Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Le soin pour tous, sans forcément guérir Voltige autour du gouffre…10eme Journée – Ponctuer un itinéraire dans la psychose

Reine HENAFF

(Sans le joncher ni fuir)

itineraire copyLe point nodal de ce que la psychanalyse nous apprend, celui en tous cas qui m’est le plus précieux, tient à ceci que le Sujet est mené il ne sait pas où, par il ne sait pas quoi, et que pour accéder à cet insu, il doit dire sans savoir. Une tension de la psychanalyse gît dans l’apparente contradiction formelle entre la persévérance de l’insu, qui est son cours, et la construction du savoir qu’elle produit, qui est sa berge.

D’avoir à me plonger dans le dossier de Marcel, ce patient que je côtoie depuis peu, d’avoir la tentation de le questionner de plus près, d’aller le chercher au lieu de le laisser venir, pour avoir plus d’éléments et vous en parler avec précision, et bien, ça m’a parfois plongée dans l’embarras et m’a délogée de la place d’où j’essaye de l’entendre. Il m’est arrivé de penser que les moments difficiles qu’il a traversé cette année pouvaient être une conséquence de ce déplacement, face à ce patient dont tout le trajet est marqué par ce que tous ses interlocuteurs désignent comme « réticence », réticence dont mon propos sera aussi d’articuler une fonction autre que négative.

En tous cas, se pose la question de la torsion entre le savoir dont se soutient tout projet délibéré de transmission et le non-savoir qui soutient la relation dite thérapeutique. Il me semble que cette torsion n’est pas sans rapport avec une autre, qui fait le sujet de la présente table ronde, à savoir comment passer du soin « pour tous », qui peut facilement glisser au soin « pour-tout », sous le signe de l’idéal de guérison, comment passer de là à l’espace du soin pour chacun, qui est un « pas-tout » soin ? Autrement dit, comment décliner le « pour tous » dans le registre du « un par un » ? Je vous dirai donc, comme je peux, le pas-tout-savoir que je ne sais pas.

Marcel fréquente le service depuis l’automne 1998, mais les premières traces de ses difficultés l’ont précédé, il est venu en quelque sorte d’inscrire dans le sillage de son père. Celui-ci, en effet, a été hospitalisé dans notre service à deux reprises entre fin 1996 et début 1997, pour « moment fécond d’une psychose ancienne ».

Le père, originaire du Sud-ouest, est « monté à Paris » à l’âge de 18 ans ½, a travaillé comme technicien dans un service public depuis l’âge de 20 ans, jusqu’à sa retraite en 2009, à l’âge de 55 ans. La mère, originaire des DOM-TOM, travaille dans le même service public, elle est retraitée depuis peu. Le père a 22 ans lors de la naissance de son fils, la survenue de la grossesse ayant précipité le mariage qui, à ses dires, n’aurait pas eu lieu sans cela. Marcel restera d’ailleurs le seul enfant du couple. Les premiers troubles du père apparaissent et les premières consultations ont lieu dans l’année suivante. Il est donc suivi depuis l’âge de 23 ans, en ville, et a été hospitalisé pour la première fois dans le Sud-ouest en 1981.

La famille vit sur notre secteur depuis que Marcel a environ 6 ans. Depuis les hospitalisations du père dans notre service, il est suivi en ambulatoire dans notre CMP. Le tableau clinique évoque une paranoïa sensitive peut-être sur fond de personnalité sensitive de type Kretschmer, associant des traits dépressifs, psychasthéniques et persécutifs, les décompensations semblant être survenues sur un mode principalement dépressif, les idées délirantes (surveillance, malveillance) peu construites se manifestant sur un mode exclusivement imaginatif.

Il n’y a pas eu nouvelle hospitalisation depuis, et le père de Marcel est tout-à-fait stabilisé, si l’on en juge par le fait que le traitement n’a pas été modifié du tout depuis fin 2005.

C’est donc au CMP où il est reçu que le père signale, au printemps 1998, les premiers troubles de son fils, qui est dans sa 22ème année. Il parle d’hallucinations, d’idées de persécution, d’isolement et de refus de s’alimenter. Marcel est reçu par un psychiatre libéral, qui l’adresse assez rapidement sur le secteur.

Les premières notes dans le dossier de Marcel témoignent d’une relative discrétion symptomatique. Il est principalement question des conflits aigus entre Marcel et ses parents. Un traitement comportant du Solian a été prescrit, dont il est noté en janvier 1999, qu’il va être progressivement arrêté. Il est manifeste que l’hypothèse d’une BDA isolée reste ouverte. Il est surtout question des préoccupations de Marcel concernant son orientation, de sa recherche de stage en vue de la validation d’un BTS « Action commerciale » (il est déjà titulaire d’un Bac Pro Commerce).

N’ayant pas trouvé le stage permettant la poursuite de ses études et justifiant la prolongation de son sursis, il part faire son service militaire début mars 99 (il fait partie des dernières classes d’appelés). Le psychiatre qui le suit est préoccupé, et, de fait, Marcel rentre chez lui dans les 15 jours qui suivent, dans un tableau de rechute délirante. Il est envahi par le sentiment de menace qu’il a éprouvé au contact des appelés qui partageaient sa chambrée, et qu’il désigne comme « skinheads ». A son retour chez lui est notée une agressivité croissante envers son père, qu’il traite de nazi. Le père, qui a alerté le CMP, mentionne également les allusions délirantes de Marcel à une agression sexuelle dans l’enfance, pour laquelle il lui en veut.

Il faut ici mentionner quelque chose qui n’est pas noté dans l’observation écrite, mais qui relève de l’observation scopique, à savoir l’aspect physique de Marcel. D’une part, Marcel arbore au moins depuis que je le connais, mais probablement depuis plus longtemps, une coupe de cheveux particulière, le plus souvent dissimulée par sa casquette. Il rase ses cheveux selon une ligne qui suit à peu près la suture entre os frontaux et os pariétaux, ce qui agrandit démesurément son front et lui donne une allure telle qu’en ont les hommes supposés mutants que l’on peut voir dans les films d’anticipation, dont l’augmentation de la taille du cerveau, commencée à l’aube de l’humanité, aurait continué sans limite au-delà d’homo sapiens. D’autre part, Marcel est métis, et ce point qui est visible, n’est pas non plus noté ; à ceci près qu’il y a peut-être un signe, voire un signifiant, qui l’épingle, dans ce qu’il m’est arrivé de dire à Marcel. En effet, ayant été de façon répétée l’auditrice à qui ses mussitations ne s’adressaient pas, pour le questionner sur ce qu’il disait « au papillon qu’il a sur l’épaule », c’est le terme « marronner » qui s’est présenté. Si ce terme désigne bien une manière de dire, entre ses dents, il contient une nuance d’irritation (synonyme : maugréer) qui n’était présente ni dans le dire de Marcel, ni dans la question que je lui adressais « qu’est-ce que vous marronnez ? ». Cependant, le mot est resté. Pourrait-on en faire une marque de ce qui n’a pas été noté : Marcel est marron, son métissage est visible ? Comment cela pourrait-il venir croiser les questions de l’origine et de la race, de l’identité, avec ses points d’ancrage et ses fragilités, questions présentes dans les préoccupations délirantes de Marcel lors de sa décompensation au moment du service militaire (les skinheads, « crânes rasés », le père « nazi » et désigné comme impliqué dans un abus sexuel) ?

Au retour du service militaire, après une amélioration contemporaine du changement de traitement (il ne reçoit plus le même antipsychotique que son père !), et au moment de laquelle Marcel envisage de passer les concours d’entrée dans le même service public que lui (!), le tableau reste fluctuant, marqué par le repli et la claustration, mais surtout la réticence ; les relations conflictuelles avec le père dominent, les éléments de la thématique délirante commencent à se manifester, il est question d’extraterrestres. Il sera plus tard question des dangers, des tortures auxquelles Marcel, ses proches et les équipes de soin sont exposés, dangers que son hospitalisation pourrait aggraver. Çà et là, dans les notes, il est fait mention d’une ébauche de théorie de Marcel : depuis qu’il est petit, ses parents l’ont rendu malade. Des éléments dans son discours donnent à penser qu’il délire depuis longtemps, il parle de conversations avec son chien, avec la télé, quand il était plus jeune. Mais que penser de la temporalité du récit ? S’agit-il du récit au présent de perceptions délirantes qui l’accompagnent dès avant l’éclosion manifeste des troubles ? S’agit-il d’une construction, ici et maintenant, de l’histoire d’un présent insupportable ? C’est indécidable.

De ce qui a précédé l’éclosion des troubles, de l’enfance et de la jeunesse de Marcel, nous ne savons pas grand-chose. Si une anamnèse a été faite, il n’y en a pas de trace, et le moment actuel ne se prête pas à la reprise de la biographie. Les seuls éléments dont nous disposons résultent de la rencontre récente, dans le cadre du travail, de pairs qui ont connu Marcel au cours de sa scolarité, à savoir un brancardier travaillant aux urgences de l’hôpital et un élève infirmier venu faire un stage au CMP. Leur surprise lors de leur rencontre avec Marcel témoigne du changement intense survenu du fait de l’éclosion de la psychose. Ils disent tous deux avoir connu un jeune homme enjoué, sociable, boute-en-train, rappeur, ayant du succès auprès des filles.

Début janvier 2000, Marcel a 23 ans. Une agression sur ses parents conduit à une première série d’hospitalisations sous contrainte : il a cassé le bois de lit et s’en est servi pour les frapper et casser toutes les vitres. Pendant quinze mois d’hospitalisation quasi continue, l’activité délirante, très envahissante, reste peu construite, la réticence reste le signe marquant, avec une négociation permanente concernant la prise du traitement, qui conduira à recourir au traitement retard.

C’est au cours de cette période qu’est faite la demande d’orientation COTOREP.

Au cours des années suivantes, émaillées de plusieurs hospitalisations, Marcel séjourne 4 ans dans un foyer de postcure, 9 mois à la Maison Thérapeutique, puis 3 ans en Appartement Associatif partagé. La « fatigue psychotique » mentionnée dans l’observation, l’envahissement délirant quasi-permanent entravent l’insertion à l’ESAT et rendent vains les autres projets d’aide à la socialisation. Il intègre un nouvel appartement associatif, où il vit maintenant seul depuis environ trois ans, en dehors de notre secteur géographique. Il mène une vie très ritualisée, qui le conduit à fréquenter les différents lieux du secteur : Unité Clinique, CATTP, Maison Thérapeutique, CMP, CIAC. Il reçoit la visite hebdomadaire de l’équipe infirmière qui suit les patients en Appartement Associatif. Il participe à des groupes (piscine, repas, écriture – mais il écrit peu). Sa semaine est rythmée par ce qui s’inscrit dans les soins et par ses visites à ses parents. Les projets de « normalisation sociale », d’autonomisation et d’inscription dans le travail, ne semblent plus de saison. Au regard d’une clinique objective, d’une clinique du résultat, il se chronicise.

Il se chronicise mais ne se stabilise pas. Les observations notent la quasi permanence de l’envahissement délirant, la réticence, l’ambivalence, le refus, rarement entamé, et pour des périodes très courtes, d’accepter un traitement retard, proposé du fait d’une observance irrégulière du traitement neuroleptique.

Mais cette réticence et ce refus des propositions thérapeutiques ne sont jamais perçus dans une dimension d’opposition ou de défiance à notre égard, et les écrits qui le concernent ne portent pas la marque de l’irritation ou du découragement souvent retrouvée quand il s’agit des patients qui résistent obstinément à notre « furor sanandi ». C’est, pour ce que j’ai pu en percevoir quand cela m’est arrivé, un « non » tranquille, peut-être un peu inquiet, mais sans appel, sans explication, sans agressivité, qu’il accompagne souvent d’une parole de reconnaissance adressée au secteur, à telle ou telle structure, à tel ou tel intervenant. Il tient manifestement à notre présence, mais toujours tente de se soustraire à nos demandes, à nos initiatives. En particulier, toute proposition de changement est déclinée avec une sorte de courtoisie un peu discordante, où se conjuguent le « oui » qu’il nous adresse et le « non » qu’il nous répond. L’attachement qu’il manifeste à notre endroit, et qui suscite la réciprocité, s’installe dans la distance qu’autorise la multiplicité des instances du secteur dans lesquelles il transite. Plus encore, il ne vit pas sur notre secteur et a refusé toute proposition d’aide pour trouver un appartement plus près de nos structures de soins ; de même, lorsque cela a été évoqué, un peu sur le mode de la (mauvaise) plaisanterie, il s’est récrié, à sa manière douce et inquiète, contre l’idée qu’il puisse aller consulter au CMP le plus proche de son domicile. Cela oblige à des trajets, le plus souvent en compagnie des soignants, au cours desquels il parle son délire, apparemment absorbé dans sa folie, mais absolument présent à ceux qui sont là, et intervenant dans la conversation qui a lieu près de lui, comme s’il suivait deux lignes mélodiques en même temps, et que périodiquement chant et contre-chant venaient s’inverser.

Pour ce qui est de son délire, il l’adresse à la cantonade : les trajets, les couloirs, les espaces que l’architecture appelle « circulations », les marges des groupes de parole, formels ou informels, les lieux, au sens large, où ça peut être entendu sans être écouté, entendu sans être attendu. De temps en temps, un fragment nous en parvient, quelqu’un a entendu Marcel parler « au papillon qu’ [il] a sur l’épaule ». Mais il garde ça pour lui, il se contient, il contient son délire, autant qu’il peut. Il est vraiment dans une position qui illustre la phrase de Freud « Ils aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes », et la hantise de l’intrusion, qui est une autre constante chez lui, peut rendre raison à la fois de son refus de toute piqûre (injection ou prélèvement) et de sa réticence à nous parler de son délire, à se défaire, à notre endroit, voire à notre profit, de cet objet qu’il fabrique et que nous ne devons pas savoir.

Le contenu du délire reste donc peu accessible ; nous en avons quelques éléments, mais la construction reste obscure. Il est possible, en revanche, de faire quelques hypothèses quant à la position que Marcel y occupe à ses propres yeux, et qui rendrait raison de cette réticence paradoxale qu’il manifeste, paradoxale en ceci qu’elle ménage une place pour le lien puissant qu’il a construit avec le secteur. Ne peut-on, en effet, penser que cette réticence vise à nous protéger des menaces que le délire énonce, voire réalise (au sens qu’il les rendrait réelles), menaces qui interdisent de ce fait que le délire nous soit adressé ? Cela rendrait également lisible la certitude, exprimée par Marcel lors d’une de ses premières hospitalisations, que son hospitalisation aggraverait le danger pesant sur lui, sur ses proches, sur nous, voire sur l’humanité toute entière, comme si accepter les soins devait être considéré comme un abandon de poste. Enfin, cela éclairerait un moment de notre travail commun, dont je vous livre une trace écrite. Il s’agit d’un fragment du courrier que j’adresse à mes collègues, après que Marcel ait accepté d’être hospitalisé :

Au cours de l’entretien, il était extrêmement logorrhéique et il faut bien reconnaître que nous étions au bout d’un certain temps aussi envahis que lui, ce qui a permis une alliance thérapeutique et la proposition d’hospitalisation qu’il a acceptée avec un certain soulagement. Il a été manifeste que cette proposition l’a immédiatement remis dans la réalité puisqu’il s’est instantanément occupé des conditions et des conséquences pratiques (trajet, argent, cigarettes) ainsi que de prévenir ses parents.

Cette « alliance thérapeutique » est passée par une parole, que je ne pouvais dire qu’après avoir été conduite par le patient au bord du gouffre que son envahissement par un délire inaudible ouvrait devant moi, ce qui m’a permis, éprouvant aussi réellement que possible cette fatigue psychotique mentionnée dans différentes observations, de lui proposer en quelque sorte de me secourir en acceptant d’être soulagé. « Rien qu’à vous entendre, je suis épuisée, alors pour vous, ce doit être encore plus éprouvant, ce serait bien d’aller vous reposer à l’hôpital, un peu ». Ce que Marcel, revenant dans la réalité de ce que nous pouvions partager, a immédiatement accepté.

Du secteur, de ce corps institutionnel, Marcel a maintenant traversé tous les membres, tous les organes, et la question de son extraterritorialité (il n’est pas domicilié sur le secteur, mais ses parents y résident) me semble croiser celle de l’espace laissé vide dans la structure du secteur, par le fait que d’un point à l’autre, tout ne se transmet pas. Les synthèses qui nous rassemblent ne sont pas l’occasion d’une totalisation des savoirs dont nous disposerions concernant le malade-objet. Elles sont plutôt l’opérateur et l’opération d’un retissage, qui tient plus du tricot que du métier jacquard, où le même fil se noue, se dénoue, dessine des boucles nouvelles, en passant par les positions mobiles que chaque sujet, engagé dans le travail, vient occuper au fil de son élaboration. Le secteur réalise un maillage géographique, institutionnel et psychique, qui m’évoque ce dont parlait Althusser dans son texte « Freud et Lacan », où il écrit que Freud « avait dû tisser le grand filet à nœuds pour y prendre, dans les profondeurs aveugles, le redondant poisson de l’inconscient que les hommes disent muet parce qu’il parle même quand ils dorment ». Dans la cure du névrosé, ce filet à nœuds ne se tisse que de la parole, parce que corps et parole sont séparables, c’est à dire ni confondus, ni séparés, mais articulés, arrimés, parfois même trop solidement.

Pour un patient psychotique, il n’en va pas de même, en particulier dans la schizophrénie, où la discordance manifeste le caractère plus que problématique de cet arrimage.

Petit détour par la littérature. Mme de Lafayette écrit, dans une lettre à Mme de Sablé « C’est assez que d’être ». Il paraît qu’elle était un peu mélancolique. Ce « c’est assez » peut s’entendre de bien des façons (c’est trop, il suffit, je n’en peux plus, il n’est pas besoin de plus). Je vous ramène cette phrase, parce qu’elle s’est imposée un jour, après un entretien où Marcel s’était montré particulièrement dissocié, entre sa présence compacte, avec la si gentille ritournelle qui le faisait présent pour nous (il nous retournait notre sollicitude), et le dire mystérieux et inaudible, sans bord et sans adresse, qui est le penser où il n’est pas du tout. À moins, au contraire, qu’il n’y soit totalement, dans ce penser, sous l’égide de Parménide : « Le même, lui, est à la fois Penser et Être ».

C’est assez d’être, c’est assez de penser : côté psychose, l’être et la pensée ne s’entament pas l’un l’autre. A quoi on tente de contra-poser qu’il est possible de penser, si de l’être vient à manquer. Là où je pense je ne suis pas, là où je suis je ne pense pas, mais c’est le même je. Pour le psychotique, l’impossible nouage procède du fait que ni l’être ni la pensée ne se laissent ébrécher. J’ai lu une phrase de Maleval, dans un séminaire consacré à la question « Efficacité thérapeutique ou éthique du sujet ? » : « Si le sujet n’est pas le corps, il n’est cependant pas de sujet sans corps ». Je n’ai compris cette phrase que le jour où j’ai eu besoin d’en écrire la négation, négation logique qui s’énonce « Soit le sujet est le corps, soit le sujet est sans corps ». Cela m’a semblé être un énoncé pertinent pour la psychose, et nommément pour la dissociation à l’œuvre dans la schizophrénie, qui s’organise entre la pétrification catatonique du sujet dans le corps et l’existence hallucinatoire du sujet hors-corps.

L’impossibilité d’accéder à du séparable se marque aussi dans le vibrant éloge que, répétitivement, Marcel fait de la vie, comme puissance inentamée de l’être, la vie sans travail et sans argent : plaidoyer qui rend compte de la dimension de torture du travail, du travail en quoi consiste pour lui d’être en vie. L’argent apparaît ici, dans sa fonction d’objet séparable, substituable et échangeable, comme le produit et la transformation de ce qui aura été prélevé sur, je cite Marcel, « l’inestimable valeur de la vie », prélèvement auquel Marcel tente de se soustraire. Il n’est pas dans le système des échanges. Récemment, après l’avoir entendu encore une fois faire cette ode à la beauté de la vie, ode folle si on la rapporte au caractère de plus en plus rétréci de sa vie « objective », on s’est dit que la seule chose qu’on peut échanger avec lui, ce sont des paroles. Et soudain, ça nous est apparu, cette idée un peu délirante : quand il dit deux fois, une fois pour nous, une fois pour ce que j’appelle « le papillon qu’il a sur l ‘épaule », n’est-ce pas une façon de nous parler, sans perdre ce qu’il nous dit (il garde l’original et nous fait entendre une copie, ou l’inverse).

J’ai pensé, en vous écrivant, à propos de ces récents entretiens où Marcel faisait l’éloge du monde et de la vie sans travail et sans argent, à ceci, que la venue au monde nous met à une place où il faut faire l’avance de son travail et attendre le résultat (le lait pour l’enfant qui tête, la note pour l’élève qui planche, le salaire pour le travailleur, la récolte pour le paysan) et qu’à ce compte, la banque finit toujours par gagner (« I owe my soul to the company store », ça doit être ça , la pulsion de mort, vous me direz ce que ça vous dit). Cependant, on y arrive, nous autres, névrosés. Même quand on n’a pas hérité, on a de quoi faire la mise, risquer la mise. Marcel, il ne peut pas. Qu’est-ce qu’il n’a pas reçu ?

Qu’est-ce qu’il n’a pas reçu, ou au contraire, faut-il dire « qu’est-ce qu’il a reçu, en héritage ? ». On ne peut pas ne pas être frappé par plusieurs points : quand ses premiers symptômes se manifestent, Marcel a l’âge qu’avait son père quand lui est né, et cela suit d’un an la première ré hospitalisation de son père depuis qu’il avait 5 ans ; il est hospitalisé pour la première fois à l’âge qu’avait son père lors de l’éclosion de sa maladie; enfin, depuis que Marcel est malade, le père n’a plus eu de décompensation, en particulier il n’a plus jamais été hospitalisé. De quel relais Marcel a-t-il été chargé, de quoi a-t-il hérité ?

Il est arrivé à Marcel, à plusieurs reprises, et de façon absolument non discordante, de dire qu’il était tombé malade au moment et à cause des problèmes de santé de son père. Il est possible de soutenir une hypothèse qui rendrait compte de la position de Marcel, de cette position où il témoigne d’une souffrance dont il ne veut pas être soulagé, témoignage qu’il accompagne d’un cantique permanent qui est le remerciement qu’il adresse à ceux qui entourent sa douleur. Il faut le voir et l’entendre, au sortir d’un entretien où il ne s’est quasiment pas adressé à nous, qui l’avons cependant écouté, lui avons parlé, lui avons manifesté notre présence et dit notre perplexité, il faut l’entendre dire « merci », « merci de quoi ? », « de m’avoir écouté ». L’hypothèse qui rend compte de façon soutenable de la situation, et qui permet d’ordonner une lecture des éléments du délire dont nous disposons, c’est que Marcel est dans une figure christique, que son délire est un délire mystique, et qui plus est un délire compatible avec un des mystères de la foi catholique : le Fils est consubstantiel au Père. Le monde, les proches, les parents, l’humanité toute entière, tout ce qu’il doit protéger du mal, n’est-ce pas la création de Dieu-le-Père, ce père blessé qu’il faut sauver avec sa création ? A moins que les places ne se succèdent et ne s’inversent à l’infini, Marcel, Dieu le Père venant prendre la place de son fils blessé, dans une indistinction des places qui objecte à l’irréversibilité du temps et de l’ordre des générations. En tous cas, cela rend compte de l’amour que Marcel déclare, et de celui, il faut le dire, qu’il suscite. Oui, Dieu est amour, mais le Saint-Esprit  fait défaut !

A partir de là, on peut, si on veut, faire signifier tel ou tel élément du délire, tel ou tel comportement : les extra-terrestres, les skinheads, le père nazi et abuseur, la première psychiatre à l’hôpital, prise pour une diablesse, le lit cassé pour frapper les parents, le laboratoire Nativelle (quel signifiant!), les menaces sur le monde… On peut opérer une « traduction » des symptômes dans l’idiome supposé cohérent du délire. Serait-ce ça, la ponctuation de l’itinéraire avec la psychose ? Ponctuer suppose une grammaire dans laquelle les objets que le délire amasse en désordre peuvent s’organiser en un discours qui puisse tenir, au moins pour deux, et plus si possible… Je vous ai proposé des fragments du délire organisé dans lequel j’essaie d’accueillir ce qui, du côté de Marcel, tire parfois vers la verbigération. Non que j’aie suffisamment eu accès à son dire pour penser en trouver les ponctuations manquantes qui le rendraient lisible. Il y a plutôt un dire-corps qui verbigère et une présence à nous qui cause, qui nous cause, que nous causons. J’aimerais bien causer le Marcel dans le texte, moi qui n’ai pas de souci avec les langues étrangères. Mais lui, c’est dans le corps que je le cause. Un patient, appelons-le « M. Dupont » m’a dit un jour « je suis à l’aise avec vous parce que vous me parlez » et j’ai entendu ce « vous me parlez » comme construit avec un complément d’objet direct « vous parlez le Dupont». Phrase glissante, selon qu’elle penche du côté de la langue « parler le Dupont dans le texte » ou du côté de la lalangue « parler « Dupont » dans le corps ».

La ponctuation (j’aime écrire ce qui s’entend mais ne se dit pas) tisse, comme les nœuds qui changent le fil indifférent en filet, avec sa maille, sa surface et sa texture. Revoici le filet de Freud, et peut-être aussi le filet du Christ, qui emmène je ne sais plus quel apôtre pour, de pêcheur de poissons, le faire pêcheur d’hommes.

Voilà aussi ce que dit Tosquelles, à propos d’Éluard, venu pendant la guerre se réfugier à St-Alban : « il tissait des dentelles de poésie dont il s’enveloppait pour se réchauffer ».
Ce qui me ramène à ce dont vous aurez, j’espère, entendu la place capitale qu’elle tient dans mon travail, à savoir la poésie, la « poïesis », la création.

La question de la lacune comme condition du travail traverse, je l’espère, ce texte un peu compact. Il est en tous cas certain que la « réticence » de Marcel a pour effet, sinon pour fonction, de préserver la lacune. Dans Prose pour Des Esseintes, Mallarmé nous dit que la lacune est ce qui sépare le chacun du tous, et qui préserve l’acte dans sa pureté, à distance de l’engluement dans son résultat, ce qui, dirions-nous, préserve de la confusion entre le dire et le dit. Je vous lis ce passage :

Oui, dans une île que l’air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s’étalait plus large
Sans que nous en devisions.

Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune,
Qui des jardins la sépara.

Je voudrais pour finir revenir sur mon titre, ce fragment du poème « Le Coup de Dés » (encore Mallarmé, mais là sur son versant éthique), qui est venu à mon insu nommer ce qui m’a fait signe chez Marcel.

Voltige autour du gouffre
sans le joncher ni fuir

Dans ce vers, il s’agit de la plume tombée de la toque du « prince amer de l’écueil », Hamlet, celui pour qui Être ou ne pas être toujours fait question.

Avant de trouver mes marques pour ce que j’avais à vous adresser, j’en avais prélevé la partie négative, comme un avertissement, un garde-fou, un garde-corps. Au point où je suis parvenue, c’est l’injonction poétique affirmative qui se fait entendre.

Cet énoncé m’est apparu comme celui qui décrit le rapport que Marcel entretient à sa folie : ni il n’y sombre tout-à-fait, ni il ne s’en écarte. Il est dans sa folie, absolument, mais aussi proche que possible de nous, et sa « réticence » est une réserve, et sa courtoisie propre. Il n’exige pas que nous entrions dans sa folie, et même, il ne le veut pas. Mais ce « Voltige autour du gouffre », je veux aussi l’entendre comme l’injonction que nous adresse Marcel, d’avoir à nous tenir, sur notre côté du gouffre, aussi proches que possible de sa folie, à une distance encore trop grande pour que nous entendions ce qu’il dit à l’abîme qui nous sépare, mais assez proches pour penser qu’il nous parle, et pour qu’il puisse le penser aussi.