Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Lexique du déclenchement – 5eme Journée de l’atelier Histoire des concepts

CLEMENT FROMENTIN

8.12.2012 Affiche« Il a pété un câble », « ça lui a tapé sur le système », « elle a complètement dégoupillé », « il a pété un fusible ou une durite », « cela lui a tapé sur le cigare », « il a pris un parpaing sur la tête »…

Autant de locutions populaires qui désignent ce moment si bruyant de bascule dans la folie. Ces expressions imagées disent bien cette dimension de brutalité et connotent aussi une certaine idée du fonctionnement de l’esprit. Un esprit machine qui serait rempli de câbles, de durites ou de fusibles, qui présenterait toujours le risque de se rompre ou de dysfonctionner.
Là où la langue de la rue multiplie les expressions, le psychanalyste n’a guère qu’un seul mot : celui de déclenchement. Ce terme lui-même, s’il a été popularisé par Lacan, vient de la psychiatrie et a une histoire.

Le vocabulaire psychiatrique contemporain est pour une large part issu d’une langue qui s’est construite tout au long du XIXème siècle. Cette situation est d’autant plus vraie en France où la tradition nationale reste encore forte. Des termes comme bouffée délirante, automatisme mental ou psychose hallucinatoire chronique continuent à être couramment utilisés, bien que ceux-ci n’aient pas d’équivalent dans la clinique anglo-saxonne. La psychiatrie doit ainsi compter avec la mémoire de sa sémiologie et cette expression doit se comprendre à partir des deux sens du génitif. Le clinicien se souvient de la sémiologie et la sémiologie se souvient des conditions historiques et cliniques dont elle est issue. Les signes que nous a transmis l’histoire de la psychiatrie et qui servent à ordonner l’investigation clinique actuelle sont inséparables des conditions perceptives et transférentielles qui ont concouru à leur mise en forme. Je vous propose donc d’aller voir un peu plus près cette question du répertoire lexical utilisé pour parler de ce moment de l’entrée dans la psychose.

La psychiatrie classique

Au XIXème siècle, on parle de marche de la maladie, pour indiquer les différentes étapes de la maladie. On parle pour les maladies mentales comme pour les autres maladies du corps de phase prémorbide, de prodromes et de phase d’état.

La phase de début proprement est la phase dite d’invasion. Elle correspond au développement des premiers symptômes, lorsque la maladie n’est pas encore constituée. Cette période d’invasion succède elle-même à la période d’incubation. Incubation, qui vient de cubare « dormir », correspond pour les maladies infectieuses au temps qui s’écoule entre l’époque de la contagion et l’apparition des premiers symptômes de la maladie. C’est-à-dire cette période silencieuse pendant laquelle le germe se développe sans provoquer de manifestations. L’invasion est synonyme de début de la maladie. C’est la période qui précède la phase d’état de la maladie, lorsque les symptômes sont pleinement constitués.

Les aliénistes n’emploient pas de terme spécifique pour nommer ce moment spécifique de l’entrée dans la psychose. Ceci reflète directement un manque d’intérêt spécifique pour cette période de début de la maladie. Ceci renvoie directement à l’opposition aigu/chronique qui pour Magnan et ses élèves (Legrain, Saury) ne fonctionne pas tel qu’on peut les entendre aujourd’hui . L’aigu est constitué par un défaut, comme du chronique non abouti. A l’opposé du « délire d’emblée » (qui deviendra ensuite la « bouffée délirante ») le Délire chronique à évolution systématique est une entité à la « marche » rigoureuse et prévisible. Le Délire d’emblée apparaît comme un ratage, un accident. Il n’est que la production éphémère occasionnelle d’un être prédisposé. L’acuité signifie l’inachèvement, et partant, la propension à la récidive et à la répétition.

Il intéressant que ce vocabulaire, issu de la médecine, soit est utilisé par Freud dans son analyse du cas Schreber utilise. Le rêve de Schreber « d’être une femme en train de subir l’accouplement » est situé dans la période « d’incubation de l’affection » . La transformation en une femme est désigné par Freud comme le « punctum saliens, le premier germe de la formation délirante. »

Ces termes d’incubation, d’invasion, sont donc des emprunts au modèle des maladies infectieuses qui demeure un modèle tutélaire pour toutes les branches de la médecine au cours du XIXème siècle. Pour les aliénistes, c’est la période d’état qui forme l’essentiel de leurs préoccupations.

Le déclenchement en psychiatrie : Clérambault et les constitutionnalistes
Venons-en maintenant à ce terme devenu très courant, surtout employé dans le champ psychanalytique, celui de déclenchement, et qui indique un intérêt beaucoup plus clair pour ce moment de l’entrée dans la maladie.

Les dictionnaires nous apprennent que déclenchement vient de clencher. Déclencher, signifie au sens propre ouvrir une porte en levant la clenche. Au cours du second XIXème siècle, il acquiert le sens de « mettre en route un mécanisme » puis de « provoquer brusquement un phénomène » . On parle de déclenchement des hostilités, de déclenchement d’une guerre ou d’une révolution. Son emprunt en médecine est à considérer dans le succès du développement des sciences techniques et mécaniques. On le retrouve en médecine, en physiologie, à propos du « déclenchement d’un réflexe » par exemple.

En psychiatrie, on ne sera pas étonné de le trouver de façon marquante chez un auteur connu pour son mécanicisme : le Dr de Clérambault, qui l’emprunte lui-même à Benjamin Ball, un aliéniste ayant d’abord été neurologue. Clérambault applique cette mécanique du déclenchement aussi bien à l’automatisme mental (1924) , qu’au délire (1907) , qu’à la toxicomanie (1910) , ou bien encore à la manie (1923) . On remarquera que Clérambault applique le terme indistinctement au délire et à la psychose.

Ce terme de cause déclenchante ou de déclenchement est encore utilisé au tournant des années 1930 par les partisans de la doctrine de la constitution.

Lacan et le déclenchement (paragraphe non abouti)
Contrairement à l’usage qu’on en a aujourd’hui, le terme de déclenchement n’est pas utilisé par Lacan à propos de la psychose. Ce terme de déclenchement est employé 1° pour la névrose ; 2° à propos de l’éthologie, et souligne son caractère imaginaire. Ce n’est que tardivement, à partir du Séminaire III et de la Question préliminaire, que ce terme est employé à propos de la psychose. De façon contemporaine, Lacan continue à l’utiliser à propos de l’éthologie. Lacan en fait donc un usage non exclusif.

En ce qui concerne la psychose, Lacan parle de déclenchement à un moment bien particulier de son enseignement, celui que Milner a pu appeler son « hyper-structuralisme ».
Pour Lacan, « tout laisse apparaître que la psychose n’a pas de préhistoire » . Il indique par là que la psychose ne se situe pas dans le registre de l’évolution ou du processus, comme dans la névrose. Si la psychose n’a pas de préhistoire, c’est que le délire n’est pas déductible de la biographique antérieure du sujet. La psychose se situe dans le registre de la structure, « c’est-à-dire dans un registre où sont pertinentes les discontinuités et les oppositions, et non les passages et les modifications graduelles » .

Le moment du déclenchement permet de lire la vérité de la structure psychotique, lorsque justement les phénomènes élémentaires font apparaître le signifiant non advenu. « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. »
Cette conceptualisation de Lacan tend à faire des déclenchements brutaux un paradigme pour l’entrée dans la psychose. Cette radicalité tend à être relativisée dans la suite de son enseignement. Le concept de « dénouage » puis celui de « débranchement » proposés par JA Miller tendent ainsi à proposer de ce moment logique une vision moins catégorique.

Henri Grivois et la psychose naissante (paragraphe non abouti)
Pendant 30 ans à l’hôtel Dieu, Henri Grivois a développé une pratique spécifique dédiée aux psychoses aigües ou débutantes, qu’il a nommé psychose naissante. Plutôt que de « découper » le patient en symptômes, il a cherché à s’intéresser au vécu du patient et à l’expérience fondatrice de la centralité. Soucieux de ne pas violenter un sujet dont le rapport au monde et à lui-même est en pleine transformation, il a développé une attitude empathique fondée sur un certain respect de l’expérience délirante.

Psychiatrie contemporaine : transition et conversion
La psychiatrie contemporaine s’intéresse à l’entrée dans la psychose : elle étudie la phase prodromique de la psychose. Les études contemporaines montrent que cette phase paucisymptomatique peut dure en moyenne 5 ans. Cette phase prodromale est nommée « état mental à risque » (At Risk mental State). Seules 20 à 40 % des personnes qui sont dépistées vont développer une psychose par la suite.

Cette phase prodromique peut ne pas exister dans les formes de psychose à début brutal. Mais il est généralement admis que cette phase prodromique existe chez 75 % des schizophrènes.

Ce passage entre phase prodromique et phase de la maladie est nommée transition ou conversion. On sera sans doute étonné par ce dernier terme qui renvoie plutôt aux phénomènes de corps de l’hystérie. En fait, ces termes sont de purs anglicismes : conversion en anglais qui veut dire : transformation, aménagement ; et transition, transition.

L’entrée dans cette période à « haut risque », c’est présenter une modification du fonctionnement habituel du sujet, perçue par le sujet mais caractérisée par l’absence de symptômes psychotiques proprement dits (difficultés dans la gestion du stress, vagues de sentiments dépressifs, etc.).

Convenant que le terme de prodrome n’est pas adéquat puisqu’il suggère la survenue inévitable de la maladie, le terme « d’état mental à risque » a été proposé pour désigner les patients qui présentent une augmentation du risque de « transition » vers la psychose sans toutefois que celle-ci soit inévitable.

Cette individualisation repose sur la passation d’échelles telle que la CAARMS. Plusieurs études en imageries cérébrales ont mis en évidence des déviations structurelles, fonctionnelles et neurochimiques. Ces déviations sont similaires à celles observées lorsque la psychose est établie, mais avec une sévérité moindre.

Ce dépistage a évidemment un intérêt pour mettre en place un traitement spécifique lorsque le risque est plus élevé, et surtout de proposer une surveillance accrue. Le but est de réduire au maximum la mise en place d’un traitement neuroleptique efficace.

Pour conclure
Pour conclure ce bref exposé, on remarquera que l’intérêt porté par Lacan à ce moment de l’entrée de la psychose est tout à fait original. Il fait du déclenchement de la psychose un moment de vérité dans lequel se décomposent les éléments signifiants clefs du sujet. Ce repérage est nécessaire dans la mesure où il permet d’envisager un traitement psychanalytique.

Grivois et Lacan ont donc en commun, comme Esquirol d’ailleurs, de réhabiliter la notion de crise qui avait une valeur fondamentale dans la médecine hippocratique, puisqu’elle faisait de la crise, un moment où la réalité de la maladie devenait sa vérité et qui constituait le moment électif de l’intervention du médecin.