Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

La PMD et les états mixtes : la périodicité de l’humeur confrontée à l’objet

Dario MORALES

La discussion que je vais engager a pour objectif d’analyser autrement les états mixtes décrits classiquement sous le nom de folie à double forme. Les cliniciens constatent la présence des phénomènes, à savoir des oscillations dans l’humeur, une sorte d’alternance de dépression et d’euphorie. Pourtant la relation à la périodicité semble parfois prêter à confusion ; tantôt, dans la PMD, les périodes d’accalmie sont plus marquées, alors que dans les états mixtes, les oscillations se succèdent ou peuvent coexister ; pour ce dernier, le processus morbide sera nommé cyclothymie c’est-à-dire « alternance multiple d’états de dépression et d’exaltation » (Kahlbaum). La réunion de ces trois états deviendra le socle de ce que Kraepelin appelle en 1899 « la folie maniaco-dépressive » (1). Pour cet auteur, le rythme et la fréquence de la fmd sont très variables, les accès maniaques et les accès dépressifs sont séparés par des intervalles libres, asymptomatiques plus ou moins longs. La fmd serait ainsi le prototype des dysthymies cycliques caractérisées par des troubles thymiques majeurs dont l’évolution est périodique.

Comme il a déjà été indiqué, les travaux sur cette entité se sont surtout attardés sur la périodicité ; pour d’autres, au contraire, la prise en compte de cette morbidité forcément bipolaire ne met pas en question son unité, dans la mesure où la surdétermination d’un cycle n’invalide pas la présence du deuxième pôle ; ainsi la présence d’un pôle, le maniaque, serait à lui tout seul capable d’expliquer la production de la « bipolarité » (2). Il y aurait en quelque sorte un « fil » qui relie ces états que tout semble opposer, selon un ordre de valeurs signifiantes hiérarchiques. En effet, si les oscillations bipolaires vont éclipser l’intervalle dit asymptomatique, on peut à juste titre interroger à quoi correspond cet intervalle en dehors des accès mélancoliques, maniaques ou des états mixtes. Cette « lucidité » mérite une attention particulière surtout lorsque la « bipolarité » se fait sourde chez des sujets n’ayant ni de troubles du langage patents (syntaxe, grammaire, vocabulaire), ni troubles élémentaires, ni activité délirante. La dite « lucidité » ne serait-elle pas alors ce qui fait entendre la psychose sous le mode de signes psychologiques subtils, inattendus, voire en contraste avec le comportement bipolaire de surface : le ralentissement idéique, l’inhibition de la pensée, la plainte et la teinte hypochondriaque, sont les expressions les plus patentes de cette apparente lucidité dont la connotation dépressive ne fait pas de doute (3). Ce n’est donc pas un énième descriptif de troubles, sorte de catalogue qui associerait des éléments primordiaux et secondaires qu’il faudrait mais une lecture structurale hiérarchisée qui articule ces différents moments. Il faut donc un cadre pour que la PMD et les états mixtes s’installent et se développent. Mes hypothèses sont :

A) la manie est le critère fondamental qui fonde le diagnostic de la PMD, permettant la démarcation structurale d’avec la mélancolie, les états dépressifs, voire la névrose obsessionnelle.

B) L’alternance des états d’humeur s’explique alors par la présence de la pulsion de mort en tant que manie, lorsque l’excitation se fait mortelle ; en tant que mortification du sujet, dans la phase mélancolique, et teinté d’hypochondrie, par exemple, dans l’intervalle lucide.

C) Enfin, c’est le rapport du sujet à l’objet qui produit la bascule des affects et des troubles de l’humeur. Une vignette clinique illustrera la forclusion maniaque comprise comme rejet du signifiant représentant la fonction paternelle, mais aussi comme opération de rejet de ce qui représente l’amour maternel.

J’ai reçu M. K. pendant 6 mois ; il m’a beaucoup appris sur les oscillations et renversements de l’humeur. Au cours de cette période, M. K. avait développé un état qualifiable d’état mixte ou d’hypomanie chronique, que Kraepelin aurait qualifié de « mixage » de signes pathologiques » de la manie et la mélancolie. Cette chronicité a marqué d’une certaine façon la fin des intervalles lucides dont la famille (sa mère) avait étalé les traits les plus saillants : « tendance à s’isoler, inhibition de sa capacité d’aimer, impulsivité des actes » ; la présence de ces traits, que l’on retrouve dans d’autres structures, n’avait pas entamé un semblant affirmé jusqu’alors de présence phallique ; dans ces intervalles, quel type de semblant serait à l’œuvre, quelle suppléance serait en place ? Une tâche préliminaire aurait pu être en cas de stabilisation effective, de repérer cet effort curateur, via la construction d’un symptôme de suppléance.

Revenons au cas. L’allure dépressive avait confondu les cliniciens de la maison d’arrêt, le terme de dépression avait été avancé pour décrire son état de tristesse et d’inhibition, d’anesthésie affective, de ralentissement, combinés à la présence des phénomènes psychosomatiques ou dominait l’insomnie, l’angoisse et la perte de l’appétit ; ces observations si exactes soient-elles, retranchent sur le côté maniaque apparu évident au fil des séances : l’écoulement du débit verbal et la connexion logique s’accélèrent – la répétition et la fixation des idées encombre la pensée au point de la rendre monotone, obsédante et hypotone. Plus précisément, le débit logorrhéique de sa pensée dévoile un contenu des pensées vides, constituées des bouts de rêves mégalomaniaques, ou règne l’infatuation parsemée d’idées hypocondriaques, et, en boucle, reviennent des propos auto-accusatoires. Nous tenons à souligner que si ces signes ne furent pas aperçus par les cliniciens, le choc de l’incarcération en fut certainement pour quelque chose ; inversement, l’inhibition de la pensée et la fuite des idées trouve sa connexion chez M. K. sous la modalité suivante : du fait de la métonymie infinie du signifiant, le sujet erre d’association en association avec le retour réitéré d’un même élément ordonnateur à caractère négatif et à connotation mortelle : les propos saccadés, impulsifs, logorrhéiques, mettent en évidence un désespoir soutenu, doublé d’ennui, de découragement, d’autodépréciation et de dégoût de vivre, mais la métonymie amène aussi à l’imprécation, à l’anathème, le réel forclos de son existence fait retour ; lors de ces moments le sujet s’enflamme dans l’accusation exaltée contre le père, sa femme, la société, les juges. Plus spécialement, c’est le père qui est dans le collimateur, – je cite Maleval, « la cause déclenchante de la psychose est à situer dans une conjoncture dramatique qui confronte le sujet à la question du père » (4) ; le rejet du père se traduit par des reproches qui lui reviennent sous forme d’auto-accusations sur son propre sort ; une énonciation par le truchement du père se fait jour : « quand on a profité de ses frères comme mon père l’a fait, il vaudrait mieux se suicider » ; quelques jours plus tard, il lâche une pensée parmi les pensées qui se débinent dans le vide de sa vie et qui le fixe à une certitude qu’après coup s’avère délirante, « je suis mort à vie » ; il exprime ainsi la haine qu’il a pour ce qu’il est et pour ce qui n’a pas pu être ; il pense à l’acte suicidaire pour être délivré de cette terrible souffrance de ne pas pouvoir mourir. La tonalité de ce discours est radicalement négative, le sujet n’a plus alors le masque dépressif qui le protégeait jusqu’alors ; il n’est pas seulement triste ou abattu moralement, mais la composante mortifère se fait jour (5), celle de la honte du père, de la tromperie de la mère, la souffrance de sa sœur et de sa propre lâcheté. Il a passé « ces 4 dernières années à jouer au casino en vain, à dilapider sa fortune et celle du père ».

A propos du père, il rapporte que celui-ci avait honte d’être riche : richesse non méritée parce qu’il avait trahi ses frères qui étaient morts dans les camps de concentration ; le père, qui était le plus jeune de la fratrie avait accaparé les biens des frères avant leur disparition grâce à une modification notariale des registres de l’entreprise familiale ; cet acte devait le marquer jusqu’à sa mort, car il avait la hantise de devoir rendre des comptes aux fantômes des frères ; du coup, il tenta d’effacer la spoliation des frères en construisant son propre capital ; il mit au point un accessoire de costume qui a fait fortune ; en prenant position vis-à-vis de la dette forclose du père, M. K, dénonce un père qui maquille lâchement la perte des frères en jouissance qui n’ose pas dire son mot et M. K. aux prises avec l’objet a du père s’acharne « mort à vie » à écrire cette perte et faire avec l’objet a un trou dans la chaîne du monde signifiant : d’où l’hyperactivité commerciale, la rencontre mortelle avec le jeu, le tout dans l’urgence de l’agir. Mais ces activités ratent leur objectif de le stabiliser et de limiter la jouissance, ne laissant au sujet que l’horizon de se faire, en acte, le fils d’un père qui hait et qu’il hait, la jouissance supplémentaire se retournant sur elle-même. Et c’est dans ce sens que l’acte suicidaire peut se présenter comme une forme de solution, de délivrance.

Il n’en reste pas moins que des mécanismes d’identification se mettent en place dans un processus à double entrée ou suivant la terminologie freudienne : d’un côté le moi coïncide avec l’Idéal du moi et de l’autre il s’identifie à l’objet perdu. Cette dernière est cause d’appauvrissement et d’inhibition alors que la première induit l’état d’exaltation de vouloir être comme le père, père idéalisé par sa réussite et rejeté par sa moralité. Le père a dit aimer le fils, tout en rejetant sa fille, la sœur de M. K. ; avant le mariage, la mère a eu une liaison cachée et le père pour ne pas perdre la face a donné à l’aînée de ses deux enfants, son nom ; il n’a jamais pardonné pourtant à son épouse sa faute, sa jouissance cachée ; notre patient a eu le sentiment qu’il ne fut pas désiré par le père, le père voulait juste avoir un enfant pour prouver à la mère qu’il pouvait avoir sa propre descendance. Père égoïste, psychologiquement absent, adulé mais craint, produisant chez M. K. un manque total d’espoir d’obtenir son amour. – De son côté, la mère humiliait sa fille en permanence et M. K. tirait profit de cette situation ; quand sa sœur était maltraitée, il demandait de l’argent tantôt au père, tantôt à la mère, il obtenait satisfaction mais la jouissance que cela lui procurait l’amenait vers une sorte d’impasse. Spectateur des maltraitances infligées à sa sœur, il se faisait le regard complaisant du péché de la mère ; il se sentait indigne car cette jouissance sadique en faisait profiter le père (6). Cette indignité s’érige en objection à la transmission du phallus paternel par l’absence de symbolisation du désir de la mère dans son désir d’être mère, à savoir que la mère ne réussit pas à transmettre par le rejet de sa fille la fonction paternelle symbolique. Il décide néanmoins de suivre la trace du père ; il se lance « à corps perdu » dans le commerce, il développe les affaires du père outre atlantique, « j’aime le commerce parce qu’il n’y a pas de limites », cet exercice excitant lui fait découvrir le jeu, « sorte de mascarade qui repousse toute limite » ; jeune enfant, son père l’amenait au champ de courses.

Au cours de cette dernière période, plusieurs événements se conjuguent pour M. K. : la maladie du père, puis sa mort, des difficultés financières et puis conjugales qui se soldent par le départ de sa femme avec ses deux enfants vers un autre pays, le conflit avec des associés ; ces événements déstabilisent l’assise symbolique déjà fragile. « La mort du père en fut le détonateur ». Les deuils répétés témoignent d’un moment de vérité, vérité fatale, au sens ou le sujet fait l’expérience de la place qu’il avait ou qu’il n’avait pas pour l’Autre. Devant de telles pertes, le sujet réalise, même s’il ne le sait pas, qu’il est le manque de l’Autre, et identifie son propre vide à celui de l’Autre. Il était son manque et maintenant il s’identifie à ce trou. Il y a un trou de réel et quelque chose d’impossible à symboliser qui le précipite dans la manie, la manie du deuil, de l’objet perdu, témoin du desêtre du sujet qui bascule dans la structure, et vient vérifier ce que Freud indiquait à propos de la mélancolie, à savoir que le parlêtre ne sait pas ce qu’il a perdu ; se déchaîne alors une sorte de désinhibition maniaque où l’identification du moi vidé au père mort triomphe et s’impose sur un surmoi désormais rejeté et laissant la voie à un retour de la pure pulsion de mort. Il se fait alors un « flambeur » compulsif ; il voyage de plus en plus, Las Vegas, Estoril, Bahamas ; il ment à l’entourage, à ses associés ; il décrit l’état d’excitation extrême qui précède les voyages, la haine, les sauts d’humeur, la fuite des idées, il appelle tout cela « la logorrhée mentale » ; ensuite, l’arrivée au « refuge », la table de jeux ; les tentatives de concentration au cours de la partie : « moment divin, d’hyperlucidité, sorte d’extase, où tout mouvement s’arrête, le temps devient infini » ; la partie peut se prolonger, 24h, 48h, 72h, enfin, la chute, la perte, le retour à l’hôtel, baigné de sueur, tremblant, en proie à des idées hypochondriaques, vide, il fixe le plafond, il sent en lui la mort ; il sort de cet état de stupeur lorsque le téléphone sonne et qu’une voix amie, le rassure en lui disant qu’un virement a été effectué pour payer son billet de retour ; à ce moment-là, il éprouve une sorte de nausée, « la haine de soi » , il a accepté de se faire infliger l’humiliation masochiste de se faire rapatrier par un autre, vécu comme intrusif. A propos de ces faits qui se sont répétés plusieurs fois, se déploie alors dans une tonalité persécutrice, un discours sur la relation à l’autre – à son ex-femme, à sa mère, au comptable de l’entreprise ; ce discours représente la tentative de délocaliser la jouissance mortelle hors du sujet lui-même visant à la « fixer » autour du regard de l’Autre, sans parvenir toutefois à l’élaborer tout à fait. Son état s’aggrave. Il est interdit de jeux dans certaines villes, et dans d’autres, il fait la démarche, après de multiples revirements, de se faire interdire l’accès à des salles de jeux ; pour avoir produit des faux comptes, sa mère et ses associés sont obligés de porter l’affaire en justice, il est incarcéré pendant trois mois ; à sa sortie, la psychologue l’oriente vers moi. Cet accompagnement a duré quelques mois, nous l’avons dit en préambule. J’ai été surpris par un style de présentation, tantôt un peu fanfaron, très bien habillé, se tenant droit, le verbe haut, et tantôt, abattu, négligé, affaissé, la voix traînante. Ces oscillations sont devenues de plus en plus sensibles. Après quelques mois d’assiduité, où il a été question des faits que nous avons rapporté, d’autoaccusations, de reproches, combinés à un discours hypertrophié d’amour propre frisant la mégalomanie, il a cessé de venir ; un mois plus tard, la mère m’appelle pour me dire qu’il ne voulait pas sortir de sa chambre ; j’interviens auprès d’un psychiatre, en faisant le nécessaire pour qu’il soit hospitalisé en urgence ; mais l’hospitalisation ne dure guère ; quelques jours plus tard, sa mère m’appelle pour me dire que M. K. a mis fin à ses jours…

En conclusion, le cas de M. K. est paradigmatique des questions du diagnostic et des objectifs que pose la problématique de la psychose lors d’un éventuel traitement. Premièrement, la clinique nous oblige à attacher une grande importance aux phénomènes, à la présentation du symptôme, son enveloppe formelle ; mais aussi à isoler et à repérer les faits du langage. Ce versant signifiant ne peut pas être séparé de ce qui capitonne le discours du sujet, la « métaphore paternelle ». L’état maniaque et l’état mélancolique montrent jusqu’à quel point la chaîne signifiante est altérée ou se désagrège, dans la fuite des idées ou dans le mutisme mélancolique. Le fils informé de la maladie mortelle du père va lui rendre visite, et demande à ce père déclinant mais encore vaillant ce que va devenir l’entreprise, le père lui rétorque, « je ne suis pas encore mort, mais fais comme si tu étais le chef » ; je crois, que cette parole du père a fait disjoindre définitivement le désir et la jouissance que le bâti du fantasme n’a pas pu contenir. Lacan disait que le transfert dans la psychose est un élément déclenchant. Je dirais que la parole du père propulse M. K à répéter l’imposture paternelle, à la matérialiser, voire à l’accomplir ; d’être l’héritier avant sa mort ; par cet acte, le père comptait racheter sa faute de frère, au point de transférer la dette sans payer le prix de sa propre mort ? A cet égard, les tentatives de M. K. à se faire lui-même le père, semblent avoir été des tentatives inefficaces d’élaborer une suppléance.

Pour terminer, si j’évoque ces tentatives c’est pour insister également sur ces moments où le sujet n’est pas en crise ; période que les cliniciens ont nommé « intervalle lucide » ; dans l’état maniaque, le sujet est aspiré comme objet par l’Autre ; alors que dans l’état mélancolique le sujet s’équivaut à l’objet réel ; le symbolique s’émiette dans la manie ou devient une sorte de litanie stéréotypée ; par contre, dans les intervalles libres le « symbolique » semble remis en fonction. C’est peut-être lors de ces moments, de sortie de crise, sans jamais sous-estimer l’automaticité de la psychose, que le clinicien peut se faire le secrétaire de ce que ce type de patients vient déposer.

(1) KRAEPELIN E,  La folie maniaque-dépressive  (1909-1913), Jerôme Millon, Grenoble, 1993

(2) Ibid, pg 24-25 ; cf. « Présentation », par Postel J., et Allen D-F.

(3) Une discussion détaillée sur cette problématique, ARCE ROSS G, Manie, mélancolie et Facteurs blancs, Paris, Beauchesne, 2009, ch. « La mélancolie est-elle une toujours une psychose bipolaire ? », pg. 103

(4) MALEVAL J-C., Folies hystériques et psychoses dissociatives, Paris, Payot, 1981

(5) ARCE ROSS G, op.cit ; p.106 ; Cacho J. « Le délire des négations », Association freudienne internationale, Paris, 1993, pg 128

(6) Une discussion détaillée sur la problématique du père, Cottet S. « L’aversion de l’objet dans les états limites », in Variétés de l’humeur, ss la dir. Miller J-A., Paris, Navarin,