Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’acte et sa triple dimension

Gaëlle BRIGARDIS

Suite à l’intervention de David Lepage, je souhaite évoquer la question de « l’acte dans sa triple dimension : clinique, institutionnelle et politique » (1) .
La dimension institutionnelle concerne notre Service d’Accompagnement Médico-social pour Adultes Handicapés de Melun, qui accueille des personnes de 18 à 59 ans, présentant un handicap psychique, principalement psychotiques et stabilisés, suivi par un psychiatre. Nous nous situons en aval d’un parcours psychiatrique, mais restons décideur de l’intégration d’un usager dans notre file active, qui est actuellement de 45.
Le parcours d’un usager est le suivant : une notification MDPH lui ouvre le droit à un suivi au SAMSAH ; il remplit un dossier de demande de prise en charge ; une partie de l’équipe le reçois en Commission d’Admission et de Sortie ; nous délibérons sur la pertinence d’un accompagnement et la personne y réfléchit aussi de son côté. S’établit alors entre le service et l’usager, un contrat, basé sur le transfert né d’une première rencontre. Celle-ci est venue questionner le désir d’une personne à travailler autour de son projet de vie, avec une équipe lui proposant un accompagnement singulier : c’est un engagement bipartite fondé sur un désir commun à travailler ensemble. Une période d’évaluation réciproque de trois mois débute, puis un bilan du projet d’accompagnement individualisé est effectué au bout de six mois, et tous les ans. La durée de l’accompagnement n’est pas définie à l’avance, mais se construit au fil du temps, jusqu’à nous rendre inutile. C’est pourquoi d’ailleurs notre service n’assure de permanence que jusque 20H.
Nous gardons un cap de navigation et questionnons constamment nos actes, afin de rester en éveil à ne pas être dans cet impératif du lien social et d’une normalisation : considérer le rythme de la personne et ne pas répondre à un autre du social, guide notre pratique. Attentif nous sommes, car le dérapage est si rapide, par la pression des instances du médical et du social, des familles, des financeurs, par nous-même professionnels ayant intégré un certain discours nous centrant sur du rééducatif. Et c’est là aussi où s’inscrit la dimension éthique et politique de notre travail. La position que nous prenons, en nous décalant légèrement de certaines évidences, est nécessaire afin de ne pas perdre de vu le sujet qu’est l’usager.
Nous cherchons donc à faire des liens, à tirer les fils d’une histoire singulière, à nous appuyer sur la clinique et les outils de la psychanalyse. C’est ce qui nous permet nous ajuster et nous coordonner en équipe. Il s’agit donc d’aller vers l’usager, de le chercher là où il est, et lui donner une place centrale dans ce projet : l’aider à y mettre du sens et à se positionner comme sujet. Pour reprendre les termes de David Lepage, « le grand Autre étant hors discours dans la psychose, nous tentons de mettre en place un petit autre, des petits autres. Il s’agit d’accompagner l’usager à avoir une place symbolique dans le corps social ».
C’est aussi élargir le collectif au delà du service, et l’inclure dans le social. C’est aller à la rencontre des citoyens du quartier, créer des espaces de partage où des passerelles permettent le tissage de liens sociaux ou pas, mais laissant une place potentielle au citoyen qu’est avant tout l’usager que nous accompagnons au SAMSAH. Là, la question du semblable évoquée précédemment par David Lepage me paraît importante, car elle vient humaniser l’autre et rendre la rencontre possible. Et cette question s’imbrique avec celle du temps, essentielle dans
notre travail : elle permet de laisser place à des espaces de jeux, et des possibles rencontres, pour une mise en formes, en mots du sujet, pouvant donner sens à ses choix. Le lien transférentiel est singulier à chaque usager : il nous permet de les accompagner dans la création de liens sociaux (au centre social, entres usagers, avec des artisans/des artistes), à renouer avec leur famille, à créer un contact avec une activité.
Cette création est surtout la leur. Et nous avons eu à soutenir celles de Mme A. : nous avons eu à accompagner ses créations inédites, témoins de l’émergence du sujet qu’elle devenait. Cette situation illustre bien la dimension clinique de l’acte. Le suivi de Mme est au début très sporadique, avec des ruptures. Ce n’est qu’au bout d’un an, avec l’appui de ses référentes et des premiers rendez-vous en binôme, qu’une régularité a pu s’installer dans le suivi. Deux choses semble y avoir contribué : la première est la reconnaissance de sa difficulté à passer par la parole (l’usage direct de la parole est trop encombrant ou intrusif pour elle, et cela fait retour dans le réel sur son corps, au point de ne plus vouloir parler) ; et la seconde, est celle du report d’interventions importantes sur le corps, où son médecin vient entendre sa difficulté en cet endroit. J’ai le sentiment là d’une rencontre possible, en ce double point de reconnaissance d’un savoir du sujet.
Cette mise en confiance lui a permis de bricoler quelque chose d’une médiation entre elle et moi, entre elle et son propre corps.
La première solution est celle de rencontres ailleurs que dans un « bureau de psy », où elle se sentait devoir répondre à l’attente d’un dire : des rendez-vous mensuels autour d’une exposition s’organise, puisque fervente amatrice d’art. Nous avons construit ensemble un dispositif d’échanges, permettant que les choses ne soient pas figées pour elle, et qu’elle ne se sente pas obliger de parler de ses préoccupations.
La seconde, est sa trouvaille de l’argile, médium à sculpter, quelque chose d’un corps, d’une forme, d’un bord. Alors qu’elle a pu énoncer une demande à trouver un cours de modelage, ses référentes ont pris ce temps, se sont mobilisées pour l’aider à mener à bien ce projet.
Ainsi, malgré un premier doute, surtout quant à la justification de cet « acte psy » auprès de ma direction, il s’est avéré que les expos sont une médiation extraordinaire pour entendre où se trouve le sujet, lors d’associations libres sur la peinture et ses choix d’expo, lors de confrontations à des situations angoissantes. L’accompagnement de cet étayage laisse émerger sa difficulté dans son rapport à l’autre : à le regarder, à s’adresser à lui (pour prendre un ticket d’entrée, demander son chemin), à émettre une demande plutôt qu’attendre d’être interpelée. Elle peut faire des liens avec son histoire, la maltraitance et les traumatismes subis dans l’enfance, déjà évoqué au début du suivi, mais sans que cela entraine de nouveaux symptômes au niveau du corps. Une exposition sur la photographie et le voyage l’amènera à évoquer l’angoisse que les déplacements lui provoquent. Comme un prolongement rassurant de son propre corps, elle se charge de plus qu’il n’en faut en vacances. Elle semble ainsi garder le contrôle de la situation, évitant toute intrusion d’un autre, ou tout rapport de soumission qu’entrainerait pour elle une dette liée à l’aide de quelqu’un. Car le lien n’est pas perçu par elle comme le « don-contre-don » de Levi-Strauss présentée par Monique Garnier, mais comme un risque de soumission à l’autre : la dette est insupportable.
Le détour par ces questionnements peut faire levier sur son projet individuel, qui est au départ de trouver une nouvelle voie de qualification, pour un travail. Car le travail s’inscrit dans son histoire comme un point central, lui permettant de s’autonomiser et s’extirper du contexte familial. Son incapacité à l’honorer devenait insupportable, lui renvoyant une image très négative d’elle-même et entrainant de graves symptômes dépressifs.
La médiation est un détour évident pour Mme A, afin de travailler quelque chose de son symptôme et de son projet. Celui-ci ne consiste pas à trouver un travail adapté, ni en un foyer, mais à l’accueillir là où elle en est, et cheminer suivant le fil d’une subjectivation, qui passe parfois (ou souvent) par des détours comme ceux-là. Il s’agit là de prendre le temps, pour laisser émerger de nouvelles compétences, des savoir-faire et des envies.
Dernièrement, Mme A. a envie de participer à l’atelier manucure…
(1) Soraya Guemaguema, psychologue à ALEPH Nîmes (Association pour L’Emploi des Personnes