Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Quand t’es pas là j’ai la tête vide » – 41eme soirée : la déscolarisation de l’enfant

Claire JOSSO-FAURITE

affiche 09.04.14La « tendance antisociale » ne préjuge pas de la structure mais témoigne d’une quête : « L’acte antisocial exprime un espoir » (1)- pour peu qu’à cet agir un sujet soit supposé. Par le biais de « symptômes incommodants » – vol, penchant à détruire, incontinence, d’une façon générale « tout ce qui fait des saletés » -, les sujets « antisociaux », à défaut de pouvoir adresser une demande, lancent un appel à l’environnement.
Par-delà l’action sociale et éducative, comment l’institution peut-elle entendre cet appel de telle sorte qu’y résonne une demande transitive et articulée – en d’autres termes comment « susciter la place d’où ça peut parler »(2) ?
C’est ce que nous interrogerons à travers le cas d’une petite fille, devenue une jeune fille, qui se tient sur une ligne de bordure, à la limite de la déscolarisation, depuis son entrée à l’école et sa rencontre explosive avec les petits autres. Cette jeune patiente est repérée comme l’objet à exclure, à expulser, identifiée à cet objet jusqu’à s’exposer aux menaces de mort de certains parents d’élèves.

Si l’on peut parler à son propos de symptôme, c’est davantage au sens d’une jouissance qui se répète dans le réel que du côté du symptôme-métaphore témoin de l’inconscient freudien. Cette répétition en actes sous l’empire de l’instinct de mort insiste dans les différents espaces de soin où cette enfant s’inscrit en bord de cadre, réduisant les thérapeutes à l’impuissance ou les poussant à la limite de leur fonction. Ainsi, c’est d’une clinique sur le fil qu’il sera ici question.

Présentation du cas

Lorsque je la rencontre pour la première fois, Eugénie a six ans, elle est au CP. C’est une très jolie petite fille aux traits harmonieux mais aux aguets, sur le qui-vive. A son côté, sa mère, une femme frêle au regard vague.
Mme est arrêtée sur la fiche de renseignements préalable à la consultation. Dates, lieux, numéros de téléphone flottent dans les limbes, et c’est sa fille qui lui souffle les réponses tout en la sermonnant : « Tu as mal fait les chiffres de ma date de naissance ! »

Eugénie est adressée à notre unité par l’équipe enseignante et la psychologue qui la suit en libéral : elle met le système scolaire en crise, et en alerte. A l’issue de plusieurs équipes éducatives, il est question de monter un dossier MDPH pour l’orienter vers un établissement spécialisé pour enfants présentant des « troubles du comportement ».
Si les apprentissages se font avec facilité, à tel point qu’un saut de grande section de maternelle a été envisagé, il n’en va pas de même de la socialisation. Eugénie « perturbe la classe et rend difficile le travail de l’enseignant ». Elle « bouge tout le temps », « coupe la parole », « embête les copains, les insulte, leur fait peur ». Exclue à répétition de la classe, elle en profite pour faire les poches de tous les manteaux, rackette ses camarades à la cantine, pique leurs desserts, leurs cartes Pokémon par paquets entiers.
A la maison, il lui arrive aussi de voler des « bricoles » et de l’argent à son frère aîné et à sa mère. De larcin en trouvaille, elle a accumulé quantité d’objets disparates qu’elle cache dans sa chambre et sous son lit.
Cette collection compulsive s’est maintenue au fil des ans, avec cependant un changement notable : ce trésor dérisoire d’objets dépareillés tire maintenant vers le déchet, l’ordure – berlingots de lait, canettes, pelures de fruits en décomposition, linge sale s’entassent sous son lit. Ordures qui évoquent les propos « orduriers » qu’elle a facilement à la bouche, mais dévoilent aussi peut-être sa propre identification à un déchet et sa relation à un objet interne mort, en décomposition, impossible à restaurer.
Winnicott parle de « complexe de déprivation » pour évoquer « la perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date, et qui lui a été retirée » (3). Perte sans retour à valence traumatique qui barre l’accès à la représentation, figeant le sujet dans un en-deçà de la position dépressive.
A défaut de pouvoir subjectiver le manque sur le plan symbolique, Eugénie est engagée dans une quête désespérée et sans issue qui met à nu, dans le réel, l’objet perdu – objet qu’elle incarne en suscitant avec insistance le « rejet » : c’est la terreur de l’école, une menace pour ses camarades – mais aussi une célébrité. En quelques années, elle s’est fait une « réputation » – un nom ?

Cette symptomatologie « antisociale » a éclos avec la rencontre des petits autres, dès la halte-garderie, quelques mois après son arrivée en France. En effet, Eugénie est une enfant adoptée, comme sa mère. Toutes deux sont originaires du Brésil.
Abandonnée à la naissance par une femme qui accouche sous une fausse identité, Eugénie est aussitôt confiée à une famille d’accueil. Elle vit ses deux premières années auprès d’une « tata » bienveillante qui envisage de l’adopter mais se voit doublée par la famille qui a lancé la procédure depuis la France. Le couple a déjà un fils de treize ans ; Mme ne peut plus avoir d’enfants et souhaite adopter dans son pays d’origine.
Eugénie arrive en France à l’âge de deux ans et demi, silencieuse et effacée, dans le retrait de toute demande. « Elle ne m’acceptait pas », remarque sa mère. En écho à ces paroles, Eugénie s’empare d’une mèche de ses cheveux et couvre comme d’un voile ce visage dans lequel elle n’a jamais pu se reconnaître. La langue portugaise que mère et fille avaient en commun, leur langue maternelle à toutes deux, n’a jamais pris corps entre elles, comme à témoigner de l’impossible de leur rencontre.

Lors des premiers entretiens, elle cherche à couvrir la voix de sa mère et la contredit avec véhémence : « Non ça se passe pas bien à la maison ! Une fois j’ai cassé une assiette et une fois je me suis brûlé les cheveux. Il faut pas mettre un briquet à côté de moi, il faut le mettre en hauteur ! » Eugénie se présente comme porte-voix de la loi qu’elle tient en échec, identifiée à un Autre surmoïque et vociférant, dans un discours qui écrase le sujet.
Si elle tolère mal d’être l’objet de nos échanges et exige que je la reçoive seule, il lui est bien difficile de faire un usage de la situation qu’elle réclame. Une fois sa mère sortie, elle s’agite, demande à quitter la pièce. Les questions qui la mobilisaient n’appellent plus en réponse que des « je sais pas ». Elle se colle à la fenêtre, regarde dehors, fait diversion. Et puis soudain, la voilà roulée en boule sur la chaise, me demandant « comment faire pour être sage à l’école » – émergence impromptue d’une demande qui me semble authentique. Demande intransitive, d’amour, de présence : elle voudrait un médicament, ou quelqu’un pour la surveiller en classe – fonction que d’après elle je pourrais remplir…

Pistes de soin : impasses, torsions, articulations
A l’issue de quelques entretiens et d’un bilan projectif, nous convenons avec Eugénie et ses parents de la nécessité de poursuivre la psychothérapie en libéral et d’y adjoindre des consultations familiales, dans la suite des entretiens que nous avons eus. L’inconsistance de ce couple parental, par un fait de structure, est à souligner, tout comme la fragilité de l’édifice familial, qui a motivé plusieurs AEMO.
En parallèle, je propose à Eugénie d’intégrer un groupe de relaxation thérapeutique dans le service, et dans un second temps un psychodrame individuel.
La thérapie engagée en libéral tourne au forçage éducatif – de l’aveu de la thérapeute. Au terme de plusieurs années de suivi, elle finit par s’interrompre et les soins se rassemblent à l’hôpital.

La relaxation thérapeutique
La participation d’Eugénie au groupe de relaxation est marquée de nombreuses absences et retards. Au flottement de la mère, perdue dans les horaires ou cloîtrée dans sa chambre, s’ajoute une réticence bruyante de la part de l’intéressée. Eugénie entre dans la pièce en pestant contre la relaxation, elle a du mal à prendre place sur le matelas et ne peut y rester lorsque sa thérapeute s’éloigne pour s’occuper d’un autre enfant. Elle terrorise un petit garçon du groupe qui devient son souffre-douleur attitré, répétant en somme ce qui se passe à l’école, sans rien pouvoir en dire.
En entretien, elle affirme que « tout se passe bien » et qu’elle tient à poursuivre la relaxation – cela pendant plusieurs mois. Contre toute attente, les parents constatent du mieux, à la maison comme à l’école – ce qui tient probablement au déplacement du symptôme.
Cependant, le groupe n’est pas équipé pour faire face à ce genre d’attaques. Au terme de l’année scolaire, les tensions suscitées par sa présence amènent à remettre en question l’indication. Quant à Eugénie, qui ne se plaint jamais de rien, elle commence à me dire qu’elle n’aime pas la relaxation, que c’est trop difficile pour elle, qu’elle aurait besoin d’une couette pour pouvoir s’allonger… Cette impasse thérapeutique ouvre ainsi la voie à une amorce de plainte : première entame, reconnaissance d’une difficulté qu’elle peut adresser à l’Autre.
Dans l’idée de lui proposer un espace plus malléable et contenant à la fois, je l’adresse à un groupe de psychodrame analytique individuel.

Le psychodrame analytique individuel
Eugénie se rend volontiers à ce groupe dont elle fait un usage singulier. Depuis le début, elle n’y a jamais amené le moindre conflit. Sa proposition est toujours la même : une classe, dont les élèves sont indifférenciés. Tous les co-thérapeutes sont conviés sur cette scène où ne prend forme aucun jeu. Eugénie distribue des feuilles, des feutres, et invite tout le monde à dessiner avec elle et sous ses ordres. Les thérapeutes supportent, se plient à sa demande, l’accueillent.
Ici aussi, elle subvertit le fonctionnement du groupe, ne parvient pas à se saisir de la proposition qui lui est faite, ce qui témoigne du tassement de l’aire transitionnelle chez cette jeune fille contrainte de tenir les rênes et de garder le contrôle pour ne pas se faire objet de l’Autre. Dans le cadre rigide qu’elle s’impartit, elle prend néanmoins plaisir à ses séances et finit par trouver une certaine détente dans un mouvement régressif que l’équipe a décidé d’accompagner.

Les consultations familiales
La fréquence en est mensuelle, les modalités variables. La plupart du temps, je reçois Eugénie seule, puis avec ses parents ou celui de ses parents qui l’accompagne.
Eugénie se présente dans le déni de ses difficultés relationnelles ; là n’est manifestement pas sa question – mais a-t-elle seulement accès à un espace de questionnement ?
Si elle attend avec impatience nos rendez-vous, elle n’est pas en mesure de s’en saisir. Elle se détourne lorsque je viens la chercher, tarde à se lever, se traîne, pour ensuite s’accrocher à ma main au terme des consultations, m’expliquant qu’elle « ne peut plus se décoller »… Entre agrippement et rejet, la pulsion d’emprise domine dans l’effort pour maîtriser un Autre sans doute menaçant.
Lors des premières consultations, elle interroge mon savoir, persuadée que je « sais tout de sa vie », pointant sa prise dans la relation à un Autre total et omniscient. Au fil des rendez-vous, elle passe de « tu sais tout » à « oh là là t’as rien compris ! » – la décomplétation se joue en tout ou rien.
Dans cette même volonté de me faire manquante, elle pille le bureau, s’empare des feuilles, use les feutres, consume les crayons, vide les flacons de Tipp-ex, selon un double mouvement d’évidement et de saturation. Eugénie ne dessine pas mais fait des « remplissages », couvrant la feuille de couleurs rageusement étalées : la décharge pulsionnelle prime sur tout accès à la représentation. Ce balancement entre vide et saturation fait écho à une phrase dite à sa mère : « Quand t’es pas là j’ai la tête vide, mais quand t’es là j’ai la tête remplie. » Façon d’énoncer son lien à un Autre réel dont l’absence fait trou.
Dans ce battement du plein et du vide, Eugénie interroge à sa façon la symbolisation primordiale. Aux remplissages succèdent les effacements : ses moindres griffonnages sont alors recouverts de couches successives de Tipp-ex, par où l’absence accède à une première représentation. Lorsque je lui renvoie la question de l’effacement, elle évoque son prénom de naissance, recouvert par une nomination ultérieure – ainsi, cette frénésie d’effacement donne-t-elle forme à une première inscription identitaire dont elle me fait le témoin.

Ma place auprès d’Eugénie n’est pas très bien définie, et c’est ce qui permet le travail. Si elle m’a repérée comme « une de ses psychologues » – avec la psychologue scolaire et la thérapeute en libéral -, nous ne nous voyons que de loin en loin, et le cadre de nos rencontres n’est pas celui d’une psychothérapie. Je me rends aux réunions au collège, échange avec mes collègues du psychodrame et avec l’équipe de l’ASE, reçois ses parents. Il arrive souvent qu’Eugénie demande à sortir pour me laisser avec sa mère, qu’elle tient à me confier : « Elle a besoin de parler parce qu’elle est toujours triste », m’explique-t-elle, pointant lors d’un rendez-vous une larme imaginaire sur sa joue… Il m’arrive aussi de les recevoir toutes les deux pour des entretiens mère-enfant qui ouvrent quelques portes vers leur commune histoire d’abandon.
Dans le cadre très malléable de nos rencontres, Eugénie peut par moments fugaces soutenir une position de sujet, me faire part de ses angoisses de mort, de son désir d’être un garçon, voire même évoquer sa mère biologique. Depuis peu, elle parle de son « ennui », un ennui qui se distingue du vide à saturer et signe peut-être l’amorce d’un désir, en tout cas la possibilité de faire une place au manque dans une vie psychique un peu plus souple.

Actuellement, les consultations et le psychodrame individuel continuent. Eugénie poursuit une scolarité classique. Ses compétences et mes interventions lors des équipes éducatives ont permis le maintien de sa scolarité pendant les années de primaire où aucun
enseignant ne voulait plus d’elle. Désormais, elle suscite plutôt la sympathie de l’équipe de son collège, en qui elle a trouvé une série d’interlocuteurs bienveillants, de la médiatrice en passant par la conseillère d’orientation et l’assistante sociale. C’est aujourd’hui une élève plutôt médiocre, qui peine à maintenir son attention mais ne gêne plus le déroulement des cours, bien que les relations avec ses camarades demeurent tendues.

Le cas d’Eugénie nous invite à interroger les limites de l’intervention thérapeutique, du moins dans sa forme strictement analytique, face à des patients qui se tiennent précisément sur la limite – en termes comportementaux aussi bien que structurels, dans un tassement cruel de l’aire de créativité et l’effort pour réduire l’Autre à l’impuissance.
Idéalement, une prise en charge institutionnelle aurait été l’indication la plus pertinente pour cette petite fille, mais celle-ci n’a jamais pu se réaliser. C’est donc avec les moyens du bord que nous avons tenté de répondre aux appels insistants lancés par Eugénie, en lui permettant de se faire une place, toute petite encore, dans le champ du langage, où puisse prendre corps une parole adressée à un Autre : « C’est à l’intersubjectivité du « nous » qu’il assume, que se mesure en un langage sa valeur de parole. »(4)

(1)Winnicott, in De la pédiatrie à la psychanalyse.
(2) Lacan, in Position de l’inconscient
(3) Ibid.
(4) Lacan,in Fonction et champ de la parole et du langage