Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Obligations de soins, continuité et discontinuité – 9eme journée

AFFICHE-25-0912 RUPTURE Gabrielle ARENA

 

Parler de la continuité en médecine renvoie immédiatement à la continuité des soins aux patients,   règle incontournable et absolue. Je rappelle l’article du Code de la Santé Publique « la continuité des soins aux malades est assurée quelles que soient les circonstances » (L’article L6315-1). Lorsque le médecin se dégage de sa mission de soins pour des raisons professionnelles, il doit indiquer à ses patients le confrère auquel ils pourront s’adresser en son absence.

Ce souci de continuité est au cœur même de nos pratiques. Cette continuité fait parfois défaut du seul fait de la pathologie du patient qui refuse de reconnaître sa maladie et les soins qui lui sont proposés. La loi récente du 5 juillet 2011 sur l’hospitalisation sous contrainte répond à ce souci de continuité des soins, puisqu’elle préconise des soins sans consentement étendus à l’ambulatoire.

La rupture renvoie à l’arrêt du traitement ou de la prise en charge, redoutée par les équipes soignantes et leurs familles, qui s’occupent de ces patients dont la gravité des troubles nécessite des traitements constants au long cours. La loi du 5 juillet 2011 proposée répond à cette demande, en étendant les soins sous contrainte hors de l’hôpital.

Néanmoins, si cette loi paraît soucieuse du soin, si elle semble ouvrir des portes aux traitements pour le malade, respecter sa personne, en élargissant le rôle accordé au juge des libertés et de la détention, chargé de contrôler la légitimité des mesures de soins sans consentement, elle introduit à sa façon une première rupture dans la prescription de l’hospitalisation. Que penser d’une loi qui demande au juge son avis sur l’hospitalisation temps plein d’un patient sans son consentement ? Cette loi, par l’introduction du juge, confusionne les rôles entre psychiatrie et justice. On sait qu’elle a été élaborée sous le coup de l’émotion suscitée par des faits divers graves, notamment à Grenoble.

Il faut cependant distinguer les soins sans consentement qui sont traditionnels en psychiatrie (seule discipline à les pratiquer), des soins pénalement ordonnés.

 

  1. Rappels : pourquoi les soins pénalement ordonnés ?

 

La peur ancestrale n’est plus seulement celle du fou, et surtout du fou criminel, mais celle du pervers sexuel, du violeur, du pédophile, classée au même rang, histoires inimaginables et insupportables.

Face aux violences infligées aux femmes, aux enfants, la psychiatrie, une fois de plus, est convoquée, soit pour donner son avis au moment du procès, soit pour prendre en charge le déviant, le « monstrueux », le criminel, « l’anormal et l’amoral ».

Le pervers placé sous l’œil des caméras n’en finit plus de nous révolter et de signifier le mal absolu. Les peines de prison ne peuvent avoir aucune fin, en témoigne récemment la sortie de prison de Michèle Martin, femme de Marc Dutroux, et le tollé que cela a provoqué dans la société. La haine et l’abjection demeurent intactes pour les proches des victimes et pour l’opinion publique en général, même lorsque le sujet a purgé plusieurs années de prison. Aucune rédemption n’est possible.

 

« Surveiller et punir » avait dit Foucault3, notre époque croise ces deux verbes à l’infini : Punir ou soigner c’est la question posée par le juge à l’expert.

Punir et soigner, c’est le problème qui se pose très souvent en prison avec les détenus

(bouffées délirantes, tentatives de suicide, psychotiques …).

Avec les auteurs de violences sexuelles, les déviants en général, nous sommes dans le punir, le surveiller et le soigner (injonction de soins), parfois le soigner malgré lui, et le soin comme mode de surveillance ou comme peine principale !!

  1. S’occuper de délinquants sexuels ? Un changement, une rupture   et cela a commencé en prison

 

Les soignants exerçant en milieu pénitentiaire ont travaillé à ces changements. Leur souci humaniste a été non pas de retirer les chaînes des détenus, comme Pinel, mais de remodeler la figure du violeur et de l’agresseur sexuel, et de proposer des soins et des mesures d’accompagnement de ces sujets pour déconstruire la figure du monstre et éviter la récidive. Issues des travaux de Claude Balier, des réflexions des commissions santé/justice, la loi du 17 juillet 1998 a vu le jour. Cette loi prévoit des suivis socio-judiciaires avec injonctions de soins. Son originalité vient du fait qu’elle est née sous l’impulsion de réflexions de soignants.

 

  1. A. En prison le processus débute par l’incitation aux soins

 

«Incitations aux soins», L’obligation de soins ou l’injonction de soins ne sauraient s’exercer en prison, sauf à accepter le principe de la double peine. Quel sens peut prendre cette « incitation » ?

– le traitement a pour but la mise en œuvre d’un début de travail psychique, permettant au sujet une réflexion sur son passage à l’acte, sur ses relations interpersonnelles, sur son fonctionnement mental et enfin sur son histoire. Les ruptures dans le suivi existent dès la prison : – la qualité des soins dépend certes du thérapeute, mais aussi de leur durée, de leur continuité. On le sait, en prison, l’accès aux soins n’est pas toujours aisé, et surtout les transferts réguliers des détenus, le départ de professionnels viennent rompre le suivi engagé.

 

 

 

  1. De la prison à la sortie

 

A la sortie de prison, l’application du suivi socio-judiciaire comporte une obligation de soins. Si un expert le décide, il faudra se soumettre à une injonction de soins. La poursuite en ambulatoire doit s’inscrire dans une continuité. En fait il n’en n’est rien. Il existe une première rupture ou discontinuité entre l’offre de soins en prison et en milieu ouvert.

  1. C. Rupture de soins entre le dedans et le dehors :

 

En pratique, on déplore une importante perte d’information, entre la prison et la structure d’accueil à l’extérieur qui va recevoir la personne sous main de justice.

Il existe peu de passage ou de transmission entre le psychiatre ou psychologue de la prison et le psychiatre traitant. On constate un véritable déficit de relation et de liaison avec le sanitaire (pour pallier à ces difficultés, nous avons, au Centre Ressources d’Ile de France Nord-Est, élaboré une fiche de liaison CPIP/Soignants, avec un groupe de travail pluridisciplinaire).

 

 

 

3 Foucault Michel « surveiller et punir » Ed. Gallimard, février 1975.

 

Au moment de la sortie de prison, l’orientation des personnes sous main de justice se fait sur des structures de soins classiques. Les soins pénalement ordonnés sont pris en charge dans les structures relevant de la psychiatrie générale (CMP de secteurs). Et les psychiatres, et les équipes soignantes ont vu leur pratique se complexifier et « être contraints » d’aborder un domaine qui leur était totalement inconnu, avec une nouvelle clinique, celle de l’agir et de la transgression.

 

 

III.   Les soins hors des murs, rupture dans l’offre de soins traditionnels :

 

L’arrivée des auteurs de violence sexuelle sur les secteurs de psychiatrie publique.

Cette arrivée s’est faite de façon totalement non préparée, avant même l’installation en

2007 des centres ressources régionaux pour intervenants auprès d’auteurs de violence sexuelle4.

Alors que les auteurs de violence sexuelle peuvent être accueillis dans les établissements pénitentiaires spécialisés pour infractions sexuelles, en milieu ouvert rien n’a été prévu, et l’offre de soin n’est pas spécifique. Les psychiatres des secteurs de psychiatrie générale5 ont reçu tant bien que mal les auteurs de violence sexuelle, intégrés dans la file active habituelle de leur consultation, avec le sentiment très fort de ne pas répondre correctement à la demande.

On était dans la situation suivante : des personnes pénalement obligées qui n’avaient aucune demande de soin, et des psychiatres, et des équipes soignantes qui n’avaient aucune envie de les recevoir.

Comment engager des soins avec un individu qui n’est pas demandeur ? Que dire à ces sujets des traitements que nous pouvons proposer ? D’ordinaire ceux-ci répondent à la demande de mieux-être ou de soulagement de la souffrance. Or, ces sujets ne se plaignent de rien.

Du côté du sujet : le déni, la minimisation, la banalisation des actes transgressifs commis. Certaines personnes nous disent « je préférerais faire plus de prison plutôt que de venir ici pour voir un psy ». Les soins sont toujours douloureux, encore plus lorsqu’ils sont imposés.

Du côté des soignants, difficultés pour engager des soins : les prétextes évoqués étaient l’absence de demande, l’incurabilité du sujet pervers, l’absence d’empathie, le contre-transfert plus que négatif par rapport à des histoires inentendables, et   des crimes irreprésentables notamment sur enfants.

S’y ajoutent, la méconnaissance de la clinique des auteurs de violence sexuelle et le refus de s’y intéresser, et enfin la méconnaissance des rouages de la justice.

Dans ce contexte, plusieurs psychiatres ont fait part de leur incapacité à prendre en charge ces sujets, quelques-uns ont demandé de l’aide, un certain nombre est resté franchement hostile et a rejeté toute idée même de participer à la prise en charge de ces sujets. Ainsi on assiste, dans des CMP, à plusieurs variables :

– Certains soignants s’autorisent ouvertement à ne pas prendre en charge ces sujets. Nul n’est censé ignorer la loi. Il faut croire que dans ce domaine on a pu entendre leur demande.

 

 

 

 

4 « L’accompagnement des professionnels du soin », Soins psychiatriques n° 267 – Dr Gabrielle ARENA, mars‐

avril 2010.

5 « Enquête sur les obligations de soins en Seine‐Saint‐Denis EPS de Ville Evrard», Docteur Gabrielle ARENA & Docteur Frédérique MARETTE, L’Information Psychiatrique, vol. 83, n° 1 ‐ janvier 2007.

 

– D’autres professionnels les ont inclus dans leur consultation, en restant du côté de la rencontre sans interroger les passages à l’acte transgressif (illusion du soin).

– Parfois, certains au contraire, sont devenus en quelque sorte, les spécialistes de la prise en charge des agresseurs sexuels, dans un très grand inconfort ou un malaise.

 

 

  1. Que peut-elle proposer sur le plan thérapeutique ?

 

Soigner les auteurs de violence sexuelle c’est bousculer les représentations historiques par rapport à la violence sexuelle.

On connaît le long cheminement pour changer l’histoire des mentalités et permettre au discours des femmes et des enfants abusés d’émerger et être considérés comme victimes.

Parler de soigner, de prendre en charge les auteurs constitue une rupture. Elle vient se cogner   aux frontières du tolérable. Pour la société actuelle, il faut punir, sanctionner, surveiller les délinquants sexuels, soigner les victimes, mais sûrement pas les auteurs !

Sauf à penser qu’il s’agit de « malades », mais là encore ce n’est pas si simple !

La reconnaissance des violences sexuelles est une chose récente, la recherche autour des comportements déviants encore plus.

Chesnais6 en 1980 fait remarquer : « le viol est incontestablement l’une des plus graves manifestations de violence que le femme puisse subir au cours de sa vie (…) chose étrange, comme s’il s’agissait d’un phénomène dérisoire ou comique, le sujet demeure tabou. La sociologie, l’histoire et même la psychanalyse l’ignorent ; la recherche universitaire est muette sur le sujet » (Chesnais, « histoire de la violence »1980).

Ces propos sont dépassés actuellement, car des psychanalystes brillants, comme Claude Balier, s’y sont intéressé, et ont théorisé sur les comportements violents.7 Mais les résistances demeurent très fortes.

Peut-on éradiquer la perversion, modifier la personnalité ? Difficilement…

Beaucoup de délinquants ordinaires ou sexuels sont des désadaptés sociaux graves, dans le sens où ils n’ont pas intégré les valeurs éducatives nécessaires à la vie en société, règles élémentaires pour vivre ensemble, en famille ou dans la cité. Les comportements violents et agités, les incivilités, l’irrespect pour autrui, sont le lot quotidien de cette population, et ce, souvent, depuis l’enfance. Ils n’en sont pas pour autant des malades mentaux.

Le travail avec eux n’est pas un travail classique de prise en charge psychothérapeutique ; il ne s’agit pas de soigner ces sujets, mais de les accompagner dans une réflexion sur leur passage à l’acte, sur l’éprouvé de la victime, sur les règles qui définissent le vivre ensemble, etc.

C’est ce qu’il faut expliquer aux magistrats ; nous sortons du soin ordinaire pour nous concentrer vers une approche autour des actes, des comportements, des conduites avec autrui en société.

 

  1. V. Rupture des objectifs premiers de la loi de 1998 concernant la prévention et la répression des infractions sexuelles

 

 

 

 

6 CHESNAIS Jean-Claude « histoire de la violence », Paris Ed. R. Laffont, 1981.

 

7 BALIER Claude, « psychanalyste des comportements violents », Coll. Fil rouge, Ed. PUF,

1988.

 

Aujourd’hui, cette loi pensée pour les auteurs de violences sexuelles   a fait l’objet de renforcements législatifs importants qui vont de lois relatives au traitement de la récidive des infractions pénales, jusqu’à une augmentation de la liste des infractions pouvant relever d’une injonction de soins.

La loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs a rendu quasiment systématique la mesure d’injonction de soins, et celle-ci a vu son champ s’étendre à tous types de violences. Nous, soignants, n’avons pas été conviés à ces nouveaux élargissements (violences, destructions de biens, actes de barbarie, …). Le modèle suggéré a fait en quelque sorte « tâche d’huile ».

Mais à l’impossible nul n’est tenu. S’il a été, à un moment donné, possible d’expliquer comment les actes pédophiliques, les agressions sexuelles s’inscrivaient dans l’histoire du sujet. S’il a été possible de rappeler la place fondamentale de la sexualité, il est plus difficile pour les psychiatres de soigner tous les obligés de la chaîne pénale et du parcours judiciaire ayant commis toutes sortes de violences (sur des biens, sur des personnes, ou tout simplement des escroqueries).

A ce jeu-là, la psychiatrie ne pourra probablement pas sortir indemne de toutes ces confusions, et il faut appeler un délinquant un délinquant, et comment faire pour ne pas le retrouver dans la même salle d’attente que les autres patients, ni sur le même banc que les auteurs de violence sexuelle ? Comment faire entendre au magistrat la différence d’approche ?

 

 

 

Conclusion

 

Magistrats et thérapeutes subissent tour à tour une forte pression sociale, surtout en cas de récidive. Devant tout fait social se pose la question de la responsabilité, de la punition, de la prévention et du soin mis en place. Nous devons rappeler que ce sont les sujets auteurs de violence qui sont en obligation de soins et non les soignants, et que ceux-ci ont droit à l’erreur. De plus, notre souci n’est pas d’éviter la récidive délinquante, mais de permettre au sujet de réfléchir sur ses actes. Nous devons rester dans une logique de soins, dans une continuité éthique.

Les soins sans consentement sont-ils possibles chez des sujets qui n’ont pas de maladie mentale ? Faut-il saisir les délinquants et leur administrer de force des traitements hormonaux ou extirper leurs fantasmes déviants ?

Obligation de soins ou injonction, ces termes juridiques viennent rappeler, renforcer le discours sécuritaire ambiant. Ils rappellent le caractère forcé, contraint de cette rencontre entre la personne placée sous main de justice et le soignant. Ils renforcent la peine elle-même et parfois la réalité qu’ils recouvrent est plus mal vécue que la prison.

Pour les soignants, très sensibles aux termes et aux discours, ces appellations sont souvent irritantes et ils manifestent leur mécontentement soit par un rejet, soit par une résistance passive.

Enfin, les ruptures ont-elles un sens ? Si les soins s’inscrivent dans une continuité, lorsqu’ils s’interrompent, en psychanalyse, on s’interroge sur le sens de cet arrêt. La rupture s’analyse dans le transfert. Sa répétition questionne. Certains patients refusent d’avancer, restent attachés à leurs symptômes. Le refus d’avancer est aussi important que la demande. On ne peut pas contraindre un individu à changer. On se heurte à son désir, à ses résistances.

Les fantasmes aussi se répètent, souvent décrits par Freud (compulsion de répétition, névrose d’échec.) Cette répétition est nécessaire au sujet pour continuer d’exister, il en tire réassurance et jouissance (dans le sens d’être vivant).

 

Continuité et discontinuité s’interprètent, elles ne sont ni forcément opposées, ni le signe d’une aggravation de l’état de la personne. Or, avec les soins pénalement ordonnés, toute rupture peut renvoyer le sujet en prison, ou bien prolonger son obligation de soins. Nous sommes dans des logiques et des registres différents.

Il y a des limites à notre travail : gardons notre logique de soignant qui s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, centrés sur l’individu et son histoire. Et pour ce faire, nous sommes dans une continuité d’exigence, à savoir qu’il est très difficile de travailler sans une demande de l’individu et un minimum d’adhésion. Alors seulement, les soins imposés peuvent être une chance pour le sujet et une occasion unique d’y accéder. Sans ces principes, nous risquons de devenir rapidement des auxiliaires de la répression pénale.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

« Enquête sur les obligations de soins en Seine-Saint-Denis EPS de Ville Evrard»,

Docteur Gabrielle ARENA & Docteur Frédérique MARETTE, L’Information Psychiatrique, vol. 83, n° 1 – janvier 2007.

 

« L’accompagnement des professionnels du soin », Soins psychiatriques n° 267 – Dr

Gabrielle ARENA, mars-avril 2010.

 

« Création du Centre Ressources Ile de France Nord Est pour Intervenants auprès des auteurs de violence sexuelle », Colloque « Les délinquants sexuels et l’obligation de soins », Association Française de Psychiatrie, 22 novembre 2008. Coll. Fil rouge, Ed. PUF, 1988.

 

« Enquête sur les obligations de soins », actes des journées RIVE, colloque Réflexions Institutionnelles de Ville Evrard, avril 2006. Docteur Gabrielle ARENA & Docteur Véronique DAOUD, psychiatres, avril 2006.

 

BALIER Claude « Psychanalyse des comportements violents » – Coll. Fil rouge, Ed. PUF,

1988.

CHESNAIS Jean-Claude « histoire de la violence », Paris Ed. R. Laffont, 1981. FOUCAULT Michel « surveiller et punir » éditions Gallimard, février 1975.

 

Loi du 5 juillet 2011, hospitalisation sous contrainte.

 

Loi n° 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs.

 

Loi n° 2007-1198 du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs.