Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Hallucination

Bernard Jothy

La formule « l’hallucination, perception sans objet » est de fondation (Ball 1890). Depuis, de nombreuses contributions cliniques l’ont mise en question, pour la complexifier ou l’abandonner. Les auteurs classiques s’y sont employés, avec des orientations théoriques différentes. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Au rang des psychanalystes, Lacan, s’appuyant sur Séglas, a clairement centré  le phénomène hallucinatoire sur le langage en insistant sur le rôle générateur du signifiant, là où les anciens étaient partis de la sensation ou de la perception. Cela renouvelle considérablement la question, pour les hallucinations (comme pour les phénomènes élémentaires de la psychose). Cependant, l’abord de l’hallucination reste hanté par l’objet, comme si, de déclarer l’objet absent, ne suffisait pas à effacer son incidence ; comme si son efficience tenait à son absence même.(cf : « les effets ne se portent bien qu’en l’absence de la cause »). Résumons-nous :

Le pouvoir de nommer les objets structure la perception elle-même

La sensorialité est inconstante et il peut y avoir des éléments psychomoteurs associés

Cette expérience (Erlebnis) qu’est l’hallucination est toujours relative à un discours, à une croyance, à un sujet, l’attribution subjective fut-elle particulière. Il convient donc d’apprécier, pour le clinicien orienté par Lacan, la manière dont « la parole (du patient) est déjà prise dans le réseau des couples et des oppositions symboliques ». C’est cet ordre symbolique qui organise la relation intersubjective : la communication se fait dans le langage. Si l’objet intervient, où le situer ? Cet objet qui ne peut être saisi par aucun organe mais peut s’incorporer.

Deux exemples cliniques nous serviront à répondre : cet objet est perceptible là où la chaîne signifiante se rompt : c’est la voix de l’Autre ; il peut aussi opérer comme objet indicible mis en fonction d’énonciation.

Freud 1895, manuscrit H

2 sœurs célibataires reçoivent un homme de passage qui ébauche à peine un contact sexuel avec l’une d’elles. C’est celle-ci qui développe, des années plus tard des idées délirantes sur le voisinage : on parle beaucoup de ce monsieur, on fait des allusions et on attente à la réputation de cette demoiselle. Freud dit qu’elle s’épargne le reproche de « mauvaise femme » en l’attribuant aux voisines : il lui revient du dehors. Comme ce sont d’autres qu’elle qui formulent ce jugement, il lui est possible de mieux le récuser et de le maintenir à distance : elle refuse de croire à ce reproche (Versagen des Glaubens) et peut même y réagir. L’hallucination lui sert à rejeter la culpabilité et à gommer son implication dans une méconnaissance soutenue

Notons au passage que ce cas confirme tout à fait que ce n’est pas le mal commis qui engendre la culpabilité, mais le bien (=l’idéal) (cf TV p 71)

Ce qu’elle ne peut admettre, elle le rejette dans le réel et elle institue le chœur des voisines en Autre accusateur, proférant la partie de la chaîne signifiante quelle refuse de prendre à son compte directement. C’est donc la voix de l’Autre qui prend valeur d’objet, au mépris de toute attestation pouvant prouver l’objectivité des dires des voisines. Là où la parole de la patiente bute sur l’indicible, la voix-objet de l’Autre prend le relais.

Cas récent

Une jeune fille de 22 ans quitte sa famille pour poursuivre ses études et s’installe dans une chambre d’étudiant. Son voisin l’invite chez lui à regarder la télévision, l’embrasse . Elle accepte de coucher avec lui sans avant même d’avoir établi un lien de parole consistant et pense que l’acte suffit à faire couple. D’où sa surprise quand le garçon refuse de s’afficher socialement avec elle. Le déclenchement est immédiat : elle pense qu’il l’a filmée et que ça va passer sur Internet. Des voix la harcèlent en permanence : « salope » et elle est sûre d’avoir entendu le gars la débiner avec ses copains. Il lui faut revenir chez sa mère et être hospitalisée.

De la période qui suit, retenons ce qui concerne son rapport aux hommes :

Elle recrute facilement pour flirter des garçons un peu mauvais genre, « racaille » étant sûre qu’ils déplairont à sa mère, mais les relations avec eux sont éphémères, ce qui ne veut pas dire que les séparations son t faciles, puisque ponctuées à l’occasion par une tentative de suicide. Plus durables sont ses rencontres avec deux hommes ayant passé la cinquantaine : c’est avec eux qu’elle peut trouver du plaisir à parler, hors enjeu sexuel.

Enfin, une séquence familiale : elle gâche la petite fête d’un repas au restaurant avec sa mère et sa sœur en indisposant le serveur par son regard appuyé, si bien que le garçon courroucé lui lance « pourquoi tu me regardes avec cette insistance ? ». Elle nie l’avoir regardé.

L’insulte hallucinatoire vient ici aussi en lieu et place de ce qui ne peut pas se subjectiver pour elle de cette rencontre sexuelle : les signifiants lui font défaut pour assumer une position féminine que nul idéal ne peut étayer. C’est le vide de l’Autre du signifiant éprouvé jusqu’à l’angoisse. Elle a pensé s’y retrouver en imaginant que l’Autre de l’amour était au rendez-vous, ce que l’étudiant a refusé d’avaliser. On peut supposer qu’elle s’attendait à ce qu’il lui déclare « tu es ma femme », il s’en est bien gardé. La place est alors libre pour que le regard persécuteur s’installe en maître, et la livre à tout internaute avide. Bousculée dans ses repères signifiants ; ballottée dans un imaginaire menaçant, elle trouve dans le qualificatif insultant la désignation de sa valeur de jouissance. La voix hallucinatoire, surmoi impitoyable, s’impose à elle en l’absence de toute régulation possible de la relation intersubjective entre l’étudiant volage et elle.(a-a’)

Auprès des hommes d’âge mûr, on peut supposer qu’elle recherche les éléments qui lui ont manqué pour tenir dans l’échange sexuel : elle n’y a pas disposé des signifiants forclos, inaccessibles et pourtant essentiels car seuls capables de la prémunir d’une dégradation indigne. La compagnie de ces hommes suffit à indiquer sa quête d’un père idéal, non châtré, image appelée en regard du trou forclusif qui l’habite et compromet son rapport à la loi symbolique. (forclusion du Nom du Pèredéfaut de signification phallique)

La scène avec le serveur : demande muette d’être regardée par ce garçon, d’être reconnue comme attirante alors qu’au fond d’elle-même persiste l’idée qu’elle est « moche » ; essai assez désespéré d’incarner le phallus .Là encore, le partenaire ne répond pas à son attente de valorisation. L’impasse imaginaire dépend du signifiant phallique non disponible : car, c’est à la place de l’Autre que le sujet y a accès (E. p693). Chemin barré pour elle: phi zéro. Pas de passage à la parole, plein effet de l’Autre réel, non discursif, qui s’impose à elle et indispose le serveur visé. C’est lui qui rompt ce silence pesant et l’apostrophe, mais c’est elle qui est atteinte dans son être de vivant: la T.S. s’ensuit.

La clinique des sujets psychotiques apporte maint exemple d’hallucinations où la place de l’objet correspond à la rencontre de ce qui n’a pas de nom, de ce qui est indicible et pourtant incontournable. Rupture de la chaîne, béance de perplexité, émergence de jouissances intrusives, ravageantes car déconnectées de la signification phallique, telles sont les coordonnées subjectives de la mise en fonction de l’objet.

Lacan, Séminaire X, page 189 : « le a est ce qui reste de l’opération totale d’avènement du sujet au lieu de l’Autre ». Ce reste, le psychotique en a lui aussi, la charge. Notre cas semble pouvoir se lire en mettant en valeur deux modalités de l’incidence de l’objet :

Soit le a est en rapport avec P zéro : c’est l’hallucination qui se vocalise pour elle en « salope » (a ∕ P°) 

Soit le a est en rapport avec Φ zéro : c’est le silence du regard au serveur, tendu dans son attente d’une marque de reconnaissance. Ebauche d’érotomanie ? (a ∕ Φ°)

La voix de l’Autre, identifiée comme injure dans la relation avec l’étudiant, est, avec le serveur, escomptée comme réponse, quasiment anticipée.

(ces deux modalités sont la reprise de ce qui vaut pour le névrosé comme métaphore de la jouissance: a ∕- phi, d’après J-A Miller)

En conclusion, en écho à ce que nous avons essayé de présenter sur le phénomène hallucinatoire, nous revient une formulation de Maurice Blanchot à propos du poète R.-M. Rilke :

«Obéir à ce qui nous dépasse et être fidèle à ce qui nous exclut ». Nous ajouterons simplement : l’objet y a sa part.