Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’Entour comme processus de création

L’Entour comme processus de création

 

Patrick LAURIN

 

 

Je développerai mon propos à partir d’un processus de création d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer. Je l’ai accompagnée en atelier d’art-thérapie, à domicile, durant 9 années. Un accompagnement de cette durée offrirait de très nombreux et longs développements, tant les processus de création furent nombreux. Il y a eu de multiples aménagements des dispositifs mis en œuvre pour s’adapter aux évolutions de la maladie de la personne. Mais à l’instar de notre position en tant qu’art-thérapeute, j’ai souhaité centrer mon propos sur la personne en création – non sur ses symptômes – et j’opérerai un focus resserré sur l’un des processus de création singulier qu’elle mit en œuvre.

 

En préambule, je souhaiterais introduire le terme d’entour. Je l’emploierai comme paradigme dans ce processus créatif. Ce terme m’est apparu lors de cours et supervisions que j’animais à Barcelone en langue espagnol : entorno. Il prit progressivement une coloration singulière. Dans le dictionnaire historique de la langue française, l’origine du mot entour provient d’une réfection au XIIe siècle de « entorn », puis « entur », il est introduit comme adverbe, signifiant en vieux français « tout autour » puis « à peu près ». Au XVIIe, il est employé comme préposition pour « auprès de, autour de, dans l’intérieur de ». Au XIVe « les entours de quelqu’un » équivaut à « entourage ». « À l’entour », détaché, signifiait « dans les environs ». Il a donné le composé alentours, lieux circonvoisins. Son dérivé entourer, désigne le fait de « disposer, mettre quelque chose » autour de quelque chose. Par extension, il s’emploie pour « être habituellement autour de quelqu’un » ; il a pris alors le sens figuré de « s’occuper de quelqu’un, le soutenir par sa présence ». Entourage désignera dès 1776, l’ensemble des personnes qui vivaient autour de quelqu’un ; il s’emploie aussi pour ce qui entoure quelque chose.

 

Ada

 

Anamnèse et début de la prise en charge

 

Ada est née en 1935 dans un pays du Moyen-Orient. Elle appartient à l’une des familles de la haute bourgeoisie de son pays. En 1980, en raison d’un renversement politique et de l’activité de son époux, elle doit fuir le pays avec sa famille, abandonnant leurs terres. Après un séjour en Suisse, ils s’installent en France, entre une ville du sud de la France et de Paris. Son époux est assassiné par des sicaires en 1992 ; En 2003, une maladie d’Alzheimer ou apparentée est diagnostiquée. Elle part pendant un an aux Etats-Unis avec l’une de ses filles et son beau-fils, puis revient sur Paris. Depuis elle vit à son domicile parisien. Elle est très entourée par sa fille qui réside à proximité. Elle bénéficie d’une prise en charge attentionnée à domicile :

  • deux gouvernantes assurent en alternance une présence permanente (jour et nuit) ;
  • séances hebdomadaires avec une orthophoniste ;
  • séances bi-hebdomadaire de kinésithérapie

En 2008, lors d’un entretien avec le médecin gériatre, sa fille témoigne d’un possible attrait de sa maman pour la peinture, après avoir découvert que sa maman s’était mise à dessiner. Le gériatre oriente vers une prise en charge en art-thérapie et lui transmets mes coordonnées.

 

Un accompagnement à domicile en art-thérapie requière un cadre clair et précis. En effet le temps de l’atelier doit s’inscrire dans un espace et un temps symbolique clairement distinct des activités quotidiennes. Il nécessite un espace momentanément dédié à la création. L’atelier aura lieu dans la pièce principale. L’aménagement de l’espace de travail initie la séance. En fin de séance, le rangement signifie matériellement le retour au quotidien. La personne ne vivant pas seule à son domicile, je dois m’assurer qu’il n’y aura pas d’entrée inopinée durant la séance. Bien que les œuvres soient conservées à son domicile, je dois prévoir la confidentialité vis-à-vis des productions : elles doivent être préservées de tout regard extérieur. Les séances s’inscrivent dans une régularité de jour et de durée. Pour une personne souffrant de désorientation spatio-temporelle, les dimensions spatiales (espace défini par son aménagement) et temporelles (durée, périodicité) sous-tendues par ce cadre constitueront des éléments structurants.

 

Nous mettons en place une prise en charge en art-thérapie pour des séances initialement hebdomadaires. Au vu de l’investissement d’Ada dans ses réalisations et des bénéfices qu’elle semble en retirer nous décidons de passer à deux séances par semaine. Un an et demi plus tard, après l’arrêt des séances d’orthophonie, nous passons à trois séances hebdomadaires. Ces adaptations sont faites en relation avec le gériatre et sa fille afin de lui offrir un cadre adapté à l’évolution de sa maladie. Le rythme est ultérieurement ramené à deux séances hebdomadaires, puis la durée de la séance est diminuée à une heure, afin de s’adapter à sa fatigabilité. En huit années, le dispositif d’accompagnement s’est sans cesse transformé, les modalités de création ont été chaque fois réévaluées. L’installation de l’espace de travail et les matériaux ont été modifiés au fil des capacités d’Ada.

 

Dans un dispositif d’art-thérapie, le déclencheur qui ouvre à la création est une donnée importante. Il prend une dimension particulièrement sensible dans l’accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. La formulation verbale d’une proposition de travail peut être un véritable écueil. La consigne initiale, même formulée le plus simplement possible peut ne pas être comprise, et toute proposition qui constituerait un projet encourt le risque d’être oublié dès les premiers gestes. Les mots viennent à manquer, ils perdent leur valeur signifiante. De mes interventions verbales il ne reste plus que la prosodie et l’attention à. Une interrogation non comprise peut-être perçue comme une attente de ma part. Si les termes ne sont pas compris, il y a un risque de placer la personne en échec. Il s’agit dès lors d’inscrire le dispositif dans une instantanéité ouverte, d’être soi-même en réceptivité de l’état émotionnel de la personne, des évènements subtils qui ponctuent une rencontre qui se rejoue à chaque séance. La présence à l’autre, ouverte dans l’ici-et-maintenant, sont les conditions d’une rencontre juste de l’autre. Dans cette relation à trois personne/œuvre/accompagnant l’ouvrage est à la fois trace et réceptacle d’éprouvés, de réminiscences, et de contenus inédits.

 

Premières séances, du contour à l’entour…

 

Ada n’avait pas montré d’attrait particulier pour la peinture ou le dessin. Mais au cours d’un échange avec sa fille, j’apprends que sa mère lui avait confié qu’enfant elle fut initiée à la peinture. Il était courant pour les filles des grandes familles bourgeoises de recevoir une éducation artistique par un maître. Mais l’expérience fut brève et sanctionnée par ce dernier, il lui signifia qu’elle n’avait aucune aptitude dans ce domaine ; elle confiera tardivement à sa fille son regret de ne pas avoir peint.

 

A notre première rencontre, avant la mise en place de l’atelier, elle me montre de nombreux carnets de croquis et des cahiers de coloriage. Les dessins, illustratifs, sont réalisés au crayon de couleur. Dans ses carnets qui sont datés, j’observe le changement dans ses réalisations. Les dessins deviennent moins divers et moins complexes. Elle réalise moins de dessins, puis son activité se porte sur des cahiers de coloriage donnés par ses proches (mais ces ouvrages enfantins sont distractifs mais peu propices à une création personnelle).

 

Du contour à l’entour

 

Première séance : Ada commence par me montrer ses derniers dessins ; ce sera un rituel de début pendant plusieurs séances. Nos premiers échanges seront à partir de ses savoirs faire : des dessins aux crayons de couleurs. Ils restent similaires à ceux qu’elle fait dans la semaine. Les éléments figuratifs sont de l’ordre du signe : une seule forme pour les feuilles, une forme pour les fleurs, un ciel bleu est représenté par une bande plus ou moins large dans le haut de la feuille de papier, etc. Les éléments sont initialement contournés au trait puis coloriés.

 

Plusieurs raisons m’incitent à introduire un changement dans mes propositions :

  • le procédé utilisé par Ada est très proche de son activité de coloriage à laquelle elle s’adonne en dehors des séances. Cette similitude, ainsi que le fait que les ateliers aient lieu à son domicile, m’incite à tenter de distinguer clairement le temps de l’atelier de celui du quotidien.
  • Comment ouvrir vers d’autres modes de création ; de s’éloigner progressivement du trait et du coloriage qui fige la forme dans une représentation « attendue ». Au-delà du remplissage d’une forme définie et cernée, peu de transformations sont possibles.
  • Ada compare souvent ses réalisations actuelles avec des travaux plus anciens. De manière indirecte et diffuse, elle exprime un certain dépit de ce qu’elle ne « sait plus ! » (faire ?).

Le premier changement est minime : le support n’est plus un cahier, mais une feuille libre de format plus grand, fixée sur une planche. (Je prévois l’introduction ultérieure du chevalet dans le dispositif de travail). Il permettra de rétablir les orientations haut/bas dans la représentation).

 

Entour, lieu et parcours

 

Quelques séances plus tard, j’introduis un autre changement, “mine-de-rien”. Je lui propose un nouveau matériau : des pastels gras. Ça reste un outil graphique, mais sa texture et sa pigmentation offre des possibilités tactiles et picturales plus riches que le crayon de couleur. Je lui propose juste d’essayer ce nouvel outil, d’en ressentir le contact sur la feuille de papier. C’est une manière de détourner l’appréhension de la feuille blanche. Elle trace une courte ligne sinueuse. « C’est un chemin » dit-elle, « je ne sais pas où il va ! ». Elle essaie une autre couleur à proximité de la première. J’énonce : « Il y a quelque chose au bord du chemin », « – de l’herbe » me répond-t-elle avec le ton de l’évidence. L’entour du chemin commence à apparaître. Lorsqu’elle semble perdre le fil de sa création, je l’interroge sur la texture de l’herbe (elle effleure la feuille de sa main), j’évoque le bruit des pas sur le chemin (sa craie tapote le papier).

 

La fois suivante, nous commençons la séance en regardant ensemble sa réalisation précédente ; ceci deviendra l’un des rituels de début de séance elle prendra parfois la décision de poursuivre une peinture. Son doigt suit la ligne du chemin et continue sur la planche qui supporte la feuille. Je fixe temporairement une feuille de papier blanc sur le bord droit de sa réalisation. Elle continue la ligne du chemin au pastel : monte-t-il ? Jusqu’où ? Mes questions abordent essentiellement les directions prises par la ligne naissante. Elle la renforce ensuite d’un trait plus épais. Je lui propose de traduire par des couleurs ce qu’elle découvre au fur et à mesure qu’elle avance le long de cette ligne : « lorsqu’elle marche sur le chemin ». Ses interventions ont souvent besoin d’être relancées par de nouvelles questions sur la couleur de tel ou tel élément sur les bords du chemin. Je ne lui présente que quelques craies, afin de faciliter un choix qui pourrait être rendu impossible par trop de diversité ou par la difficulté à nommer une couleur en se la représentant à l’avance. L’extension progressive des couleurs construit les alentours du sentier, « chemin faisant » elle crée un paysage…

 

Les séances qui suivent vont se dérouler suivant le même rituel : démarrage avec la réalisation précédente, prolongation de la feuille par fixation temporaire d’une nouvelle feuille blanche, prolongement de la ligne du chemin, puis déploiement de la peinture à partir des bords du chemin. Je vais progressivement introduire d’autres changements :

– l’usage du chevalet (installation du peintre, mais aussi restitutions des dimensions haut/bas ; Lors d’un dessin figuratif sur table, la perception spatiale place le haut de l’espace représenté loin de soi, le bas est près de soi) ;

– l’utilisation de la peinture acrylique facilite la réalisation d’aplats de couleur plus étendue ;

– Le collage d’éléments photographiques contourne des difficultés de représentation d’objets complexes qu’elle souhaite introduire. Il introduit les transformations des couleurs avoisinantes pour en intensifier la teinte, les éclaircir ou au contraire les assombrir.

Initialement elle ne retouchait ni ne transformait une surface déjà peinte.

 

Lors de cette première phase, le processus initial d’Ada mettait en jeu la ligne qui cerne et définit une forme fermée puis remplie par coloriage. De nouveaux matériaux permettent de nouvelles traces. Les nouvelles sensations tactiles propres aux matériaux, leur mise en lien avec les matières représentées enrichissent une ligne ouverte qui devient forme en soi : un chemin. Les aplats, plus ou moins texturés sont ouverts, aucune ligne ne les cerne ils peuvent s’étendre. Ils constituent progressivement l’entour d’un chemin. Le chemin s’agrandit concomitamment avec son environnement. L’exploration de l’entour de la forme, étayée par des évocations sensorielles tactiles, olfactives, auditives, ouvre à l’exploration de paysages de plus en plus riches et diversifiés. Des fragments de récits à teneur biographiques apparaissent dans son élaboration orale.

 

Lors de la dernière peinture de cette série, Ada est fatiguée. Elle dit vouloir faire autre chose. Elle représente un personnage. Je remarque qu’elle se réfère à la couleur de sa robe pour choisir celle du personnage. La séance suivante, mécontente de l’aspect de la chevelure, elle en augmente la taille. « Elle a l’air en colère », dit-elle. Elle exécute rapidement quelques modifications et s’arrête. Il n’y a rien autour, et aucune intervention n’est envisagée. Je lui propose de découper le personnage. Je dispose les peintures au sol, bout-à-bout, et lui propose d’accompagner son personnage sur le chemin. Elle donne un prénom à la figurine et la déplace sur certains lieux particuliers. Elle commente parfois les raisons de son placement : « là, je crois qu’elle a envie de rester. On a envie de rentrer dans cette maison, les gens y étaient très gentils…». Je remarque que les lieux du parcours où elle dépose la silhouette correspondent aux peintures qui avaient été très fortes lors de leur création. Certains des commentaires reprennent des thèmes qui se révèlent peu à peu comme chargés de sens : la présence de l’eau (élément symbole de vie et de prospérité dans son pays), le bleu du ciel, où les lumières du coucher de soleil.

 

L’entour s’enrichit, il devient un lieu puis « le lieu », il est parcours, un personnage s’y meut. Des prémices d’éléments biographiques de plus en plus précis émaillent l’élaboration verbale d’Ada. L’entour devient à la fois réceptacle et initiateur de sens. Spatialité et temporalité se trament dans l’œuvre. L’enchainement des séances, la mise en place progressive de rituels de démarrage, la succession des œuvres, la transformation ou la continuation des productions précédentes construisent peu à peu un véritable tissage temporel. La rythmique reliant les séances et les œuvres induit une chronologie. L’inscription du temps, ouvre la voie aux réminiscences.

 

Entour et réminiscences

 

La préparation d’un fond monochrome à l’aide d’un rouleau mousse initie le travail. A l’instar du peintre qui prépare un fond, cet acte qui deviendra un autre rituel de début, détourne la problématique de la feuille blanche. Elle choisit la couleur parmi quelques teintes présentes sur la palette. Le déclencheur de création est un collage qu’elle choisit à partir de quelques éléments présentés sur une feuille blanche. Ce sont des fragments de reproduction de peinture ou de photographie. Je les prépare à l’avance par découpage en isolant un élément du contexte narratif de l’image originale : une silhouette, une maison (Je sélectionne des éléments à partir de ses thèmes de prédilection). Ada commence la peinture sur les bords du collage. Le plus souvent, elle reprend une des couleurs présentes sur le fragment et la prolonge sur le fond coloré. Parfois deux éléments sont disposés à distance l’un de l’autre, Ada opère des prolongements de la couleur de l’un des fragments jusqu’à rencontrer le deuxième. Elle crée une sorte de tissage de l’entre-deux. Au départ elle prolonge seulement les couleurs de l’amorce. L’emploi de peinture peu ou pas diluée confère une qualité tactile à la matière picturale. Parfois je nomme les qualités physiques des matériaux qu’elle représente (pierre, sable, nuage, eau…). Lorsque la touche de peinture est sèche elle l’effleure avec les doigts. Au fur et à mesure de la « mise en chair » de l’entour, des mots ponctuent et rythment ses gestes. Ils constituent peu à peu les pièces d’un récit très fragmentaire plus ou moins explicite. Son œuvre lui fait signe, des situations familières, des ressentis et émotions connues font écho en elle. A partir de thèmes devenus récurrents (l’eau, les arbres, la campagne, les paysans, la maison du gardien) des éléments affectifs témoignent et signent des réminiscences. En fin de séance, Il lui arrive de commenter ses réalisations en disant : « ce chemin, il passait par là… », « j’y allais souvent ! ». Avec les troubles spatio-temporels d’une pathologie Alzheimer, cette simple phrase prend une signification aigüe si nous en considérons les dimensions spatiales et temporelles. Je note que ses commentaires ne précèdent jamais l’acte. Ce ne sont pas des représentations anticipées, mais des rencontres.

 

Paul Cézanne : « la nature est à l’intérieur ». « Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas, devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil ».

 

Dans son processus créatif Ada opère une sorte d’alliance entre la peinture tactile et la peinture allusive (termes cités par Rothko dans la réalité de l’artiste). J’émets l’hypothèse que les premières traces (où prime le rapport sensible au matériau lui-même, l’épaisseur ou la fluidité de la peinture, le gras de la craie, le rendu lisse, filandreux, grumeleux de la touche) entre en résonnance avec les matières représentées. Au-delà d’un simple rapport fond/forme, l’entour devient une matière sensible, un espace, un territoire puis un lieu d’échos, susceptible d’accueillir ou de laisser surgir des présences, des réminiscences sensibles.

 

Entour, processus en œuvre

 

La manière dont elle réalise ses œuvres, et l’enrichissement de son expression verbale au fil d’une séance, en dépit de ses difficultés croissantes à trouver ses mots, me permettent de postuler le processus suivant :

  • Préparation du fond

Feuille / fond

  • Collage

chose → objet, « un pont » ; « une maison » → l’objet, « le pont qui … » ; « la maison du

gardien » « il fallait traverser le pont pour aller voir le gardien qui s’occupait de nos terres,

j’aimais beaucoup aller le voir et passer du temps avec lui »

ou

  • Collage

silhouette/femme/homme → une personne, « elle/il » → la personne, « prénom /ma tante

/mon amie / ma fille /… »

« J’étais à ce mariage /…/ où est le mari ? »

 

Au moment de leur choix et du collage sur le fond, les éléments ou personnages sont génériques et anonymes. Leur choix est parfois induit par une couleur, ou une forme. Puis au fur et à mesure que l’entour se constitue, il devient un environnement puis un lieu et un contenant. Le lieu se précise et devient un site précis, la forme devient de plus en plus signifiante jusqu’à être personnalisée et se réinscrire dans l’histoire qui se crée au fur et à mesure, parfois jusqu’à réactiver des signifiants à valeurs biographiques.

 

Entour versus entourage

 

Après trois années, la fille d’Ada me demande si une exposition serait possible. Cette exposition se tiendrait au domicile d’Ada et seuls quelques familiers et très proches seraient conviés. Cette proposition arrivait alors que j’avais déjà constaté que d’autres membres de la famille – d’abord dubitatifs puis intrigués par le fait de savoir qu’Ada peignait – montraient peu à peu un intérêt et une certaine curiosité à l’égard de son travail. Je n’avais pas moyen de savoir si les œuvres rangées dans des cartons à dessin, étaient ou non regardées. Cependant j’avais cru comprendre qu’Ada avait montré quelques fois son travail à l’une de ses nièces lui rendant visite. Elle lui aurait offert l’une de ses peintures. Sortir quelques œuvres du dispositif de l’atelier d’art-thérapie et les déplacer dans un dispositif d’exposition était une manière d’inscrire les œuvres d’Ada dans un autre registre et de ritualiser les regards qui s’y porteraient. La question de l’exposition d’œuvres réalisées dans le cadre d’un atelier d’art-thérapie est une question sensible. En effet le cadre posé initialement stipule que les œuvres ne sont pas destinées à un regard extérieur. La demande n’est pas initialement émise par l’auteur. Quelle est la nature des regards et commentaires qui seront suscités par ses peintures ?

 

Nous aurons plusieurs échanges avec sa fille pour la préparation de l’exposition. Nous tentons au maximum de percevoir si Ada accepte de montrer quelques réalisations. Au cours de nos échanges, sa fille émit le désir de publier une sorte de petit catalogue. Y figureraient quelques œuvres, reproduction d’œuvres accompagnées de poèmes en sa langue maternelle et leur traduction en français. Ada aimait la poésie. Lors d’évènements partagés en famille elle citait parfois quelques vers dont elle avait gardé le souvenir. Au moment de cette proposition, Ada aimait que sa fille lui lise ses poèmes certains soirs avant de se quitter. La réalisation du catalogue ouvrait donc une autre voie, celle d’une « cocréation » entre la mère et la fille. La reproduction des œuvres et des poèmes constituait un objet autre qui pouvait être transmis.

 

Je procède à l’encadrement des œuvres et à l’accrochage au domicile d’Ada. Je suis invité au « vernissage ». En dépit du cadre mis en place, je m’interroge : comment affrontera-t-elle ce moment où elle sera, avec ses œuvres, au centre de la soirée ? Elle est habituée à des relations duelles, comment vivra-t-elle ce soudain surplus de présences à son domicile ?

 

Ses proches font preuve d’une grande délicatesse, il n’y a pas de faux discours ou congratulations convenues, ils ne l’interrogent pas sur ses peintures ? Ils sont simplement présents, parfois touchés par certaines réalisations, souvent étonnés ou surpris. Un catalogue est offert aux personnes présentes ou sera transmis aux proches qui n’ont pu venir. Il prend valeur d’un objet qui circule et porte témoignage. Quelque chose avait changé, un autre regard était possible. Son entourage ne la considère pas qu’au travers de ses pertes, de sa maladie, mais comme l’auteur des œuvres présentes. Celle qui perdait des fragments d’elle-même, entrainant ses proches dans le sillage de son retrait, redevenait sujet, auteur. Ces œuvres à la reconquête de fragments qu’elle tissait entres eux au fil des séances, étaient initialement auto-adressées. Lors de cet évènement, elle les adressait à ses proches comme témoin de son histoire et de son parcours.

 

Dans ce processus de création, l’entour telle une trame fixait et reliait des moments vécus, revécus ou inventés. L’apport parcimonieux et discret d’éléments techniques par ma propre expérience artistique, l’ouverture à la subjectivité de la rencontre de la personne en création, à son œuvre, ont créé les conditions pour qu’un autre sujet advienne.

 

Pour conclure, je rapporterai une courte anecdote, vécue il y a quelques années. J’accompagnais une dame âgée dans un atelier en institution. Sa maladie d’Alzheimer était à un stade très avancé. Lorsqu’elle quittait les séances, au seuil même de l’atelier, elle n’aurait pu témoigner quoique ce soit de ce qu’elle venait de faire et vivre. Je la retrouve une heure plus tard, elle est dans le couloir de l’institution, accompagnée de sa fille. Cette dernière avait entendu parler de moi par le personnel soignant. Elle me salue en disant : « alors, c’est vous le peintre… ». Sa maman, habituellement très mutique et repliée sur elle-même, se redresse, se tourne vers elle, et lui dit : « ah non, le peintre c’est moi ! ».