Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’institution invisible

Nathalie GLUCK

La place des assistants sociaux dans les services hospitaliers et ambulatoires de psychiatrie publique m’apparaît, après plus de vingt ans de travail en psychiatrie de secteur, comme tout à fait cruciale, et devant faire l’objet d’une réflexion approfondie sur la pratique et sur les théories qui peuvent nous aider à penser l’articulation de nos interventions respectives et parfois conjointes.

C’est ce qui m’a amenée à proposer un séminaire que j’anime depuis plus de 10 ans avec Mr Fabrice Girard à l’association de santé mentale du 13ème.

Au cours de toutes ces années, nous avons évoqué des cas variés, mais qui concernaient des registres de fonctionnement situés généralement du côté de la psychose ou des états-limites, altérant de manière significative la perception de la réalité extérieure par le patient, et également la continuité des perceptions et des représentations de la réalité, avec des variations importantes au fil du temps, mais aussi des perceptions contradictoires à un même moment, dont le patient paraît souvent ne pas avoir conscience. De là découle généralement une dégradation de la situation sociale, avec une précarité sur le plan financier, professionnel (une récente cohorte française de patients schizophrènes, pathologie qui touche 1% de la population, ne retrouve que 10% exerçant un emploi en milieu ordinaire et 5% en milieu protégé), de logement, ainsi que dans de nombreux autres domaines. Ils n’échappent bien souvent à la grande précarité que grâce à l’aide et à l’implication de leur entourage familial, mais les liens familiaux sont souvent mis à mal par l’agressivité qui découle de la dimension projective de leur pathologie, et se porte en priorité sur les personnes affectivement les plus proches et dont ils sont les plus dépendants. Car il s’agit, sur le plan de l’économie psychique de ces patients, de maintenir avant tout, de manière tout à fait inconsciente et tout à fait contre-productive, le déni de leur pathologie et du handicap qui en découle.

Les situations qui amènent le psychiatre à adresser le patient à l’assistant social sont d’ordres divers : couverture sociale des soins, problèmes de ressources financières, de travail, de logement, d’aide juridique, de famille ; d’autres motifs plus inattendus et pouvant émaner directement des patients : besoin de vacances, aide par rapport à un animal de compagnie…

Couverture sociale : patients hospitalisés n’ayant aucune couverture sociale car n’ayant pas fait les démarches pour les obtenir, ou n’ayant aucune possibilité de couverture sociale (migrants sans papiers par exemple), patients ayant une couverture partielle, et besoin d’un complément (mutuelle, prise en charge à 100% dans le cadre de l’ALD).

Ressources financières : pour ceux qui travaillent : accès aux indemnités journalières en cas de maladie, aux congés de longue maladie, à l’invalidité, à la retraite ; pour ceux qui ne travaillent pas : accès aux prestations d’insertion (RSA), aux allocations compensatrices (AAH, tierce personne) ; mais aussi aide aux règlements de dettes, dossiers de surendettement, recours gracieux pour des impayés, des amendes, déclarations d’impôts.

Travail : aide à la régularisation d’arrêts de travail souvent non déclarés, interface avec le service social et la médecine du travail pour envisager des changements ou aménagements de poste, mutations, mais aussi accompagnement vers l’emploi de patients non insérés au travers du dispositif handicapés (MDPH, ESAT, emplois protégés, RQTH).

Logement : pour ceux qui ont un logement : aide au maintien dans le logement qui peut être compromis par des problèmes financiers (aide à l’étalement de dettes, accès aux allocations logement, aide à la recherche d’un logement plus adapté, mais aussi par des problèmes d’hygiène ou de sécurité (aide à l’obtention d’aide-ménagères, portage de repas, autres assistances à domicile, menaces d’expulsion) ; pour ceux qui n’en ont pas : recherche de logement ou à défaut d’hébergements plus ou moins temporaires (foyers, appartements associatifs, hôtels, familles d’accueil, maisons de retraite). Dans certains cas, la sévérité du handicap lié à la maladie conduira à la recherche d’un lieu de vie adapté, ce qui peut s’avérer un parcours du combattant conduisant parfois à une recherche de solution hors des frontières nationales (Belgique).

Aide juridique : pouvant aller jusqu’à la mise en place de mesure de protection (tutelle, curatelle) quand le patient éprouve des difficultés importantes et durables à assumer la gestion de ses affaires, même avec l’aide de ses proches ou des assistants sociaux, ou lorsque son déni de ses problèmes l’empêche de bénéficier de ces aides ; mais aussi assistance pour l’accès à l’aide juridictionnelle nécessaire pour divorce, problèmes de parentalité, dépôt de plainte, défense en cas de mise en cause judiciaire, de préjudices subis.

Famille : au-delà du patient, l’intervention de l’assistant social peut s’étendre à une action de conseil et de soutien des proches, facilitée par le fait qu’il n’est pas directement impliqué dans la prise en charge soignante ; mais aussi protection par exemple des enfants mineurs d’un patient en difficulté pour les assumer.

Ces différentes problématiques peuvent se rencontrer dans la pratique des assistants sociaux travaillant dans les services de soins somatiques, ou en polyvalence ou dans d’autres cadres, mais elles sont beaucoup plus fréquentes en psychiatrie et le travail social auprès des patients psychiatriques revêt une certaine spécificité. Elle conduit souvent les assistants sociaux à rechercher une formation complémentaire dans ce domaine, au travers de leurs lectures, de séminaires, voire d’études de psychologie ou de démarches psychothérapiques personnelles.

Cette spécificité tient sans doute à plusieurs considérations : le caractère particulier du handicap psychique, le déni de la pathologie, la nature même du travail social.

Le caractère particulier du handicap psychique : handicap « invisible », d’autant plus invalidant de ce fait. Contrairement aux handicaps physiques, sensoriels, ou même mentaux, le handicap lié aux maladies psychiatriques et à la dimension déficitaire de la pathologie psychotique est très difficile à percevoir pour les non-professionnels qui considèrent un peu vite ces patients comme des paresseux abusant de la générosité de la société. Cette perception est paradoxale au regard de la stigmatisation de ces mêmes patients lorsque leur versant productif est sur le devant de la scène, et qu’ils sont considérés comme fous, incapables, et potentiellement dangereux, et rejetés de ce fait par le corps social. Il a fallu ainsi beaucoup de persévérance et de ténacité aux associations de patients et de familles pour faire reconnaître il y a seulement quelques années le handicap psychique dans sa spécificité, et permettre ainsi aux patients l’accès aux droits qui en découlent.

Le déni de la pathologie et de ses conséquences par les patients, ou la difficulté de la mise en relation de la cause et de ses conséquences. Ce déni est relié par certains à la pathologie elle-même (anosognosie conséquence du dysfonctionnement frontal), mais aussi à son caractère socialement stigmatisant, au vécu pénible de la chronicité, de la nécessité de traitements au long cours, circonstances qui n’encouragent pas le patient à se reconnaître comme malade, mais le font plutôt fuir cette réalité et se réfugier dans le déni grâce à leurs potentialités de recours à la pensée magique bien peu entamées malgré le passage à l’âge adulte. C’est ainsi qu’une patiente, hospitalisée sous contrainte pour la nième fois après avoir intempestivement interrompu son traitement, et avoir de ce fait présenté d’importants troubles du comportement sur la voie publique entraînant l’intervention de la police, m’expliquait qu’elle ne peut pas avoir de maladie psychiatrique car Dieu ne pourrait pas permettre une pareille chose, tout en admettant qu’il semble le permettre pour les autres patients du service.

La nature même du travail social qui implique une action pragmatique au travers de connaissances théoriques et de démarches concrètes, mais aussi et avant tout une rencontre interpersonnelle qui prend souvent une valeur psychothérapeutique, que l’assistant social le veuille ou non.

Mais de mon point de vue la plus grande spécificité du travail social en psychiatrie est qu’il est indispensable et incontournable, du moins dans les pathologies les plus sévères, pour aider le patient à maintenir son autonomie au maximum de ses possibilités et améliorer sa qualité de vie ; mais aussi que le travail social peut constituer un levier thérapeutique supplémentaire tout à fait considérable dans la prise en compte et l’acceptation de la réalité par le patient, la levée du déni de la pathologie, et contribuer ainsi à l’alliance thérapeutique et à la meilleure qualité des soins psychiatriques et somatiques.

Au-delà de la dimension psychothérapique possible de la rencontre du patient avec le travailleur social comme avec les autres intervenants soignants de la prise charge, dimension qui n’est pas recherchée en soi et peut mettre mal à l’aise l’assistant social qui s’appuiera alors sur la supervision et le travail en équipe pour pouvoir rester dans ses objectifs et ne pas renforcer un éventuel clivage fréquemment induit par ces pathologies, l’efficacité thérapeutique du travailleur social tient à plusieurs considérations : le caractère « déstigmatisant » de la rencontre avec l’assistant social, la possibilité de faire accéder le patient à des « bénéfices secondaires » de sa maladie, l’approche « latérale » de la réalité extérieure contribuant à sa prise en compte progressive.

Le caractère « déstigmatisant » de la rencontre avec l’assistant social qui lui permet de s’identifier à une personne « normale » ou souffrant de n’importe quelle maladie non psychiatrique, et de ce fait attirant plutôt la compassion que l’ostracisme, grâce à la perception généralement positive de l’image de l’assistant social dans la population générale. Actuellement l’assistant social n’est plus perçu comme le principal recours des nécessiteux, mais aussi comme celui qui peut aider chaque citoyen confronté à la complexité administrative du système français et à la précarisation à laquelle chacun peut être confronté du fait de la crise, la mondialisation, ou autres fléaux plus vagues et généraux aidant le patient à se sentir « comme tout le monde ». Ceci est généralement très précieux pour aider le patient à « supporter » l’idée de la maladie et de la nécessaire prise en charge psychiatrique, un effet pervers possible peut cependant être que le patient choisisse dans le « panier » de prestations du système de secteur psychiatrique de retenir uniquement le travail social, et de laisser tomber le reste. Les assistants sociaux en psychiatrie savent bien qu’ils sont fréquemment obligés de rappeler aux patients qu’ils n’interviennent qu’au bénéfice des patients effectivement suivis, et qu’en cas d’interruption des soins l’intervention sociale n’est plus de leur ressort mais de celle d’un autre système (polyvalence, travail, sécurité sociale).

La possibilité qu’il détient de faire accéder le patient à diverses prestations qui peuvent prendre la valeur de bénéfices secondaires de la maladie et contribuer ainsi à son acceptation. C’est par exemple le moment où un patient, allocataire du RSA, mais se heurtant au fil du temps à l’impossibilité de s’insérer professionnellement, acceptera de demander une AAH, acculé par les difficultés financières et, motivé par le différentiel significatif de ces deux prestations, et pourra ainsi accepter de se reconnaître handicapé et que son incapacité à trouver un emploi rémunérateur n’est pas uniquement due au fléau du chômage endémique, à la mauvaise volonté des employeurs ou à l’incompétence de la classe politique, mais aussi à la maladie handicapante dont son psychiatre lui parle depuis longtemps sans parvenir à le convaincre véritablement. On voit là l’importance du travail en équipe et de la nécessaire synergie entre le psychiatre et l’assistant social pour éviter des effets pervers comme l’accès trop précoce à cette prestation qui viendrait démotiver un patient ayant des capacités d’insertion encore possibles, et qui bénéficie encore d’aides extérieures le préservant d’une trop grande précarité. La stratégie d’action sociale doit donc être coordonnée avec les impératifs et le moment de la prise en charge psychiatrique afin de contribuer à lever le déni et non à le renforcer si la prestation arrive à contretemps. C’est ainsi qu’un patient en rupture de soins m’a récemment expliqué percevoir l’AAH au titre « d’argent de poche » alloué par le corps social pour lui permettre d’exercer une activité non rémunérée de psychanalyste, dont il avait reçu la formation en fréquentant auparavant un hôpital de jour, de fait en tant que patient. Ce patient était par ailleurs logé aux frais de ses parents, et mangeait fréquemment chez eux, ces repas étaient l’occasion d’altercations de plus en plus violentes car il se sentait agressé par eux, et même menacé de mort et avait esquissé un geste très violent à l’encontre de son père ayant finalement amené son retour dans les soins par le biais de l’hospitalisation sous contrainte.

L’approche « latérale » de la réalité extérieure au travers du miroir que l’assistant social lui tend, qui montre au patient les aspects pertinents pour lui de cette réalité, ceux qui font sens pour lui, peut permettre ensuite la prise en compte d’autres aspects de cette même réalité par contiguïté, ou en s’appuyant sur une part de logique encore préservée. Cette approche latérale permet au patient « d’apprivoiser » la réalité, ceci est à rapprocher de la description que fait F. Pasche de l’approche indirecte du patient psychotique par le thérapeute dans son travail sur le mythe du bouclier de Persée. On peut évoquer ainsi l’exemple d’un patient schizophrène présentant également une problématique transsexuelle, demandant l’intervention de l’assistant social pour obtenir la modification de son état civil, et y renonçant finalement en prenant conscience que cela l’obligerait à renoncer au lien de filiation paternelle avec son enfant, et de là en venant à dire que cette question de son identité sexuelle erronée qui occupait jusques là tout le champ des entretiens psychiatriques, contribuant au déni de la maladie schizophrénique, n’était finalement « pas si importante que ça ».