Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« La castration revisitée » – 7eme Journée Atelier Histoire des concepts – L’abréaction des affects

Nadine DAQUIN

affiche-decembreDans son article « Analyse avec fin, analyse sans fin », Freud pose comme butée et point indépassable de la fin de la cure l’angoisse de castration. C’est la revendication phallique pour chacun des deux sexes, soit la peur de perdre le pénis pour l’homme et l’envie de l’avoir (le pénis) pour la femme. 

Ce roc de la castration est-il l’impasse dernière du névrosé ? Lacan y répond par la négative dès les premières pages du séminaire X. Le roc est pour lui du côté du réel dont l’angoisse est la voie d’accès. Il s’agira d’une nouvelle façon d’appréhender le désir à partir de l’angoisse voie d’accès à l’objet a et au réel.1

Dans ce séminaire, on a affaire à diverses déclinaisons de l’angoisse (angoisse devant l’inquiétante étrangeté, angoisse devant le manque du manque, devant le désir de l’Autre, devant le manque de l’Autre, angoisse due à la cession de l’objet) et aussi diverses déclinaisons de l’objet a, objet perdu, objet du fantasme, objet de la pulsion… Cependant une certitude demeure quant à l’angoisse, affect qui ne trompe pas en tant qu’elle désigne un réel, une jouissance qui ne peut s’attraper ni par l’imaginaire ni par le symbolique.2 L’angoisse n’est pas sans objet.

  1. Le complexe de castration chez Freud

Le désir est ici articulé à la loi. C’est le mythe du meurtre du père par les fils de la horde qui illustre la structure du désir articulé à la constitution de la loi. Le désir du père c’est la loi, Lacan dira que « le désir est au commandement ». C’est l’Œdipe et le complexe de castration. Le désir pour la mère, désormais interdit, crée l’angoisse cause du refoulement.

2- La reprise de ce complexe chez Lacan

Dans les Séminaires IV et V, Lacan reprend cette articulation de désir à l’interdit en revêtant le phallus d’une fonction signifiante. C’est un objet en tant que symbolique sur lequel des menaces imaginaires vont limiter l’emploi du phallus réel. C’est là le sens du complexe de castration3 chez le garçon ; Pour la femme, ce phallus qu’elle n’a pas, c’est-à-dire qui est là en tant qu’absence et qu’elle va revendiquer, joue également une fonction essentielle dans l’assomption de son être sexué. Mais le phallus, signifiant du désir, relève aussi d’une dialectique de l’être. C’est pour « être le phallus », objet précieux du désir de l’Autre, que l’enfant se met en position de venir combler ce qui manque à la mère. C’est comme « phallus manquant » qu’il vient occuper cette place d’objet, objet susceptible de satisfaire la mère dans le fantasme. C’est dans cette dialectique symbolique d’avoir ou de l’être et de la place centrale du complexe de castration que se joueront les rapports entre les sexes.

L’interdit de la jouissance est donc une reprise de l’Œdipe freudien sur le versant signifiant sous la forme de la métaphore paternelle (dépliée dans le Séminaire V). Pour préciser brièvement : dans le triangle imaginaire œdipien (mère, enfant, phallus), un quatrième terme vient figurer le registre symbolique, c’est le Nom-du-Père. Il donne une signification au désir énigmatique de la mère : ses allées et venues signifient qu’elle désire ailleurs et notamment le père, détenteur du phallus. C’est l’accès à la castration maternelle et l’émergence de la signification phallique qui permet ainsi au désir d’être orienté.

  1. La castration relève du langage

Dans son texte « La signification du phallus », Lacan rappelle la fonction de nœud du complexe de castration dans la structuration des symptômes et la sexualité. Il situe le rapport du sujet au signifiant comme l’impasse essentielle de l’homme dans son rapport au monde et dans la dialectique du sujet et de l’Autre. C’est le vice de structure de l’être parlant.

Il inscrit le rapport de l’homme au langage non pas comme relevant d’un phénomène social mais des lois de l’inconscient structuré par le langage et qui opèrent la division du sujet. Le nourrisson, pour satisfaire ses besoins vitaux, devra en passer par la demande qu’on lui apprend à articuler. Cet assujettissement au langage entraînera des écarts entre besoin et demande et entre désir et satisfaction, écart à l’origine du désir et de l’angoisse.

  1. Le réel et la jouissance

Si le manque de structure est le fait d’être pris dans le langage, tout ne relève pas du signifiant dans le rapport du sujet au manque. Une part de vivant et de jouissance émerge comme reste de l’opération subjective. Ce reste c’est ce que désigne l’objet a, point le plus intime et le plus étranger au sujet. « Objet irreprésentable, sans image et sans signifiant qui se révèle difficile à la saisie conceptuelle ».

Comment ce vide désigné par l’objet a peut-il être appréhendé ? Lacan dans le séminaire X fait appel à l’anatomie pour en rendre compte. C’est en terme de coupures sur le corps qu’il appréhende les objets a. Ceux-ci se réfèrent à quelque chose de perdu dans la relation à l’Autre. Mais cette séparation relève d’une perte interne, d’une séparation avec une partie de soi-même.

Il se réfère à la naissance à partir du statut réel des objets, objets séparables car anatomiquement accrochés (le placenta, les enveloppes embryonnaires) nommés « ambocepteurs », soit connectés au sujet et pris dans l’Autre. Leur séparation n’est pas entre la mère et l’enfant. Elle relève d’une perte d’une unité interne à l’enfant. C’est une coupure avec un objet interne, une séparation avec une partie de soi-même qui « indique l’angoisse à placer ailleurs que dans la menace de castration »4.

Lacan met ainsi en série à partir des orifices du corps les objets pulsionnels qui donnent forme à ce vide (oral, anal auxquels il ajoute la voix et le regard). Objets coupés, séparés, morceaux de corps qui se détachent comme autant de coupures sur le corps qui causent le désir. Dans cette référence à l’anatomie, l’angoisse relève de la cession des objets, perte interne au sujet qui le met en présence d’un réel. Cette perte n’est pas sans rappeler l’objet perdu freudien, mais il s’agit là de l’objet a comme objet interne. C’est l’objet a, cause du désir, antérieur à l’objet du désir et à sa symbolisation phallique. C’est l’objet vidé de toute substance qui sera réduit à une « pure consistance logique ».

Dans le registre des objets cessibles « le phallus organe s’oppose au phallus signifiant »5. La particularité de cet organe réel c’est sa détumescence au moment de sa jouissance. C’est cette mise hors-jeu de l’organe instrument qui provoque l’angoisse de « ne pas pouvoir » et qui n’est pas liée à la menace d’un Autre.

3- L’au-delà de l’impasse freudienne de la castration imaginaire

Quand le névrosé impute son manque à l’Autre et le rend responsable de n’avoir pas donné ce qu’il fallait, toutes ses demandes d’amour, de reconnaissance, de revendication relèvent du signifiant phallique. Revenant sur la castration symbolique, Lacan la situe comme « une des formes possibles de l’apparition du manque, le moins phi, le support imaginaire de la castration […] une des traductions du manque originel, du vice de structure inscrit dans l’être au monde du sujet »6, mais une des formes du manque sans pour autant s’y réduire car « pourquoi le phi serait-il promu sous la forme d’un manque irréductible ? ».

« Si l’homme comme la femme réclame ce phallus en fin de cure c’est parce qu’on le prend comme corrélat essentiel de la satisfaction »7 mais « […] nul phallus à demeure, tout puissant […] n’est de nature à clore quoi que ce soit d’apaisant dans la dialectique du rapport du sujet à l’Autre et au réel »8.

Ce que reprend J-A. Miller dans sa lecture du séminaire X : ce phallus image de puissance et revendiqué en fin d’analyse c’est cette illusion qu’il s’agit de traverser. Cet au-delà de l’angoisse de castration c’est l’au-delà de la frustration phallique9.

C’est une nouvelle structure du manque qui se révèle en distinguant désir et jouissance à partir de l’angoisse et du statut de l’objet. Dans les séminaires précédents le désir est articulé au manque d’objet. Il s’agit du désir comme intention et de l’objet comme visé. L’objet visé c’est l’agalma, l’objet précieux, symbole du désir de l’Autre, c’est l’objet du fantasme qui vient leurrer le manque. Du côté de la jouissance et à partir du séminaire de l’angoisse, il s’agit de l’objet cause qui conditionne le désir et s’attrape par l’angoisse. C’est ce qui ne peut être attrapé par le signifiant, ce qui n’est pas symbolisable, c’est le vide de structure de l’être parlant où se loge l’objet a, objet chu, reste, déchet 10 désignant la place d’un vide. On passe de l’objet du fantasme comme visée du désir à l’objet de la pulsion comme cause du désir. On passe du registre signifiant à celui du réel.

Le désir est masqué par le fantasme et le rapport du sujet à un objet quelconque (le sein, objet leurrant qui viendrait satisfaire). L’angoisse, elle, met le sujet en rapport avec son manque (qui est de structure) qui ne coïncide pas avec l’objet du désir. Quand « le névrosé occupé par son fantasme fait passer a du côté de l’Autre […] il peut prendre cet objet comme visée […] il a alors affaire à la demande de l’Autre »11. Ce manque est déporté du côté de l’Autre.

Dans le registre de l’oralité par exemple « ce n’est pas que le sein manque au besoin du sujet, c’est plutôt que le petit enfant cède le sein auquel il est appendu comme à une part de lui-même »12. Cette part perdue de jouissance, cause du désir et désignée par l’objet a s’éprouve d’abord comme perte du sujet pour ensuite être placée au champ de l’Autre et de son manque. Ce n’est pas l’absence de sein mais la crainte du tarissement du sein dû à l’organisme de la mère qui cause l’angoisse. C’est l’angoisse devant le manque de l’Autre.

« Ce devant quoi le névrosé recule, ce n’est pas devant la castration, c’est de faire de sa castration ce qui manque à l’Autre »13.

Conclusion

JAM dans sa lecture du séminaire X met à jour un renversement conceptuel. Il ne s’agit plus du phallus comme signifiant articulé au manque d’objet il s’agit « de l’élaboration d’une nouvelle structure du manque irréductible au signifiant.14 La revendication phallique de fin d’analyse est ici dévoilée comme un leurre ».

On passe du registre du signifiant à celui de la jouissance. La castration n’est plus corrélée au Nom-du-Père qui ordonne le désir et l’interdit. Elle relève d’un objet interne : l’objet a en tant que perte qui cause le désir.

Je vais évoquer un roman pour illustrer ces propos c’est celui du « Désert des tartares » de Dino Buzzati en 1940.

Dans Le désert des tartares de Dino Buzzati15, Giovanni Drogo, le héros, promu officier, quitte son village natal pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation. Après avoir passé son uniforme, en se regardant dans le miroir il n’éprouve pas la joie qu’il avait espérée, pourtant c’était le jour qu’il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. Après de tristes journées d’études à l’Académie militaire « où il entendait passer dans la rue les gens libres que l’on pouvait croire heureux » il se rappelait l’angoisse à l’idée de ne jamais voir finir ces jours dont il faisait quotidiennement le compte. Ces jours odieux étaient enfin finis pour toujours, il était maintenant officier, aurait de l’argent et des jolies femmes.16

Quand il arrive au fort il découvre « une vieille bâtisse à un bout de frontière morte » où il ne se passe jamais rien et de l’autre côté duquel se trouve un désert de pierres, le désert des tartares, royaume du Nord et ennemi dont l’attaque éventuelle, attendue de tous, n’aura jamais lieu.

Dès son arrivée, Drogo se sent oppressé et éprouve de l’angoisse. Il perçoit l’absurdité de ce lieu et le renoncement à la vie (métaphorisé par le désert) et veut repartir sur le champ. Le discours du colonel qui le rassure quant à sa liberté de choix le persuade de rester trois mois. Déçu, il y consent pour ne pas lui déplaire et dans l’espoir d’un meilleur déroulement de carrière.

Malgré ses inquiétudes et une grande solitude une force intérieure inconnue s’oppose à son retour en ville17. Il restera divisé entre son désir de partir et le fantasme de combattre en héros à l’occasion d’une guerre contre ce royaume du Nord. Tout au long des années passées au fort une même force d’inertie va s’opposer à ses velléités de départ. A son espoir d’avoir un destin héroïque qui le lie au fort viendront s’ajouter « la torpeur de ses habitudes, la vanité militaire »18 et la sécurité du quotidien qui auront « suffi pour l’engluer ».

Sa vie va donc se consumer dans l’attente avec l’ajournement perpétuel de sa décision de partir soutenue par son sentiment d’avoir l’éternité devant lui. Attendre avec l’espoir absurde de « l’occasion favorable de l’assaut des remparts » sera donc son quotidien pour tromper l’ennui.

Lorsque quatre années après son arrivée sa mutation est refusée, l’idée le traverse qu’il pourrait démissionner mais il n’en fait rien et ne se révolte pas… Sur le chemin du retour au fort, il ressent même « au fond de son âme une timide satisfaction d’avoir évité de brusques changements dans sa vie […] et compte même sur une glorieuse revanche à longue échéance… » 19. Bien qu’assailli de doutes, il se demande s’il ne s’est pas trompé …et s’il n’était qu’un homme quelconque… avec un médiocre destin ? 

Céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet de quelconque trahison ; ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même…quelqu’un a trahit son attente.20

Drogo, suite au refus de sa mutation, perçoit qu’on s’est joué de lui et entrevoit ces histoires de tartares comme une idiotie à laquelle chacun a voulu croire. « Il semblait évident que les espoirs de jadis, les illusions guerrières, l’attente de l’ennemi du Nord n’avait été qu’un prétexte pour donner sens à la vie »21. L’observation du désert désormais vide de sens commence à lui faire percevoir la fuite du temps mais sans pour cela lui faire prendre la décision de partir.

Quel sera le prix de son renoncement ?

« Depuis quelque temps une angoisse qu’il ne parvenait pas à définir le poursuivait sans trêve : l’impression qu’il n’arriverait pas à temps, l’impression que quelque chose d’important allait se produire et le prendrait à l’improviste… Il ne pouvait rester toute sa vie au fort, il lui faudrait prendre une décision »22.

Qu’est-ce qui déclenche ici l’angoisse de Giovanni ? Cette attente de quelque chose d’indéterminé ne nous apparaît pas sans objet. Elle est attente de « quelque chose d’innommable » dont l’irruption provoque l’angoisse écrit Lacan. C’est l’appréhension de quelque chose de singulier qui le concerne au plus intime de lui-même et qui en même temps lui est étranger. Quelque chose de son être qui lui échappe et fait énigme. Du surgissement de l’angoisse apparaît la dimension du réel : son être vers la mort, sa part de vivant et sa position d’objet amené à choir. Ce qu’il s’est arrangé à ignorer.

Drogo attend des années avec l’espoir secret de voir apparaître l’ennemi et gaspille ainsi la meilleure part de sa vie. L’angoisse se fait chaque jour plus grande mais « il s’obstine dans l’illusion que ce qui est important n’est pas encore commencé »23. Le fantasme d’être un héros vient leurrer le manque à être et lui permet de rester au fort dans ses vieilles habitudes. Hors du temps (il a toujours tout le temps devant lui) il n’est pas angoissé et peut continuer à dormir c’est-à-dire fermer les yeux sur sa castration et ne rien lâcher de sa jouissance, ce qui serait le prix à payer de son désir.

Ainsi s’achève sa jeunesse quand vieux et malade on le chasse après trente ans de son existence privée de toute joie à attendre la guerre. Dans sa chambre d’hôtel, à un moment précis « surgit claire et terrible venue de lointains replis, une nouvelle pensée : celle de la mort ». Ici se profile l’absence de garantie de l’Autre le laissant dans l’abandon, la détresse et la solitude.

« L’ultime ennemi […] non point des hommes semblables à lui, tourmentés comme lui par des déserts et des douleurs, des hommes d’une chair qu’on pouvait blesser […] mais […] une bataille bien plus dure que celle qu’il souhaitait jadis »24. À la rencontre de la mort « l’attente inquiète sur les glacis du fort […] les soucis autour de sa carrière ne furent plus qu’une pauvre chose »25.

1 Lacan, livre X, p.57-58

2 Jam, CF n°58

3 Lacan, livre IV, p.153

4 Lacan, livre X, p.196

5 J. Alain Miller, Introduction à l’angoisse, revue ECF n°58

Lacan, Séminaire X, L’angoisse, p.160-161

7 Ibid p.276

8 Ibid p.276

9 JAM, Revue de la Cause Freudienne n°58

10 Lacan, Livre X

11 JAM, Revue de la Cause Freudienne n°58, p.74

12 Lacan, Séminaire X, p.362

13 Ibid, p.58

14 JAM, p.74

15 Dino Buzzati, Le désert des tartares, édition Robert Laffont

16 Ibid, p.5-6

17 Dino Buzzati, Le désert des tartares, p.42

18 Ibid, p.81

19 Ibid, p.190-191

20 Lacan, livre VII, L’éthique, p.370

21 Ibid, p.194

22 Ibid, p.207-208

23Lacan, livre VII, L’éthique, p.228

24 Ibid, p.264-265

25Ibid, p.265