie »

« Enjeux familiaux dans l’anorexie »

Observation clinique

Mayssa El HUSSEINI

Estelle, 14 ans, nous a été adressée pour la prise en charge d’un TCA à type d’anorexie restrictive pure, dans le cadre d’un sauvetage nutritionnel. Elle vit avec son père Benjamin (ingénieur), sa mère Anaïs (directrice des ressources humaines), sa sœur Ariane (12 ans) et son frère Ulysse (8 ans). Elle est scolarisée en classe de seconde en lycée général où elle a de brillants résultats. Un autre domaine où elle est le chant lyrique et baroque, qu’elle pratique depuis l’âge de 8 ans, raison pour laquelle elle a effectué sa scolarité en horaires aménagés jusqu’en classe de 3ème. Elle pratique encore malgré tout 7h par semaine de chant, flute, solfège et chorale.

Dans les antécédents familiaux, on retrouve la présence de TOC dans l’enfance chez Anaïs, qui ont disparu à l’âge adulte. Cette dernière nous explique être en cours d’un travail psychothérapique personnel depuis 2 ans. On retrouve également un TCA chez trois cousines germaines d’Anaïs, dont l’une d’entre elle est décédée par suicide à l’âge de 30 ans. Estelle est présentée par ses parents comme une enfant vive et précoce, mais dès sa plus tendre enfance en léger décalage avec les enfants de son âge. Elle a, a contrario, toujours eu un contact plus simple avec les adultes auprès desquels elle suscite d’ailleurs une certaine admiration du fait de la précocité de son langage, de l’étendue de ses connaissances, de sa curiosité et de sa maturité.

A partir de l’âge de 8 ans, Estelle développe des TOC, à type de rituels de lavage et de peur de contamination. Dès qu’elle est en contact avec un objet considéré comme sale, elle doit se laver ou à défaut se lécher les mains. Cette atypicité dans les rituels, vécue comme une bizarrerie par ses pairs, lui vaudra une courte période de harcèlement scolaire. C’est à la suite de ces évènements qu’elle débutera le suivi psychothérapeutique qu’elle poursuit encore actuellement. Ses TOC de lavage ont disparu au bout d’un an, au profit d’une multitude de TOC sous forme de rituels conjuratoires qui rythment sa journée. Ces derniers sont systématiquement reliés à une pensée magique. Ils lui permettraient d’éviter qu’une catastrophe n’arrive, souvent d’ordre scolaire ou de performance. Elle est partagée entre une réelle egodystonie et un discours parfois plus flou, pouvant mettre en doute l’influence négative d’une absence de rituels sur sa journée.

L’histoire de son TCA débute à l’été 2015, Estelle a alors 13 ans et pèse 61kg pour 1,65m, soit un IMC de 22,4 kg/m2. Elle décide de débuter un régime car elle se sent mal dans sa peau, elle a grandi vite, a de l’acné et se trouve trop ronde sans jamais avoir été en surpoids. Estelle atteint rapidement un poids qui lui convient. Sa détermination à atteindre ses objectifs force à l’époque l’admiration de ses parents. Puis les conduites de restriction s’emballent avec une perte de contrôle et l’apparition d’un authentique TCA à type d’anorexie restrictive. Une aménorrhée secondaire apparait en novembre 2015. On ne retrouve pas de conduites purgatives ou d’hyperactivité. Elle atteint en novembre 2016 un apport calorique d’environ 300 Kcal par jour, et un poids de 39,4 kg pour une taille inchangée soit un IMC de 14,5 kg/m2.

Elle est reçue en consultation dans notre service pour la première fois mi-novembre 2016, et se présente avec les résultats d’une échocardiographie réalisée en ville devant l’apparition de douleurs thoraciques et une bradycardie à 45 par minutes. Cette dernière révèle un épanchement péricardique de 6 mm en regard du ventricule droit. Un contrôle est réalisé à 10 jours, montrant une majoration rapide de l’épanchement à 9 mm avec extension à l’ensemble du ventricule droit, sans insuffisance cardiaque. Elle est alors admise dans l’unité d’hospitalisation attenante pour sauvetage nutritionnel fin novembre. A l’entrée dans le service, une nutrition entérale continue par sonde naso-gastrique est nécessaire. Une supplémentation potassique, en oligo-éléments, zinc, vitamines et phosphore est également réalisée. A l’examen clinique, on ne constate ni insuffisance cardiaque ni frottement péricardique. L’électrocardiogramme est normal. Estelle est d’emblée très volontaire dans la prise en charge, et ce malgré la brutalité de l’arrivée aux soins (9 jours entre la première consultation et l’admission en hospitalisation, dont elle a appris la date le jour même).

Sur le plan psychiatrique, Estelle présente quelques éléments de tristesse à son arrivée en lien avec la brutalité de l’hospitalisation et surtout présents depuis 2 jours (date de la 2ème échocardiographie). Les TOC sont présents en permanence depuis ses 8 ans mais exacerbés récemment. Dès les premières nuits d’hospitalisation, le sommeil se régule, et progressivement les pleurs et la tristesse deviennent moins envahissants et l’anhédonie disparait. Sur le plan du TCA, Estelle se présente de manière atypique, sans dysmorphophobie. Elle dit se trouver trop maigre, ne pas apprécier la saillance de ses os sous sa peau, et est demandeuse d’être aidée à reprendre du poids, ce qu’elle ne craint pas. Elle insiste beaucoup sur sa volonté de guérir, et surtout de sortir de l’hôpital le plus vite possible, afin de rentrer chez elle et de reprendre la scolarité et le chant, des domaines pour lesquels elle a l’impression de « tout rater » en étant hospitalisée.

Au cours de l’hospitalisation, Estelle investit les soins de manière importante, et reprend rapidement du poids. Elle montre en entretien de très bonnes capacités d’introspection. On ressent en effet dans les échanges sa précocité et le travail qu’elle a déjà pu faire en psychothérapie individuelle. Elle révèlera une grande rigidité dans son fonctionnement, ne supportant pas l’incertitude inhérente à l’expectative de la rémission d’une maladie. Le fait de ne pas contrôler certaines choses (le fonctionnement hospitalier la mettant à rude épreuve), la met dans une grande angoisse et se traduit parfois par de la colère. En parallèle, Estelle se renutrit très rapidement, la nutrition per os s’améliore progressivement et la sonde est enlevée. Elle mange systématiquement tout ce qui lui est proposé, permettant une reprise pondérale de 7kg en 2 mois et une régression de l’épanchement péricardique, réduit à une fine lame à l’échographie de contrôle concomitante à sa sortie. Sur le plan pharmacologique, l’équipe d’hospitalisation a proposé une anxiolyse par Atarax, avec une bonne efficacité. Par la suite a été proposé un traitement antidépresseur en raison de l’envahissement des troubles obsessionnels compulsifs. Après une réticence initiale, lié à une exigence auto-imposée de « s’en sortir seule », Estelle a finalement accepté. La Sertraline a été privilégiée en raison de son autorisation de mise sur le marché (AMM) dans les TOC de l’enfant et de l’adolescent.

La famille semblant marquée par des rivalités multiples, des alliances complexes et une souffrance partagée par plusieurs de ses membres, il a été proposé une thérapie familiale qui a été initiée en fin d’hospitalisation.

DISCUSSION DIAGNOSTIQUE ET PSYCHO-PATHOLOGIQUE

Nous essaierons, dans la discussion qui suit, de mieux comprendre la symptomatologie d’Estelle et les facteurs qui la prédisposaient à l’anorexie. Dans ce but, nous analyserons certains aspects de sa présentation via différents étayages théoriques qui nous ont semblé pertinents et complémentaires.

TOC et anorexie 

Cette association est fréquemment décrite dans la littérature : plus de 30% des patients souffrant d’anorexie présentent des troubles obsessionnels compulsifs (1), contre seulement 3% des patients souffrant de boulimie (2). Les comorbidités anxieuses (anxiété généralisée, phobie simple, état de stress post-traumatiques ou TOC) sont les plus fréquemment associées aux TCA, juste après la dépression. La plupart du temps, les TOC sont apparus avant le TCA. Concernant les troubles de l’axe 2 associés aux TCA, on retrouve en tête, sans surprise, les éléments de personnalité obsessionnelle, avec 35% à 60% de comorbidité (1). On peut imaginer qu’ils font le lit, à la fois du développement de TOC et de l’anorexie, pathologie du contrôle par essence. On retrouve en neuro-imagerie une anomalie commune de développement des circuits fronto-striataux dans les TOC et les TCA. Ce dysfonctionnement pourrait être en particulier impliqué dans les pensées intrusives, les sensations de faim, et les préoccupations corporelles. (3)

Une atypicité de la présentation d’Estelle concerne la disparition des cognitions anorexiques lors de son hospitalisation. La question de la prévalence de cette particularité est difficile à se poser car elle fait partie des critères-mêmes de définition de l’anorexie restrictive (4). Alors, quels pourraient être les déterminants d’un tel abrasement symptomatique ? Le choc de l’hospitalisation est une première piste. La confrontation à la mort via l’annonce d’une complication cardiaque, a pu permettre à Estelle d’accélérer le processus de prise de conscience de la gravité de son trouble, qui prend habituellement plus de temps et est souvent corrélé à une reprise pondérale. D’autre part, la dysmorphophobie semble être corrélée avec la diminution des sensations intéroceptives (5). On peut alors émettre l’hypothèse que les douleurs liées à l’épanchement péricardique aient permis à Estelle de retrouver des sensations internes et donc de se séparer de sa dysmorphophobie. En analysant cette situation sous un angle systémique, Estelle apparait comme la patiente désignée, porteuse du symptôme. Ce dernier occupe une fonction bien précise dans la famille (par exemple, en rassembler les membres ou amener à une restructuration de la dynamique familiale) (6). Cette fonction est assurée grâce à l’inquiétude commune de la famille, et peut être assurée aussi bien par un TCA que par une pathologie cardiaque ou une hospitalisation. Ces dernières peuvent alors être considérées comme un relai du symptôme dans sa représentation familiale permettant à Estelle de se libérer de ses cognitions anorexiques.

Eléments systémiques 

La famille a commencé un suivi en fin d’hospitalisation. Ils ont pu évoquer dans cet espace le contraste des modèles familiaux du père et de la mère. Benjamin a pu exprimer son rejet de son modèle familial, et par là-même une tentative de désaffiliation à sa propre famille (7). La mère de Benjamin, Juliette, a été placée en famille d’accueil jusqu’à ses 6 ans suite à une maltraitance maternelle, tandis que son frère était élevé par son père. La mère de Juliette a de nouveau été autorisée à s’occuper d’elle à partir de ses 6 ans. Le père de Benjamin est quant à lui, décédé d’un infarctus du myocarde secondaire à une dépendance à l’alcool, lorsque Benjamin avait 14 ans. Ce dernier explique alors son admiration pour le modèle familial de sa femme. C’est ce modèle qu’il souhaite voir appliqué dans la famille qu’il a créé. Il craint de prendre sa place dans l’éducation des enfants, de peur de transmettre l’héritage traumatique de son ascendance. Cette loyauté commune des deux parents à la famille d’Anaïs, tend à faire rejouer des scripts réplicatifs (8) basés sur le modèle familial de la mère uniquement. Elle insuffle donc une certaine rigidité à la dynamique familiale, en l’amputant d’une possible alternance des modèles hérités par chacun des parents, et en inhibant également la créativité et l’émergence de scripts improvisés. (9)

Le symptôme d’Estelle semble jouer de multiples rôles dans la dynamique familiale. Les parents parlent du « tsunami » déclenché par l’hospitalisation d’Estelle, faisant référence au débordement des systèmes de régulation de la famille. En parallèle, ces derniers se sont massivement impliqués dans les soins et ont accepté toutes les modalités de travail familial qui ont pu leur être proposées. Le symptôme et l’hospitalisation d’Estelle, ont imposé une ouverture au système, jusque-là en replis et dans la fusion. Une crise et l’ouverture d’un système sont souvent des prémices de possibilités de changement.(10)

En début d’hospitalisation, la rivalité d’Estelle est surtout exprimée envers Ariane. Assez rapidement leurs rapports s’améliorent, au détriment d’une expression plus évidente de la rivalité entre Estelle et sa mère. Probablement, la rivalité entre les sœurs était l’expression d’un isomorphisme de la relation d’Estelle avec sa mère. L’initiation d’un travail familial a certainement permis de replacer la rivalité où elle se situait et de pacifier de cette manière les relations fraternelles. Estelle, sa mère, sa grand-mère maternelle et son arrière-grand-mère maternelle semblent toutes évoluer dans une recherche de toute puissance. Elles ont en commun un fort caractère, une certaine rigidité, et une exigence marquée dans les investissements intellectuels et dans les performances d’une manière générale. Chaque fille est dans cette lignée filiative à la fois dans un lien fusionnel et dans une rivalité importante à sa propre mère. Dans les suites de cette réflexion et devant l’apparition de ce conflit mère-fille, on relève ce qui semble être une alliance illégitime (11) et une coalition d’Estelle avec son père contre sa mère. Le terme d’illégitime est utilisé devant l’alliance de deux personnes d’un système de générations différentes contre une troisième personne, les trois intervenants créent alors un triangle rigide (12). Ces coalitions apparaissent lorsque le couple parental n’est pas suffisamment allié et en particulier quand l’un des parents a une position dominante par rapport à l’autre. Dans notre situation, Estelle semble être venue en aide à son père, en position faible par rapport à sa femme, dans une position de toute puissance et dont le modèle familial a été adopté. L’anorexie vient dans ce contexte, rétablir un certain équilibre familial en revalorisant le père via la mise en échec du modèle familial de la mère.

L’anorexie pourrait aussi être venue rapprocher le couple parental dans ce combat contre la maladie. Son apparition au moment de la puberté d’Estelle, et donc au moment où cette dernière aurait dû investir des espaces extérieurs, vient protéger un système qui n’était pas prêt à l’ouverture. Cette protection se fait dans un mouvement de repli fusionnel comme c’est souvent le cas lors de la fragilisation d’un système (13). Son symptôme permettrait ainsi de ressouder le couple et de remodeler le système familial afin de lui permettre de vivre son ouverture vers l’extérieur inhérente à l’adolescence sans risquer de voir s’écrouler le couple parental.

La question du lâcher prise semble être une question centrale pour Estelle : lâcher son symptôme et lâcher sa rigidité, vivre avec moins de contrôle. La mère d’Estelle semble vivre avec les mêmes préoccupations que sa fille. Elle pourra lui dire en thérapie « il faut que tu lâches prise, même ton père l’a fait ». On peut alors voir cette injonction comme une injonction paradoxale, et alors comprendre plutôt « ne lâche pas prise. Si tu le fais, tu risques d’être aussi déprimée que ton père » (14). Or la réorganisation de la structure familiale passe probablement par un lâcher prise d’Estelle. On peut voir dans cette injonction paradoxale, l’inquiétude importante pour la mère de voir son modèle familial modifié, et par là-même de lâcher de sa propre toute puissance.

Eléments psychodynamiques 


Estelle a bénéficié de tests projectifs (Rorschach et TAT (15)), montrant une identité bien en place avec une dominante de défenses narcissiques, et une redondance de références à l’imaginaire enfantin. Les identifications et les relations sont mal élaborées : l’identification maternelle est parfois inquiétante, avec une dimension castratrice. Cet élément est cohérent avec le positionnement de toute puissance d’Anaïs, qui peut donner à Estelle l’impression d’une impossibilité d’être, en tant que femme, « à la hauteur » de sa mère. Quant à l’imago paternel, il est intéressant de noter qu’il est systématiquement féminisé ou castré. L’ensemble de ce tableau coïncide avec l’impression clinique d’une problématique œdipienne non résolue (16). Le TCA semble permettre à la fois de mettre à distance un rapprochement œdipien trop inquiétant (via l’absence de transformation pubertaire, l’apparition d’une aménorrhée…), et de maintenir le regard narcissisant d’un père sur sa petite fille. Devenir femme pour Estelle signifierait perdre ce regard si rassurant de son père, et perdre sa mère en rentrant dans une rivalité trop directe avec elle.

Son schéma familial en particulier, interroge sur la place d’un père qui tente de fuir son héritage filiatif et d’une mère dans la difficulté d’interroger ses transmissions transgénérationnelles de rivalités mère-fille et de toute puissance.