Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’accompagnement dans le médico-social : Un temps d’a-corps dans le désaccord

David LEPAGE

En tout premier lieu, je vous prie d’excuser mon absence. Mademoiselle Brigardis m’avait très aimablement demandé de me joindre à vous avant d’être réquisitionné par l’un de nos partenaires professionnels – le Réseau Handicap de Seine-et-Marne – afin d’accueillir des voisins européens et coordonner des groupes de travail sur la désinstitutionalisation du médico-social ; réflexion déjà amorcée depuis de nombreux mois. Aussi, Mademoiselle Brigardis va avoir pour tâche de présenter mon analyse du lien social, tâche bien délicate puisqu’il s’agit de donner voix à l’écrit de quelqu’un d’autre.
Pour notre première rencontre et afin d’attiser la curiosité et l’appétit général, je serai amené à vous livrer le secret de la réussite de la mousse au chocolat ! Ne croyez pas qu’il s’agit juste d’une fantaisie de ma part, et j’espère que vous en verrez la pertinence. Auparavant, je vais évoquer cependant ce qui me semble être l’instance préalable à toute entreprise d’accompagnement : le corps. Et à travers deux exemples, je vous propose d’envisager tour à tour le rapport entre le corps et la notion de lien puis le rapport entre le corps et la société.
Rappelez-vous de cet épisode biblique, probablement l’un des plus dramatiques, que l’on nomme communément et à tort Le Sacrifice d’Isaac. Si vous avez lu l’intervention de Jacques Lacan du 20 novembre 1963 et connaissez les tableaux du Caravage sur ce thème, vous n’êtes pas sans ignorer que le terme hébreu désignant le soit disant « sacrifice » renvoie littéralement, non au mot français « sacrifice » mais à « ligature ». Nous voyons que le lien est un lien physique, et en latin, ligamen, est un cordon. Si holocauste il y a, ce n’est finalement pas le corps du fils d’Abraham qui est sacrifié mais celui d’un animal. C’est par la force et à son insu qu’Isaac est emmené par son père à la demande d’un autre Père. Ainsi, l’image qui se dégage de cet épisode est bien celle du lien forcé qu’exerce le père sur son fils. En la circonstance, le lien apparaît comme un acte de violence.
Avant de passer au deuxième exemple, il me faut souligner la tendance bien actuelle d’imposer le « lien social » comme issue au mal-être, comme recours thérapeutique, comme pansement à la souffrance dans un climat bien-pensant et unanime sur la réhabilitation du psychotique et la contribution à un apaisement. Dans une conception idéalisée de ce syntagme, il suffirait de mettre le psychotique en présence de petits autres et de les intégrer à des activités pour que le lien social soit opérant. Est-ce là sans doute le moindre que l’on puisse faire, car il faut bien le corps-signifiant de l’autre pour que se jouent l’ensemble des jeux identificatoires et qu’un transfert soit possible. Mais ce corps doit passer par bien des étapes pour envisager un lien humanisant.
Je vous présente un autre Isaac, de son patronyme Rosa, qui en 2008 a écrit un livre intitulé El País del miedo. C’est l’histoire d’un homme dont la société vient à chaque instant nourrir des craintes intimes et pourtant communes, courantes mêmes, telles que croiser une bande de jeunes et avoir peur d’en subir la violence sauvage et débridée, retirer de l’argent à un distributeur et se sentir épié, croire que des gens pénètrent chez soi pendant son sommeil, avoir peur que son fils se fasse kidnapper à la sortie de l’école… jusqu’au jour où la société, à l’instar d’un miroir déformant, donne une consistance réelle à l’angoisse de cet homme en le
plongeant dans une situation où il devient scandaleusement tributaire de son beau-frère pour n’avoir pu assumer ni son statut d’adulte et encore moins sa fonction de père.
On assimile souvent la société à un corps, le “corps social”, comme si chaque individu en constituait une partie. Or, cette métaphore me semble discutable, car comme ce père dans le roman d’Isaac Rosa, le psychotique évolue à la fois dans la société tout en étant délié d’elle, « hors discours » disait Lacan, sans que le fonctionnement de ce corps social soit remis en question.
Dans le premier exemple, nous assistons à la contention d’un corps en vue de son immolation, et dans le second nous en vivons la dérive jusqu’au terme de sa réification, sous le joug de la perversion d’un autre. Dans une prise en charge médico-sociale, comment accueillir ces corps défaits et leur permettre d’advenir en tant que parlêtres ? Pour les uns aucune aliénation n’a pu être possible (les autistes) et pour les autres aucune séparation n’a été permise (les psychotiques).
A travers le corps refusé, non accueilli et le corps concaténé, cadenacé, je vais tenter ce soir de vous livrer mon analyse de l’accompagnement dans le milieu médico-social. Dans ces espaces d’accueil et d’accompagnement, comment ce lien peut-il prendre corps ?
Pour aborder cette problématique, il est nécessaire d’appréhender la réalité des personnes psychotiques et leur inscription dans le lien social. Cette réalité passe avant tout par la manière dont elles vont se représenter leur corps.
La notion d’Image du Corps (IC) nous donne accès à ce champ de ce qui fait que la personne est agie, mais pas fatalement.
Je passe sur 2500 ans d’histoire du corps, présenté comme tombeau de l’âme, du sujet pensant dans un corps animal ou bien du corps-machine, pour situer le corps de l’être parlant comme un corps pulsionnel et historicisé : corps silencieux, corps bavards, corps torturés, corps angoissés, corps défaits, corps morcelés, corps discordants, corps inoccupés, corps délogés, corps absents, corps mourants !
L’IC tout en se construisant, et bien avant la maîtrise verbale, devient le lieu de ce qui se réalisera comme assomption réflexive du langage. Comment naît cette assomption ? C’est par le corps désirant de l’Autre primordial (1) que vont se délier corporalité et corporéité (2). Cette aliénation est nécessaire pour rendre signifiante la relation et en faire advenir une motilité autonome et indépendante. Les mots sont pris dans le corps même et il faut les en dégager. Il y a donc un rôle décisif de la part de cet Autre primordial. C’est sur le tore, que la topologie lacanienne inscrit les tours de la demande et du désir. Dans la concaténation torique, les tours de la demande de l’autre viennent combler le trou du désir de l’un et réciproquement : mon désir c’est que l’autre me demande – ma demande c’est que l’autre me désire… l’UN enchaîné à l’AUTRE. Si par ce lien, on se contente de l’imaginer, on aboutit à l’une des écritures du fantasme ; au contraire, si on le pense réaliser, c’est du délire.
« Avez-vous remarqué les différentes couleurs des voitures que nous voyons sur le parking et pourtant il y a de moins en moins de personne qui porte du noir ! » me lançait sentencieusement l’une (3) des personnes accompagnées par notre Service. Cette remarque est survenue après avoir évoqué sa conception de la pluri-humanité, sa définition des fossiles, son intérêt pour la mathématique quantique sous forme de cantique de la mathématique, la théorie des cordes, sa réflexion et réécriture de la Genèse et ses lectures dont Le Rouge et le Noir de
Stendhal. Animé par sa propre véhémence : « Que peut-on faire pour vous » lui demandais-je, « pourquoi vous me trouvez excité ? » me répond-t-il instantanément, le voilà qu’il se met à « danser comme un troubadour » tout en précisant qu’il peut tout aussi bien faire la démonstration de katas, le geste s’alliant à la parole dans une hilarité crispée. Comme inspiré par ses mouvements du corps, ce monsieur enchaîne ses propos et affirme que ses maîtres à penser sont Aristote, Akhenaton et Abraham. Il partira en me disant que je n’ai rien à craindre de lui et ajoutera : « Je suis quelqu’un de gentil ».
Tels des ricochets, le psychotique donne l’impression de courir après les mots jusqu’à rebondir de signifiant en signifiant dans un semblant de maîtrise du discours avec parfois force de vocabulaire érudit qui ne trouve aucun arrimage, aucun nouage au registre symbolique. C’est le réel du mot auquel le psychotique s’accroche et nous sentons à quel point la question la plus anodine peut être vécue comme une véritable agression. Rien ne laisse augurer du sens et de l’articulation de la pensée sinon une logique, car logique il y a, que l’on retrouve dans Finnegans Wake de James Joyce, qui tournerait sans fin et sans sens, hormis le sens du joui.
Aborder ce qui fait symptôme pour le psychotique comme un mode de jouissance ignoré peut permettre d’en limiter son irruption dans le réel. En effet, s’il n’existait aucun nouage possible de l’insupportable au champ symbolique et imaginaire, s’il n’y avait pas de mode de jouissance alternatif à celui incompatible avec le lien social qu’est le passage à l’acte, à quoi bon proposer un accompagnement médico-social. Le souvenir reste ancré quelque part dans le corps pour ressurgir dès qu’un évènement actuel lui en offre la possibilité. En parler transforme la corporalité du symptôme en mots, le rendant souvent moins nécessaire. Mais ce n’est pas toujours gagné, car la genèse d’un symptôme est extrêmement complexe, faisant appel à des surdéterminations impliquant plusieurs causes.
Un Monsieur (4) de 59 ans nous invite parfois à une heure de voyage à travers la lettre, souvent sans escale, sans trêve, sans répit, et nous inonde de mots. Son soliloque débute et voilà que quelques minutes après, sans aucune alerte de la part de notre cerveau, nous nous retrouvons embarqués dans une autre idée. Difficile de s’apercevoir du moment où ça bascule, d’autant que notre degré d’attention fluctue. On commençait juste à s’installer dans l’idée précédente, mais voilà qu’une incongruité, une bizarrerie nous renseigne, un peu tardivement, d’une rupture. Et nous dérivons vers autre chose dans une ritournelle que nous connaissons bien. Le laisser parler ? Bien sûr ! En psychanalyse on sait que dès qu’on parle un peu, ça fait du bien. Ça fait du bien de déballer ce qu’on a sur le coeur. Pour ce Monsieur, parler ouvre les vannes à une rationalisation de ses douleurs, de ses maux, de ses pensums. Mais comme vous le supposez très justement, c’est toujours l’autre qui en est la cause : « Ah si seulement je me retrouvais en face de ce sale arabe d’infirmier, qu’il retourne dans son pays ce con de juif de chef de service, je vais m’en débarrasser de cette merdeuse de tutrice, et cette garce de caissière, je ne dis pas cela parce qu’elle est noire… et si vous continuez de m’emmerder je me tire une balle dans la tête et j’écris à la Présidence de la République ». Pour autant, les causes inconscientes ne sont pas atteintes. Demain il est fort probable qu’il se répète, et le lendemain ça recommence avec une somatisation constante malgré la pilule américaine de jouvence de son médecin psychiatre tel un moment de douceur dans un monde de brutes.
Maintenant que la difficulté du rapport du psychotique au lien social a été évoquée, la question de l’accompagnement se pose.
Quel accompagnement pour que le lien prenne corps lorsque les « accompagnants » ne sont eux-mêmes pas affranchis de leurs propres représentations et des contraintes institutionnelles auxquelles ils sont soumis ?
Nous rencontrons un jeune homme (5) accompagné de sa mère encombrée de sacs de médicaments de son fils, qui nous demande, dans l’urgence, de faire quelque chose pour elle. Elle venait nous déposer les médicaments et ce qui va avec, son fils. Au cours de l’entretien, ce jeune homme, l’air très convaincu, nous dit qu’il est « schizo-affectif avec des virages maniaques ».
Avec un accompagnement régulier où le travail laisse une part importante à la parole, il importe aussi de porter une attention particulière dans la reconnaissance d’une souffrance comme corollaire d’un symptôme qui s’incorpore dans la chair. Le sujet psychotique est souvent désigné et/ou s’auto-désigne dans les termes d’un symptôme isolé, conçu comme une entité clinique, comme une maladie. L’obstacle à la prise en charge vient souvent des établissements ou service médico-sociaux rarement préparés à accueillir la parole et encore moins la folie d’un semblable. Il suffit de dire d’une personne qu’elle est paranoïaque (6) pour que sans jamais l’avoir rencontrée, la majorité d’une équipe pluridisciplinaire se positionne en défaveur de son accompagnement. Ah le pouvoir magique des mots dans ce qu’ils suscitent en nous et sans que vraiment on sache ce qu’ils veulent dire !
L’enjeu est de taille. Pour l’illustrer, je vous propose la petite pause gastronomique tant attendue : la mousse au chocolat. Vous savez certainement que la réalisation d’une mousse passe par trois étapes principales : monter les blancs en neige, mélanger énergiquement du chocolat fondu et des jaunes d’oeufs et enfin, sans doute l’étape la plus délicate et celle qui demande le plus de patience, déterminante dans la consistance de la future mousse, l’incorporation.
On s’aperçoit que l’incorporation, si elle est destinée à mélanger les ingrédients, l’ajout parcimonieux des blancs au chocolat, doit être fait non pas dans l’idée de fusion instantanée des éléments mais dans un enrobement mutuel de ceux-ci, un enveloppement réciproque.
De cette recette, je dégage trois éléments qui me semblent être fondamentaux dans ce que j’essaie de vous faire sentir : le rythme, l’incorporation et la consistance.
L’avènement d’une Image du Corps témoigne de la façon dont le corps anatomique, le Schéma Corporel (SC) est pris dans un réseau de déterminations relationnelles, affectives, sociales et libidinales. Le SC est la réalité biologique de développement et de métabolisme avec des effets de câblage neuronal et l’IC pose, dans un rapport à l’autre, la question du représentable du corps. Ce qui peut faire dire que l’identité d’un individu ne se pose pas seulement en ces termes « Qui je suis ? » mais aussi « Qui je suis par rapport à l’autre ? »
Cette question trouve ses origines dans l’incorporation, dans la manière dont le corps a ingéré les mots. Le moi « est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface » (7). La vie psychique s’étaye sur les fonctions essentielles de la vie corporelle. « C’est dans l’épreuve que je fais d’un corps explorateur voué aux choses et au monde, d’un sensible qui m’investit jusqu’au plus individuel de moi-même et m’attire aussitôt de la qualité à l’espace, de l’espace à la chose et de la chose à l’horizon des choses, c’est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation avec l’être (8) ». La corporéité désigne le fait d’exister en tant qu’être-corps et le corps ne peut devenir un être individué que dans la mesure où il aura pris place dans le désir d’un autre sujet. Le stade du miroir inaugure cette sorte de projection mentale de la surface du corps par identification. Identification qui pour Freud est « la manifestation la plus précoce d’une
liaison de sentiment à une autre personne » (9). Au cours d’expériences de satisfaction et de non-satisfaction, dans une rencontre entre le corps et le monde extérieur, les traces mnésiques se chargeront de représentations. La corporéité est donc à saisir en tant que forme symbolique du corps et ayant une valeur autre que d’être réductible au besoin. C’est ce qui confère au corps cette portée constituante. Dans Réflexion faite (10), Bion précise qu’une différenciation entre la part psychotique et non-psychotique d’un sujet n’existe pas seulement à propos de l’activité de penser mais aussi sur les plans sensoriel et gestuel. Le corps du psychotique captif d’une image témoigne d’un déficit tragique de sa corporéité, c’est-à-dire marqué par l’échec du processus de psychisation des registres émotionnel et pulsionnel.
Quand je travaillais en IMPro, un jeune homme, Erwan, agaçait passablement une partie de l’équipe éducative. Lorsque ses lacets étaient défaits, il se plantait devant un professionnel et lui disait : « Tes lacets ! ». Incontestablement, cette exclamation rend compte d’une demande de quelque chose à quelqu’un. Mais qui parle à qui ?
D’un point de vue du SC, ce jeune homme ne semblait présenter aucun dysfonctionnement moteur. Cependant des balancements en fente avant, parfois violents, venaient troubler son comportement, et une manipulation d’objets telles que des plumes ou/et des brindilles rectilignes, parasitait son inscription dans le champ social, animé qu’il était par l’effet du branchement sur cet automaton (autŏmătum : mécanisme, machinerie mais aussi mouvements rythmés [acte sexuel]). Cette activité témoignait d’une prise absolue de l’automatisme du signifiant. Du reste, on s’apercevait que l’interruption de l’activité de cette mécanique par une intervention symbolique (une question ou un contact), pouvait lui faire monter de ton dans un NON qui n’était pas nécessairement la réponse à notre sollicitation mais une marque de son mécontentement d’avoir été « sorti » de cette jouissance. D’un côté l’impossibilité et l’angoisse d’être séparé du « code » de l’Autre en tant que signifié de son discours et de l’autre côté la terreur d’être englouti : le ton du NON. Une sorte d’hyper réglage de son comportement donnait l’impression d’être en présence d’un corps confondu avec une consigne.
En attendant, ses lacets ne sont toujours pas faits. « Non ce ne sont pas mes lacets, mais les tiens à toi, et tu dois dire de tes lacets : « Ce sont mes lacets ». Ben oui, c’est bien ce qu’il dit depuis tout à l’heure ! Si de la place de l’adulte il entend tes lacets sont mes lacets, il a raison de dire tes lacets…non ?
Erwan réfléchit, au sens du reflet, l’expression mais de façon totalement désincarnée comme si le Je n’était pas opérant, n’était pas consistant. Le stade du miroir est formateur de la fonction du Je dans la mesure où le Je se différencie du miroir dans une assomption de l’image par sa reconnaissance en tant qu’image. Et si Erwan n’était que le miroir de tous les Je extérieurs et principalement du Je désirant du grand Autre ?
L’expérience analytique nous indique que le stade du miroir est à comprendre comme une identification, c’est-à-dire la transformation produite chez le sujet quand il assume une image et se retrouve restitué dans sa fonction de sujet au moment où le langage dialectise une différenciation entre Je et Tu, entre moi et l’autre. Cette forme situe effectivement l’instance du moi. Mais cette IC ne saurait se réduire à l’image qu’un sujet à soi-disant de son corps, là où il puiserait du moins pour en « dessiner » le contour, dans sa réalité corporelle, puisque cela engage bien davantage tout l’étayage relationnel fondamental de son être au monde. (11) L’IC n’est pas une image scopique mais « une image dans la parole ». En effet, si le « miroir » ne renvoie qu’à du schéma corporel, des effets de discordance se traduisent par l’inévitable contradiction avec le lieu du ressenti, du vécu, le lieu porteur d’une histoire, le lieu-mémoire, l’image du corps. La corporéité a valeur autre que d’être réductible au besoin. C’est ce qui confère au corps cette portée constituante.
Le SC peut être parfaitement intègre, en accord avec les strictes données de la neuro-anatomie médicale et que parallèlement, existe une IC lésée, altérée jusqu’à empêcher toute
possibilité d’échange. Le corps est à la disposition du sujet dans un parfait état de marche, au niveau de l’organicité anatomique et fonctionnelle et en même temps ce corps est empêché, entravé, limité dans sa mise en oeuvre, dans son rapport au monde, son action ou sa relation aux autres.
Est-il souhaitable de persister à répéter ce qu’Erwan répète déjà de nous ?
Au self-service de l’institution, lorsqu’Erwan interpellait nominativement un adulte déjà assis, et disait, debout devant une chaise le plateau à la main comme pour demander l’autorisation « tu peux – ou tu veux – t’asseoir » sans inflexion interrogative, et l’adulte de lui répondre, sans laisser un temps, « Oui Erwan tu peux t’asseoir » n’y a-t-il pas là folie dans cette obstination d’ignorer ce hors-corps ?
Dans son texte de 1932 sur Les différentes instances de la personnalité psychique, Freud écrit : « Par ordre du ça, le moi a la haute main sur l’accès à la motilité, mais il a intercalé entre le besoin et l’action le délai nécessaire à l’élaboration de la pensée, délai durant lequel il met à profit les souvenirs résiduels que lui a laissé l’expérience ». Il y a donc pour nous, professionnels de l’accompagnement, nécessité de reconnaître ce délai pour la pensée, en s’extrayant autant que faire se peut du principe d’action-réaction principalement associé au circuit court de la pulsion.
De même lorsqu’il se présente devant nous avec ses lacets défaits en disant « tes lacets » et que promptement nous les laçons, ou bien nous lui conseillons d’apprendre à les faire, encore à la deuxième personne, si l’on répond comme si nous acceptions tacitement son Je par un Tu, on tue son Je ! On en conforte sa néantisation.
Quand Erwan vient toucher le dos des petits autres à la fois en le caressant et en y exerçant des pressions, il s’assure de la consistance de l’image d’une part mais aussi prend le risque d’aller voir ce qu’il peut bien y avoir de l’autre côté du miroir. Si le psychotique reste adhésif à l’image, l’autiste la refuse.
Dans l’Interprétation du rêve (12), Freud précise que le processus psychique se déroule en général de l’extrémité-perception à l’extrémité-motilité. En attribuant à l’appareil une extrémité sensitive et une extrémité motrice, il trouve à la première un système qui reçoit les perceptions et à la seconde, un autre qui ouvre les vannes de la motilité. Plus loin (13), il écrit que « pour pouvoir modifier d’une manière appropriée à une fin le monde extérieur par la motilité, il est besoin d’accumuler une grande somme d’expériences dans les systèmes mnésiques et de fixer de multiples façons les relations qui dans ce matériel mnésique sont sollicitées par diverses représentations-but ». Ainsi, « rien d’autre qu’un souhait n’est en mesure de mettre l’appareil en mouvement ».
Bien qu’il y ait sujet de l’énoncé, Erwan n’est pas sujet de l’énonciation. Où se situe alors le désir d’Erwan s’il en existe un ?
Il ne s’agit pas d’une simple affaire d’image et de forme, mais bel et bien d’un rapport à l’Autre. La motilité est un rapport intersubjectif entre le langage (verbal, corporel) de la personne et le lieu de l’Autre. C’est dans cette opération que la motilité transforme non pas les choses, mais le sentiment des choses. Notre attention doit porter sur ces instants fugaces comme autant d’épiphanies dirait Joyce, où le corps retrouve son sujet et la parole sa première personne. Dès lors que le rythme imprimé par un élan vital, une envie, s’incorpore, cela favorise une lecture nouvelle de sa propre histoire par la personne elle-même. Et de cette nouvelle consistance, au fur et à mesure, elle prend place dans l’humanité.
Mais bien souvent, cette place est niée. Dans le médico-social, le profond malentendu de l’accompagnement provient du fait que les professionnels attendent la personne là où eux sont et n’imaginent à aucun instant là où la personne pourrait se trouver. Comment la rencontre est-elle possible ? Comment un pacte social peut-il s’édifier ? Un accord entre semblables et pas uniquement entre professionnels et personnes malades. De surcroît, une constante judiciarisation de ce secteur, fait de l’usager davantage un objet de tension qu’un
sujet d’attention ! Il faut dire qu’avec cette notion de bientraitance, les professionnels ont le sentiment qu’il leur faut absolument animer les usagers et les inscrire dans une démarche éducative, sans quoi ils ne seraient pas dans un travail de prise en charge.
Etymologiquement, qu’induit l’accompagnement ? Une présence physique et un objet de partage. Le socius, le compagnon, le cum-panis, celui qui partage son pain, invite à une rencontre entre des corps pour transformer l’aliment en nourriture. Cet échange prend une valeur signifiante et potentiellement langagière lorsque le désir s’y adjoint. Là où le besoin exige d’être satisfait, là où la vitalité biologique est en jeu, le désir est susceptible, lui, d’atermoiements. C’est en cela que ce lien, ou plutôt ce pacte, peut faire défaut, et pas seulement du fait de la psychose. Pour reprendre l’image du ricochet et à partir de la clinique de la psychose, nous constatons que comme le destin tragique d’Echo, le psychotique peut ricocher sur les mots sans se les approprier comme nourriture à partager.
Mais gardons-nous, en tant que professionnels, de ne pas être nous-mêmes l’écho de consignes technocratico-juridiques qui parfois vibrent de concert avec nos pulsions d’emprise.
Avec toutes ces exigences, ces prérogatives et dans une course effrénée du bien faire, le médico-social devient l’endroit où nous assistons à la création du lien social forcé. Comme je l’ai déjà indiqué, il faut occuper les usagers. L’ennui est proscrit et la solitude douteuse. Voir une personne dont les centres d’intérêt la font rarement participer à des activités collectives peut devenir insupportable pour les professionnels. « Comment ? Untel ne souhaite pas participer avec les autres et leur préfère la solitude… mais ce n’est pas normal ça ! ». Mieux vaut être mal accompagné que seul ! Mais cette personne vit-elle cette mise à l’index comme une solitude ou un isolement ? Peu importe, il est sommé de créer du lien à tout prix ! Ça occupe ! Et pendant qu’on se dépense à créer du lien on cesse de penser. Ce sentiment d’être, dans l’organisation de sa vie sous forme de réseau social où le temps et l’espace se dissolvent, donne un fort sentiment d’existence. D’aussi belles pages dans Oberman de Senancourt pourraient-elles encore nous émouvoir ? De son inexorable insistance à mettre en relation les gens entre eux, notamment via les biens-nommés et omniprésents réseaux sociaux, qui font circuler la communication mais évacuent la parole authentique, notre société est en train de vivre une dématérialisation de ce pacte, de cet a-corps.
Au sein des institutions médico-sociales, par ce lien social qui devient un lien occupationnel, le recours aux objets, aux rythmes imposés, aux sons artificiels, à une gestuelle dictée, sont autant de recours parfois en deçà ou au-delà de ce qui peut faire sens, c’est-à-dire dans un sens que l’Autre impose au sujet. Dans cette hyper-symbolisation, le risque est grand de rendre ces pratiques caduques, inadaptées voire aporétiques. Par manque ou par excès de sens pour le sujet. L’important étant de tenir la jouissance de l’autre à distance pour n’en rien savoir.
Pour finir, je rappellerai que chez le psychotique, quand nous évoquons son défaut de lien social, il faut entendre avant tout un défaut de corporéité, à savoir une menace qui pèse dans son lien à l’Autre.
« Il arrive que le psychotique se tue, lorsqu’il entend une voix lui dire : « tue-toi ! ». Mais, s’il se tue, ce n’est pas pour obéir à la voix, c’est parce qu’il ne supporte pas qu’elle le tutoie »i. (14).
Dans le médico-social, le risque d’une réduction du sujet à son symptôme et la volonté de l’en corriger fait entrave au principe de reconnaissance de la dignité humaine. Pour qui veut bien « tendre les yeux », le corps dit quelque chose de lui et la théorie analytique invite à réfléchir non pas sur un objet total, le sujet en train de se construire, mais sur un objet du sujet à jamais perdu. Si la motilité est propre à l’homme, c’est parce qu’elle inclut la marque de la mort comme limite humaine dans une motricité animale. C’est ce qui fait du temps de la vie
une histoire, celle d’un manque et par conséquent d’un désir. Alors que la motricité ne serait autre qu’une adaptation à l’environnement, le corps agissant est un corps signifiant et le mouvement de l’homme prend son origine dans une motilité c’est-à-dire cette capacité motrice immergée dans le désir et marquée par lui. Pour la renaissance d’un désir, l’élaboration d’une demande et « l’aiguillage » d’une pulsion, c’est en faveur d’une restauration de l’instance moïque et d’une transcendance de la relation agressive fondamentale au mirage du semblable (15) que nous avons, en tant que professionnels de l’accompagnement, à oeuvrer.
Merci de votre attention
David LEPAGE
(1) Qui est à l’origine, et par extension qui est indispensable, essentiel en tant que corps d’un petit autre incarnant le grand Autre.
(2) Les travaux sur l’autisme et les enfants sauvages attestent de ce défaut d’incarnation de l’Autre.
(3) Monsieur C.
(4) Monsieur G.
(5) Monsieur L.
(6) Episode avec Monsieur L.
(7) S. Freud, OEuvres complètes, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 2ème édition, p. 270
(8) M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, 2005, Mesneil-sur-l’Estrée.
(9) S. Freud, OEuvres complètes Psychanalyse XVI, L’identification, Paris, PUF, 2ème édition, p. 42
(10) W.R. Bion, Réflexion faite, Différenciation des personnalités psychotique et non psychotique, PUF, 1997, Paris, p. 58 et suivantes.
(11) Merleau-Ponty
(12) S. Freud, op. cit., p. 590
(13) S. Freud, ibid., p. 655
(14) Pierre Naveau, Les psychoses et le lien social, Economica, 2005, p.23