Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Folie du père: quand la fille raconte (Pour en finir avec la honte)

Suzanne HAJMAN

La psychose maniaco-dépressive intéresse la société contemporaine. Ces deux dernières années, plusieurs romans traitant de ce sujet ont été publiés et ont connu un grand succès auprès des critiques et du public, témoignant de l’intérêt pour les maladies psychiques. Je me suis particulièrement intéressée à un ouvrage où une fille, aux abords de la quarantaine s’interroge sur “la folie “ de son père, restée longtemps mystérieuse à ses yeux, avant que le diagnostic de PMD ne soit porté (j’avais prévu de travailler sur deux romans mais, pour des raisons de timing, il m’a paru préférable de limiter l’exposé à l’un d’eux, c’est pourquoi le titre de mon exposé est passé du pluriel au singulier.)

Le titre est Le jour où mon père s’est tu de Virginie Lienhart

Ce dont il s’agit, c’est de la réhabilitation sociale du père “ fou “, du père que la plupart des amis ont abandonné, comme un objet de honte. L’auteure dit avoir eu recours pour elle–même à la psychanalyse pour traiter la part intime de son problème. Mais il est question ici, de témoigner pour le grand public, d’un personnage public.

Le roman n’est pas centré sur la maladie elle-même mais sur le parcours de Robert Linhart, fondateur du mouvement prochinois en France, dont l’avenir brillant s’est transformé en un destin tragique.

Le point de départ du livre est la question posée par Virginie Linhart à son père, plongé depuis plus de vingt ans dans un profond silence : “ Papa, je voudrais faire une enquête sur les maos, qui faudrait-il interviewer à ton avis ? “Puis plus loin : “ en fait, je voudrais faire une enquête sur ton silence, on ne parle plus du maoïsme en France, et toi qui en étais une des têtes pensantes, tu es devenu silencieux. J’aimerais demander à ceux qui étaient alors avec toi ce qu’ils pensent de ton silence…Ce qu’ils ont à en dire : pourquoi ne dis-tu plus rien alors qu’ils continuent à parler ?

Le sujet du roman est posé : Quel est le rapport entre le silence du père depuis 24 ans et les vicissitudes et les échecs de son engagement politique et de sa vie personnelle ? Qu’est-ce qui différencie Robert Linhart de ses compagnons, pourquoi a-t-il, lui, sombré dans “la folie “?

Pour tenter de répondre à cette question, Virginie Linhart va interroger les compagnons de son père, leurs enfants et dégager les traits communs au mode de vie des leaders politiques du mouvement gauchiste et leurs répercussions sur la vie de leur progéniture.

Essayons de reconstituer le passé de Robert Linhart à travers ce que sa fille sait de sa famille et ce qu’elle apprend de ses interviews :

Histoire familiale de Robert Linhart

Ses parents sont des juifs qui ont fui l’antisémitisme polonais dans les années précédant la guerre, séparément, et se sont rencontrés à Paris dans un petit hôtel d’émigrés. La guerre survenue, ils se sont cachés d’abord à Paris, puis en zone Sud, puis dans les montagnes au-dessus de Nice. Sa mère est enceinte et le couple, qui se cache, ne doit son salut qu’à l’aide de quelques “Justes“. Robert naît à Nice en avril 1944 alors que ses parents sont dans une situation précaire. Peu après sa naissance, sa mère tente de l’étrangler, meurtre altruiste, pour qu’il ne tombe pas aux mains des allemands, mais il est sauvé in extremis par l’arrivée de son père dans la chambre.

Après la guerre, le père de Robert réussit dans sa vie professionnelle, une fille nait quelques années plus tard. Ses enfants ne manquent de rien et font de brillantes études supérieures mais sont élevés comme des survivants. L’auteure écrit : « Nous avons été élevés dans l’idée que nous ne devrions pas être là. Mais au lieu d’en tirer une grande joie, mes grands parents paternels en ont tiré une immense culpabilité : pourquoi est-ce qu’eux s’en étaient sortis, alors que tant d’autres y étaient restés « ? Avoir échappé au destin tragique de la majorité des juifs de ces années- là n’a pas renforcé ma famille, cela l’a détruite. Je n’ai découvert que très tardivement qu’il y avait une autre façon d’appréhender le fait [ ] de s’en être tiré….Qu’il pouvait y avoir une joie, une frénésie, un appétit de vivre et de revanche dans le fait d’être un survivant. Je n’aurais jamais imaginé que l’on pouvait être heureux d’avoir survécu. Et je comprenais soudain que mes grands-parents en avaient eu honte. Je crois que mon père a été élevé avec la profonde culpabilité d’être vivant et une immense difficulté à jouir de cette chance-là. Je crois qu’à son tour, il nous a élevés dans cette culpabilité-là, mon frère, ma sœur et moi. Il fallait payer le fait d’être en vie parce que ce n’était pas normal. Ce n’était pas ce qui aurait dû être. Il a pu penser, c’est ce que je crois aujourd’hui, que cette vie qui lui avait été donnée, il valait mieux la rendre »

En 1963, à l’âge de 19 ans, Robert Linhart est reçu à Normale Sup où il sera l’élève et le disciple de Louis Althusser qu’il considère comme son père spirituel et qu’il continuera à voir avec sa femme Hélène après son départ de Normale Sup. Il fonde l’UJC (ml) union des jeunesses communistes marxistes léninistes dont il est le leader charismatique jusqu’aux événements de 1968.

Roland Castro dit de lui :

« C’était un personnage aristocratique, qui avait une pensée extrêmement fine et pointue. Il avait une solitude très compliquée à aimer. Il fascinait…Il est question aussi de sa dureté envers les autres, son intolérance, son élitisme…..Les ulmards, à l’époque, c’étaient eux qui dirigeaient tout ça, c’était l’équivalent des énarques d’aujourd’hui, ils avaient d’ailleurs l’arrogance des énarques »

Il se marie et Virginie nait en 1966

La plus grande partie de son temps est consacrée aux discussions politiques sur thème révolutionnaire. Il ne voit pas arriver les événements étudiants de mai 68 qu’il n’a pas souhaités et considère comme une petite révolte bourgeoise et individualiste.

« Le 13 mai 68 débute la grève générale en France. Il n’y assiste pas. Il vient d’être hospitalisé en urgence pour un état maniaque, épuisé psychiquement par les journées sans manger et les nuits sans dormir à débattre et à argumenter ». Il sortira de l’hôpital à l’automne pour assister, en septembre 1968 à l’effondrement de son édifice politique, dans les règlements de comptes et les attaques personnelles. La Gauche Prolétarienne est fondée par Benny Levy, son second, qui va le mettre hors jeu. L’organisation sera dissoute en 1973.

Il part en usine, chez Citroën mettre en pratique pendant 1 an son statut d’établi qu’il raconte dans son livre l’établi publié en 1978

Le frère de Virginie nait en 1970, il divorce en 1973.Les enfants vont vivre avec leur mère et passer une partie des vacances avec leur père, très occupé par son travail mais chaleureux.

Il publie deux autres livres : Lénine, les paysans, Taylor en 1976, Le sucre et la faim en 1980

Après ce sont les années 70, assez heureuses…Il se remarie en 1977 et nait une autre fille

En novembre 1980, Louis Althusser est interné après avoir étranglé sa femme alors qu’il est dans un état de grande confusion mentale. Robert dira dans une interview «  c’est comme si mon père avait étranglé ma mère». Il participe avec d’autres amis, au combat, le dernier qu’il ait mené publiquement, pour que la justice conclue à l’irresponsabilité pénale d’Althusser reconnu dément au moment de l’action… Il gagne le combat au prix de sa propre santé mentale. Au printemps 1981, il fait une nouvelle crise maniaque suivie d’un épisode dépressif grave qui se termine par une tentative de suicide. Il est dans le coma pendant plusieurs semaines. Il en sort quasi mutique.

Quelle est l’origine de ce silence ?

L’auteure énonce que, par cette tentative de suicide, il a grillé son capital le plus précieux, il s’est cramé le cerveau avec tout un tas de médicaments dont on ne saura jamais précisément quels dégâts neurologiques ils ont occasionnés. L’hypothèse d’un état déficitaire de cause somatique est donc retenue. Cet état cependant évoque fortement la mélancolie : « Démarche titubante, allure de vieillard, voix hésitante, ombre sur cette terre où tant de gens se bousculent pour être remarqués » mais il y manque les auto-reproches, l’auto-tourment riche en jouissance sadique. On peut se poser la question : comme l’anorexique mange l’objet RIEN, ce que Robert Linhart dit n’est-ce pas l’objet RIEN, lui qui fascinait ses troupes par son talent d’orateur ?

La suite des événements va montrer qu’il ne s’agit pas d’une atteinte irréversible, c’est ce qui est le plus stupéfiant : Un accident, en apparence banal, en 2005, le sort littéralement du silence dans lequel il est enfermé depuis 24 ans :

Il tombe d’un tabouret en essayant d’attraper, tout en haut de sa bibliothèque, un annuaire des anciens de l’Ecole Normale Supérieure et se fracture le poignet et l’avant- bras. Il est opéré sous anesthésie générale et, dans les jours qui suivent, il retrouve la vie, la parole, l’humour.

Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a fait coupure dans cette existence au ralenti, provoqué le retour à la vie, au désir et en même temps annonce déjà le dérapage vers le manie ? Le traumatisme, le choc chimique de l’anesthésie générale, ou bien le processus avait-il déjà commencé avec la recherche de l’annuaire (laissé depuis combien de temps en haut de la bibliothèque) après la demande de sa fille de contacter ses anciens compagnons ?

Nous n’avons pas d’éléments pour répondre, mais nous assistons à ce que l’auteure décrit comme le retour « d’Hibernatus, cet homme qu’on a congelé pendant des années et qui émerge parfaitement conservé et en pleine forme de la glace. ». Pendant quelques semaines, il rattrape le temps perdu, se met au fait des dernières technologies qui l’avaient laissé indifférent pendant vingt-quatre ans. Il écrit pour les journaux des articles qui prouvent qu’il n’a rien perdu de son intelligence ni de sa combativité. Il veut tout lire, tout voir, ne dort plus, ne laissant pas de repos à ses proches au point qu’il doit à nouveau être hospitalisé pendant plusieurs mois. Il en ressort dans un état voisin de celui où il était avant l’accident.

L’explication que donne Virginie Linhart est très pertinente: «  j’avais tant attendu qu’il parle, qu’il écrive de nouveau et au moment même où ce rêve devenait réalité, la folie de nouveau l’habitait. Je découvrais que mon père n’était pas un homme qui pouvait vivre en pleine possession de ses moyens, je comprenais qu’il avait été pour lui-même jusqu’alors son meilleur médecin : lui seul avait eu cette intelligence de comprendre qu’en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels il ne contrôlait plus rien. Donc, il fallait les réduire, ses moyens. D’où une économie de vie minimale mais extrêmement maligne puisqu’il venait de passer presque vingt -cinq ans en silence, mais sans docteurs, sans médicaments, sans clinique. »

Il s’agirait donc d’un choix délibéré du sujet, d’un mode stabilisation mis au point par lui pour se mettre à l’abri de ce qui lui fait le plus peur la manie. Ce que nous savons, cependant, c’est qu’il a repris ses cours de sociologie à l’Université Paris VIII et qu’il a écrit en mars 2010 une nouvelle préface pour la réédition de son livre dans laquelle il affirme : «  Trente –quatre ans ont passé depuis la première publication de Lénine, les paysans, Taylor : les analyses contenues dans ce livre restent pertinentes à mes yeux ; je n’en changerais pas une ligne.. ». Il reste le théoricien pur et dur.

La psychose maniaco-dépressive est faite d’épisodes de mélancolie et de manie, entrecoupés de phases où le sujet est dit « normal » ou plutôt, stable. Dans le cas qui nous occupe, sur lequel nous ne pouvons faire que des suppositions puisqu’il s’agit d’une biographie romancée et non d’une autobiographie nous pouvons faire quelques constatations et des hypothèses : La forclusion du Nom-du-Père, la non inscription symbolique du désir de la mère et un signifiant -maitre qui serait le survivant honteux qui mortifie le sujet.

Jusqu’en mai 1968, la psychose semble non déclenchée puis survient un épisode maniaque.

Peut-on imaginer que jusque là, la béquille qui faisait tenir l’édifice était l’externalité sociale sous la forme de l’élève puis de l’intellectuel brillant ( du lycée Louis le Grand puis de l’ENS) et que les erreurs de jugement sur l’apparition des événements de mai 68 qui l’ont fait chuter en tant que leader de mouvement gauchiste, ce qui représentait pour lui un substitut du Nom-du-Père. Jacques Alain Miller rappelle que Lacan considérait que, de nos jours, le Nom-du-Père est le fait d’être nommé, d’être assigné à une fonction, d’être nommé à (1). De 1968 l’épisode de 1981, il a perdu sa fonction de leader de parti, mais il reste actif sur le plan individuel, et écrit 3 livres qui sont des succès, il met sa vie en adéquation avec ses idées et semble stable. Puis, c’est le drame d’Althusser étranglant sa femme. Est-ce la rencontre du Réel avec UN-père criminel qui déclenche un épisode maniaque aboutissant à une tentative de suicide. Il est longtemps hospitalisé et émerge de cet épisode quasi mutique et s’identifie au survivant honteux, honteux d’avoir survécu à Hitler et d’avoir raté sa mort. Et toute la famille de survivants honteux continue jusqu’à la mort du père de RL à se réunir le dimanche pour un repas dans de grands restaurants où toute la famille fait semblant : « comme si » rien ne s’était passé.

Au total :

La limite floue, dans les classifications récentes, entre cyclothymie, bipolarité et PMD fait poser la question de la limite entre le presque normal et le pathologique qui fait peur, amplifié par les médias. La phrase trop connue de Lacan qu’on retrouve dans les Ecrits (propos sur la causalité psychique et d’une question préliminaire):

« L’être de l’homme non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme limite de sa liberté » (2)

Au-delà du cas particulier de son père, n’est-ce pas l’être de l’homme que Virginie Linhart a voulu nous faire entrevoir pour nous pour éloigner la peur.

(1) J-A Miller. Effet retour sur la psychose ordinaire. Quarto n° 94-95

(2) Lacan. Ecrits p176 et 575