Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’institution invisible A l’hôpital et au domicile : l’articulation du soin et du travail social en psychiatrie

Pierre MONTANT

« De la réalité chacun se fait une idée. Dans les discours, scientifique et politique, dans les conversations de tous les jours, nous renvoyons en dernière instance au référent suprême : le réel. Mais où est donc ce réel ? Et surtout, existe-t-il réellement ? De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une seule réalité. En fait, ce qui existe, ce sont différentes versions de la réalité, dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes l’effet de la communication et non le reflet de vérités objectives et éternelles. » (1).

 

Brièvement, en quoi consiste le travail de l’assistant social en milieu hospitalier ? Celui-ci est régi par décret. Le décret n° 93-652 du 26 mars 1993 « portant statut particulier des assistants socio-éducatifs de la fonction publique hospitalière » précise (extraits) :

A l’art. 2 : « Les assistants socio-éducatifs ont pour mission d’aider les personnes, les familles ou les groupes qui connaissent des difficultés sociales à retrouver leur autonomie, et de faciliter leur insertion. Dans le respect des personnes, ils recherchent les causes qui compromettent leur équilibre psychologique, économique ou social. »

« [Ils] ont pour mission de conseiller, d’orienter et de soutenir les personnes accueillies et leurs familles, de les aider dans leurs démarches et d’informer les services dont ils relèvent pour l’instruction d’une mesure d’action sociale. »

Enfin, « ils apportent leur concours à toute action susceptible de prévenir les difficultés sociales ou médico-sociales rencontrées par la population ou d’y remédier. Ils assurent, dans l’intérêt de ces personnes, la coordination avec d’autres institutions ou services sociaux et médico-sociaux. Certains d’entre eux exercent les mêmes fonctions au bénéfice des personnels de l’établissement. »

Les assistants sociaux font partie intégrante de l’équipe pluridisciplinaire et du projet thérapeutique. Cependant « l’AS n’appartient pas au corps des professionnels de santé. Son métier se réfère en permanence à un double champ d’appartenance : le champ sanitaire et le champ social, sa double culture représentant une plus-value dans la prise en charge des patients et dans la coordination avec les institutions médico-sociales. L’assistant social fait ainsi partie de l’équipe pluridisciplinaire. A ce titre elle (il) recueille des informations auprès de la personne suivie ou hospitalisée. Certaines des ces informations sont utiles au soin et peuvent être partagées avec les équipes soignantes. D’autres sont plus strictement liées à l’accompagnement social et n’ont pas à être transmises. » (2).

La loi, le terrain. Autonomie & dépendance(s)

Avec le décret de 1993, le législateur pose quelques grandes lignes qu’il faut appréhender dans le cadre plus particulier du travail de l’assistant social en Centre Hospitalier Spécialisé.

Nous retrouvons en effet à l’article 2 ce qui est un leitmotiv de la formation initiale d’AS : le renvoi à l’autonomie. Autonomie qui, pour rappel vient du grec autos : soi-même et nomos : loi, règle ; soit la capacité de se gouverner soi-même. C’est une norme aujourd’hui, pourrait-on dire, fondée sur l’initiative et la responsabilité. Il s’agit de faire en sorte que les « usagers » du service public retrouvent sinon une autonomie, du moins en acquièrent une, la meilleure possible. En d’autres termes, nous pourrions parler d’accès à la citoyenneté, d’une inscription dans une logique de lien social. Nous essayons de tendre vers un idéal d’émancipation de la dépendance, à la maladie en premier lieu (ce qui est plutôt le rôle du thérapeute), mais aussi aux aides diverses qui, pour la plupart, sont censées durer un temps. Qu’il s’agisse d’une mesure de protection juridique, de l’accès à un logement associatif, d’un accompagnement à la vie sociale en extra hospitalier, d’une allocation, etc., les aides légales ou extra légales sont toujours révisables, et révisées.

Revenons à la dépendance. Le fait est que « dépendre de », que ce soit de quelqu’un, d’une allocation, d’un dispositif, d’une aide sociale n’est pas toujours très bien vécu, que ce soit par les individus concernés eux-mêmes, ou dans les représentations collectives, souvent péjoratives, qui sont accolées à la dépendance. Cela même s’il est difficile d’imaginer pour quiconque une autonomie qui serait totale, absolue. Personne en effet n’est jamais totalement absolument indifférent et détaché d’autrui : en cela l’autonomie paraît toujours très relative. Et paradoxale. Car pour parvenir à être autonome financièrement, matériellement, outre les fortes déterminations sociales du milieu dont on est issu, qui vont influer sur un parcours, il convient de se soumettre des années durant à des impératifs, notamment de travail, de passer des compromis divers, en permanence, qui vous font en effet dépendre, de telle ou telle chose…

L’autonomie reste néanmoins une création de première importance de l’histoire humaine, qui renvoie aussi l’individu à la possibilité « d’un retour réflexif sur soi, de critique et d’autocritique, d’interrogation qui ne connaît ni n’accepte aucune limite »… (C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance).

Pathologie, temps et résistances

Quelques points sont ainsi à éclaircir dans notre pratique. En psychiatrie, cette injonction faite aux travailleurs sociaux en règle générale, AS de secteur, ou de service spécialisé de favoriser tout ce qui permettra le retour, sinon l’accès à l’autonomie (je préfèrerais parler d’exercice de la citoyenneté, qui renvoie à ce qui fait société, fait de nous des débiteurs et des obligés) des patients que nous rencontrons, se heurte d’abord à la pathologie. Une pathologie imbriquée dans une histoire et un environnement particuliers, familial, un contexte social et économique – autant d’éléments qui ne permettent pas toujours de dégager, en un temps x, des perspectives matérielles suffisantes pour envisager cette « autonomie », soit une inscription à part entière dans la cité. Ceci étant, s’il n’est pas possible d’ignorer les grands traits de la psychopathologie, j’essaie de travailler en considérant les patients comme des individus et non des malades : des citoyens d’abord, auxquels je m’efforce de renvoyer une image banale, ordinaire, celle d’un travailleur social qui s’efforce de trouver les leviers susceptibles de faire bouger les choses (en tenant compte toutefois, s’il fallait le préciser, des particularités de la pathologie de chacun).

Je disais qu’il nous faut souvent du temps. C’est que « le réel, cela résiste » disait tel auteur. Or les pathologies en sont, de ce réel, et les moyens mis à la disposition des AS ne sont pas toujours au rendez-vous, en réalité… La réalité du terrain, c’est que nous sommes bien souvent, les travailleurs sociaux, à rechercher des aménagements, des compromis entre les moyens existants et les capacités ou ressources des uns et des autres, rarement illimitées. Or, l’injonction sociale d’autonomie s’accompagne également souvent, en filigrane, d’une exigence de résultat. Il est bon de rappeler que les travailleurs sociaux sont d’abord soumis à une obligation de moyens.

Différentes ressources

Une situation sociale forme un écheveau complexe qui ne se démêle pas simplement. Et il ne serait pas opportun, au nom d’un résultat, de faire entrer les gens dans des cases, comme on dit fréquemment, c’est-à-dire de solliciter telle ou telle prestation parce qu’elle correspondrait à tel profil, sans réflexion préalable. N. Glück montre l’importance qu’il y a à travailler en synergie pour éviter le recours parfois trop précoce à certains dispositifs. Une AAH par exemple peut avoir un côté stigmatisant. S’il s’agit de mobiliser différentes ressources, en termes d’outils (ouverture de droits, accès à des allocations, à des dispositifs divers), et il en est pour lesquelles il n’y a pas à réfléchir longtemps (une demande de CMUC par exemple, lorsqu’un patient n’a pas de moyens et pas de mutuelle), d’autres prestations ou dispositifs cependant sont à discuter en équipe avant d’être sollicités. Il convient également de compter sur les ressources de la personne elle-même, son propre potentiel. Nous essayons autant que possible de ne pas faire à la place de. Mais il arrive fréquemment que nous ayons à nous substituer aux personnes que nous recevons pour des démarches requérant une compétence technique, administrative et/ou juridique que, par définition, n’importe qui ne saurait posséder.

Situation

Comment s’effectue un travail d’équipe, entre médecins, AS, infirmiers, psychologues et d’autres ? Voici une situation que nous avons suivie avec le Dr Andreu.

Monsieur G. est un homme d’une trentaine d’année au cursus scolaire brillant, issu d’une grande école parisienne, disposant d’un bon capital culturel et économique de départ, transmis par son milieu, acquis par les études. Un patient sur lequel, du moins au plan social, il était permis de fonder un espoir de réinsertion économique rapide… Ce monsieur, recruté par des cabinets de conseil prestigieux, après des périodes d’essai qui ne furent pas transformées pour cause de maladie, a été hospitalisé il y a un an environ à Sainte Anne après une décompensation, pour une schizophrénie. Son suivi social a d’abord été assuré par une collègue, en intra hospitalier. Je travaille sur l’extra hospitalier uniquement, en ambulatoire, au CMP. C’est là que j’ai repris la situation.

Ce monsieur, issu d’un milieu plutôt aisé, de la vieille bourgeoisie catholique, a reçu une éducation stricte de la part d’un père autoritaire, très rigide selon différents témoignages. Mon travail a reposé en premier lieu sur des transmissions, faites depuis l’intra hospitalier, reprises dans le dossier social, et par des échanges avec différents partenaires, dont le Dr Andreu…

Ce monsieur était également bien connu d’une assistante sociale travaillant pour une association d’anciens de cette grande école.

Une articulation essentielle dans le travail : les transmissions, car il n’est pas question de reprendre à partir de rien la situation de quelqu’un dès lors qu’elle est connue, a déjà été abordée, et que des démarches ont été entamées : ce serait un non sens.

L’assistante sociale des anciens de cette grande école parisienne, avec laquelle je suis resté en contact pour ce suivi, insistait beaucoup pour que monsieur aille à la rencontre de l’association, pour y rencontrer un conseiller d’insertion, passer des tests et trouver du soutien en vue d’un retour prochain à l’emploi. J’adhérais totalement à son discours, mes collègues aussi. Car si ce monsieur se montrait loquace, très à l’aise avec le Dr Andreu, il fallait bien constater pour ma part qu’il se trouvait dans de grandes difficultés pour résoudre des questions administratives très basiques, liées à la Sécurité Sociale et à des arrêts maladie. Très angoissé par cela, comme paralysé quant à ce qu’il fallait faire, il avait fallu que je l’oriente et le rassure pour régulariser les choses. Mais pour un homme formé à une expertise comptable pointue, ne pas pouvoir régler des aspects aussi triviaux de l’administratif, pour ainsi dire, cela m’apparaissait comme un sérieux handicap en vue d’une embauche…

Pourtant ce monsieur se confiait à son thérapeute, avec qui il se montrait très à l’aise, volubile, pour évoquer sa situation, tandis qu’au regard des difficultés qu’il rencontrait au plan social, il se révélait excessivement réservé, angoissé, presque tétanisé. Chose que je n’ai jamais vraiment pu comprendre. Nous en parlions récemment avec son médecin.

Différents discours, différents niveaux de réalité

Il me paraît ici important de souligner que les différentes dimensions d’une même situation — réalité de la situation sociale, d’un côté, telle qu’éprouvée par le patient, et celle du suivi thérapeutique de l’autre — ne coïncident pas toujours dans la durée du suivi global, pour former un ensemble qui serait harmonieux et cohérent, fournissant ainsi aux membres de l’équipe une vue non moins harmonieuse, et juste, de la situation. Car si nous parvenons souvent à un consensus sur tel ou tel point, cela ne signifie par pour autant que nous ayons affaire à une vérité figée, définitive. « Pas d’image juste, juste une image » disait un cinéaste (3).

Nous nous trouvions ici face à des distorsions de sens induites par le comportement du patient face aux différents aspects de sa situation, distorsions susceptibles de nous échapper. De fait, je ne soupçonnais pas que cela se passait bien avec son médecin. Comme il n’en allait pas de même au plan social, mon diagnostic social, entièrement conforté par le discours de l’assistante sociale des l’amicale des Anciens, était très réservé sur la capacité du patient à rebondir… 

Une distorsion, ou un décalage, dans l’appréhension des éléments de la réalité telle qu’elle se présentait à nous, ainsi que par la présentation qui en était faite à droite et à gauche, et celle vécue effectivement par le patient, nous a ainsi floué sur la direction à prendre.

En effet, pour ce suivi médico-social, suite aux constats établis par cette collègue assistante sociale des Anciens de l’école, nous en étions venus, le Dr Andreu et moi-même, à nous mettre d’accord pour suggérer à monsieur — avec insistance — de prendre rendez-vous auprès de cette association pour se faire aider. Ce qui, in fine, s’est révélé assez éloigné de la direction que cette personne souhaitait prendre pour elle-même ; éloigné de son propre souci, de son projet pour lui-même, et de ses capacités effectives ! Car monsieur, qui avait abondé dans notre sens pour nous faire plaisir en se rendant à un rendez-vous, réussit pour l’essentiel à prendre seul des initiatives, autrement, retrouvant du travail quelques semaines après notre dernière entrevue, sans l’aide des Anciens de son association…

Contraste saisissant avec ce qu’il m’avait été donné de voir lorsqu’il me sollicitait, paraissant très démuni (et il l’était).

Tout semble très bien se passer aujourd’hui pour lui.

Conclusion

Pour illustrer ce décalage de perception et d’analyse d’une situation entre les protagonistes d’une même équipe, ou entre des partenaires, il n’est que de citer le film d’Akira Kurosawa, Rashomon, dans lequel  « une même scène du « crime » se présente en quatre versions différentes après une cascade d’interprétations, de « communications » des différents niveaux de réalité. » (4).

Les perceptions et les analyses d’une même situation et de ses différents niveaux de réalité peuvent nous induire en erreur, selon la manière dont cette situation est présentée, par le patient lui-même, selon l’interlocuteur qu’il rencontre (et de ce que ce dernier va en rapporter et quelle priorité il souhaite voir impulser).

Nous pouvons en effet nous trouver face à des différences de discours, sur un plan social, qui ne permettent pas toujours, et pour cause, et malgré nos synthèses, de disposer d’une vue absolument précise, et juste, de la réalité d’une situation. A moins que ce ne soit plutôt de sa vérité : celle vécue par tel individu en un temps donné, par, et pour lui-même…

« Dans toute vie, écrivait le philosophe Guillaume Le Blanc, il y a une obscurité fondamentale, un noyau de mystère radical qui reste en deçà de la représentation qu’on peut en avoir. »

(1) Watzlawick P., La réalité de la réalité. Seuil, Paris, 1976.

(2) Hallien C.

(3) Godard J-L.

(4) Wikipedia, In http://www.wikipedia.fr