Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Parler plutôt que tout casser

Flavia HOFSTETTER

Monsieur F. est venu pour la première fois à Intervalle-Cap du Week-end il y a trois ans et demi. Depuis, il y vient régulièrement. Lors du premier entretien, il parle de ce qui l’incite à consulter : « ses idées noires : idées de suicide ou de meurtre ».

Il est alors âgé de 40 ans, vit dans un foyer, duquel il se plaint car il n’a pas d’intimité et doit surveiller ses affaires. Il est sur le point d’entamer les démarches administratives afin d’obtenir un studio.

Je vais brièvement expliquer le fonctionnement d’Intervalle : il s’agit d’un centre d’accueil psychanalytique qui, en raison de son dispositif, permet d’accueillir et de traiter l’urgence, le réel de la jouissance chez des sujets parmi les plus exposés aux ruptures du lien social. C’est un lieu de proximité, à côté, différent de l’hôpital et des services d’urgence psychiatrique, auxquels nous ne cherchons pas à nous substituer. Ceci est parti du constat d’expérience que des personnes pouvaient se présenter dans des situations dites d’urgence ou de souffrance psychique qui n’appelaient pas forcément une réponse pharmacologique ou médicalisée. A Intervalle, il n’y a pas de prescription de médicaments.

Quelles sont les particularités de ce dispositif ?

Tout d’abord, le centre d’accueil est ouvert uniquement le week-end, samedi et dimanche de 10h à 19h. Pour beaucoup de personnes ce temps du week-end souvent consacré à la famille, aux amis, aux loisirs, est un gouffre où l’absence, l’éloignement de l’Autre, l’impression d’être banni du monde ordinaire sont majorés. Le vide du week-end peut se traduire par l’angoisse, les idées suicidaires, l’errance, l’alcoolisation, les passages à l’acte.

Deuxièmenent, Intervalle-Cap est un lieu relais. Il offre une espace-temps différent de la semaine, qui fait pause, scansion du temps limité aux samedis et dimanches, en contrepoint du reste de la semaine, ce qui permet justement d’inscrire une continuité temporelle, une continuité du lien à l’Autre. Le centre d’accueil se propose ainsi comme un lieu-relais, lieu-refuge contre l’isolement et l’errance du sujet.

Troisièmement, les personnes peuvent se présenter sans avoir pris rendez-vous, ils viennent de leur propre initiative, par le bouche à oreille.

Enfin, une autre disposition très particulière à Intervalle : d’un week-end à l’autre et même du samedi au dimanche, les accueillants se relaient et changent. C’est une permutation aléatoire, il n’y a pas un planning programmé avec un roulement de présence des accueillants fixé une fois pour toute. Une personne qui vient à Intervalle une première fois, ne va pas forcément rencontrer le même praticien si elle revient un autre week-end, ni pouvoir calculer sa présence prochaine. Mais je dois dire que si le praticien n’est pas toujours le même, la série des intervenants n’est pas non plus infinie. Une vingtaine d’accueillants. Le transfert s’opère donc au lieu et à l’ensemble des praticiens.

Intervalle offre donc un accueil immédiat, sans prise de rendez-vous, pour un public difficile, en grande précarité.

Enfance

Monsieur F. a été abandonné par sa mère après la naissance. Il a été placé en famille d’accueil où il reste jusqu’à l’âge de 16 ans : Il s’agit d’un couple de personnes âgées dont la femme est souvent malade et le mari alcoolique.

Monsieur F. a un lien ambivalent avec sa mère adoptive, celle de la famille d’accueil (décédée). Elle aurait été maltraitante mais en même temps elle a été « comme une mère » dit-il. Nous pensons que c’est chez elle que quelque chose d’un désir non anonyme envers Monsieur F. a pu se loger. Elle lui a transmis aussi le sens de la courtoisie et le principe selon lequel « on ne frappe pas une femme ».

Monsieur F. était le seul à la soigner lors des hospitalisations (il n’était pas le seul enfant à être accueilli par cette famille).

A la mort de celle-ci, c’est sa fille qui se serait occupé de Monsieur F. Une femme autoritaire et maltraitante qui l’aurait toujours mis sous pression et l’aurait littéralement enfermé de façon systématique dans le placard. Monsieur F. n’est pas resté longtemps avec elle, prenant la fuite et habitant dès lors dans des foyers. Mais nous pouvons clairement reconnaître dans ce lien la matrice de ce qui à l’heure actuelle produit un effet ravageant sur ce sujet : toute femme (notamment les chefs) qui le « met sous pression », le « booste » (son terme), ou toute situation où il revit la sensation d’enfermement.

Par contre, à l’opposé de cette mise sous pression par sa famille d’accueil, sa prompte scolarité à Sainte Anne, due à un retard d’apprentissage, dit-il, lui a permis d’aller à son rythme. Il en dit du bien : « J’avais beaucoup de retard quand j’étais enfant, ça m’a aidé à parler ». Depuis, Monsieur F. garde un lien privilégié avec le signifiant « hôpital », et avec les soignants, ayant trouvé à Sainte-Anne quelque chose qui s’opposait à la maltraitance. En tant qu’adulte il cherchera idéalement à travailler dans un hôpital.

A l’adolescence il a voulu rencontrer sa mère biologique, il y est parvenu, et a retrouvé une mère mariée, un demi-frère cadet qui « étudie, et à qui il ne manque rien ». Nous pensons que cette rencontre n’a pu que redoubler la confirmation du rejet de l’Autre, avec cet effet miroir d’un autre (le frère) qui lui par contre a été accueilli par ses parents. Monsieur F. explique qu’il a décidé de couper les ponts, ne voulant plus rien savoir de cette famille « pas belle à voir », « ce sont tous des alcooliques et il ne veut pas retomber dedans ».

De son père il sait juste qu’il a été alcoolique, tout comme son grand-père maternel.

De sa mère il sait qu’elle a une maladie psychiatrique.

A saisir donc l’équivoque « tomber dans la famille », alors que c’est dans l’alcool qu’on tombe. On peut saisir l’équivalence alcool-famille, et comment pour lui, il est question de se maintenir éloigné de ce qui lui est familier : cette famille qui l’a rejeté, mais aussi l’alcool, qui fait partie de « ce qui n’est pas beau à voir ».

Le travail rémunéré

Depuis que Monsieur F. vient à Intervalle, trois expériences de travail ont suivi la même évolution et pris fin prématurément. En effet, arrive toujours un moment où la situation dépasse ses limites, qu’il illustre par sa fameuse phrase « Quand c’est trop, c’est trop ». Il met une pause à ce débordement avec des arrêts maladies. Ce qui lui fait atteindre cette limite :

-Un responsable autoritaire, généralement une femme, qui le « booste », et qu’il arrive de justesse à ne pas frapper.

-le fait d’être enfermé. Il est un jour resté enfermé dans un ascenseur par accident. Il met alors un terme immédiat à son engagement, l’ayant vécu de manière traumatique.

Nous observons un immense effort de sa part pour rentrer dans l’ordre à travers un travail « comme tout le monde », mais cela l’épuise.

Les idées noires

C’est à cause d’elles qu’il est venu la première fois à Intervalle. Il me semble que la possibilité de passage à l’acte n’est pas exclue, et qu’Intervalle a pour fonction d’apaiser ces idées.

Un des épisodes les plus critiques est survenu suite à une altercation avec une responsable de son travail. Il ne l’a pas frappée mais a par la suite eu l’idée d’acheter un revolver. Il évoque des hallucinations: Des voix lui ont ordonné « qu’il faut supprimer cette personne car elle est trop dangereuse pour la société ». Nous lui avons demandé de consulter en urgence un psychiatre, ce qu’il a fait et ce dernier l’a mis sur la voie de l’hôpital de jour, lieu qu’il commence à investir progressivement.

Son logement actuel est aussi une source d’idées noires. Il a finalement obtenu un appartement pour lui tout seul, qui est rapidement devenu un lieu d’enfermement. Au début, il s’y est habitué en se rendant utile dans l’immeuble (réparations, etc.), mais dernièrement le sentiment d’enfermement aurait repris le dessus. Cela a tendance à le paralyser. Quand il reste « dans son coin », quelque chose de la « sauvagerie » émerge: « Mais j’ai quand même des connaissances, je ne suis pas un sauvage ».

Ce qui le fait tenir

Tout ce qui peut lui faire sentir que l’autre l’aime. La philanthropie est sa solution car de cette façon il obtient l’amour de l’autre qui ne lui a pas été donné d’emblée. Nous avons l’hypothèse qu’il essaye ainsi de remédier à cette mauvaise place octroyée par l’Autre. Cette philanthropie a des lieux privilégiés : les restos du cœur et l’UMP.

Sa relation avec les restos du cœur subit des hauts et des bas. Mais cela fait neuf ans que ça dure, et s’il lui arrive de partir, il y revient « car ce n’est pas comme en entreprise ». Il y invertit la situation en aidant les démunis, et cessant ainsi d’occuper une place qui est au cœur de son existence. Les restos du cœur sont l’une de ses familles.

Autre lieu investi : l’UMP. Il essaie d’y reproduire certaines activités d’Intervalle. En effet à Intervalle, il a beaucoup investi un groupe de parole. A l’UMP, il a proposé de mettre en place des réunions pour parler des difficultés, idée qui a été prise en compte : « Pour une fois qu’on m’écoute » dit-il. Il avoue que droite ou gauche, la seule chose qui l’intéresse c’est aider.

Intervalle

C’est une autre de ses familles. Intervalle donne une dignité à sa parole, de laquelle il se sert ailleurs. Il insiste sur l’accueil chaleureux. « Parler plutôt que tout casser » dit-il. Parler a également permis de mettre de la distance dans son lien à l’alcool, car quand Intervalle ferme en août pour les vacances, il boit. Donc nous avons l’hypothèse que ce n’est pas seulement « plutôt parler que tout casser », mais aussi plutôt parler que boire.

Intervalle lui permet de mettre des mots à sa violence, de faire office de soupape de sécurité. C’est un lieu où rien ne lui est exigé ni demandé, il n’est donc pas mis sous pression.

Lors de la situation de crise plus importante, nous lui demandons de voir un psychiatre, ce qu’il ne manque pas de faire, mais rappelons aussi que cela arrive lorsque Monsieur F. a un transfert important avec Intervalle, venant déjà depuis 2-3 années. Ici il trouve une écoute bienveillante où rien de l’autoritarisme qui le déborde n’est présent, et il crée du lien social, car son investissement a largement dépassé le cadre de l’entretien individuel.

A la rentrée 2009 par exemple, et suite aux changements de personnel, Monsieur F. se comporte parfois comme accueillant : il donne la bienvenue aux nouveaux stagiaires, leur dit que c’est une bonne « maison », donne son avis et des conseils.

Le fait de rencontrer à Intervalle plusieurs accueillants et de constater que quel que soit l’accueillant qui le reçoit, il retrouve toujours une écoute bienveillante qui s’oppose à un grand Autre écrasant, lui est certainement bénéfique car cela participe à sa théorie du « tout le monde l’aime bien ». Théorie qu’il a du construire pour pallier au rejet radical de l’Autre, un Autre qui, à sa naissance, ne l’a pas accueilli d’emblée.

Ce sont les familles d’accueil qui l’ont accueilli. Ce signifiant « accueil » est important dans son histoire. Notons qu’Intervalle est aussi un lieu « d’accueil ». A Intervalle, il construit du lien social, à travers les entretiens en individuel, le groupe de parole, ou encore les amis de la salle d’attente. Ceci a pour fonction d’aller contre un « tout laisser tomber ».

Conclusion

Ce qui me surprend chez ce sujet est son effort de rester du côté de la vie, malgré le coût que cela a pour lui. Il explique bien qu’il ne veut pas rester enfermé sans activité, car il risque de « broyer du noir ». Avoir des activités et être en contact avec les gens lui permettent d’oublier. « Je ne peux pas rester à rien faire car ça travaille trop là-dedans » (signale sa tête). Il s’efforce d’aller contre la tentation de tout laisser tomber, pente qui existe vu la conjoncture signifiante de laquelle il est issu. Il répète qu’il sait s’occuper des autres mais pas de lui. Il semblerait que par rapport à lui-même quelque chose n’a effectivement pas de solution (vu sa place de déchet) ; s’occuper de l’autre devient alors une solution possible et qui l’anime où il peut en retour sentir que l’autre l’aime.