Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Qu’est-ce qui fait tenir un corps ? – 12ème Journée d’étude – Ton corps est à toi

Constance ELICABE BROCA

Cette question qui donne titre à mon intervention me paraît centrale pour comprendre que veut dire avoir un corps. L’imaginarisation aussi bien du corps au sens naïf ou de ce qui viendrait limiter ce corps est le premier obstacle à éviter. Pour y parvenir, Lacan précise qu’il faut se rompre à un nouvel imaginaire, ce qui n’est pas sans effort de notre part.

La première question à retenir est cette disjonction : le corps n’est pas l’organisme. L’être humain ne vient pas au monde avec un corps. Un long cheminement est nécessaire pour qu’il puisse se faire un corps, un corps qui tienne, qui résiste par exemple, au risque de l’acte, ce dont on n’est pas sûr avant le deuxième tour œdipien de l’adolescence. La constitution du narcissisme est le résultat d’un long cheminement. La structure n’est pas déclarée d’emblée pour le sujet. Elle se déroule en trois temps : un instant de voir, un temps de comprendre et un moment de conclure.

Dans sa rencontre inaugurale avec l’Autre, l’infans se heurte au traumatisme de la langue qui affecte et laisse des traces dans sa vie d’être parlant, mettant en jeu la fonction de corporisationi. La question qui nous intéresse est celle-ci, qu’est-ce qui fait TENIR le corps ? A partir de quelles coordonnées le corps trouve un point d’appui qui fait que ce corps « ne fout pas le camp » ? Je tenterai ici de préciser en quoi la notion d’incorporel nous permet de déduire ce qui fait tenir un corps. Quelle place trouve dans ce système des stoïciens l’idée d’incorporel ? Quelle application peut-on faire concernant notre sujet ? Nous suivrons trois pistes de lecture : La notion d’incorporel chez les stoïciens, l’analyse de la tragédie de Richard II de Shakespeare fait par Ernest Kantorowicz dans sa célèbre étude sur Les deux corps du roiii, et le livre Cliniques du corps, l’incorporel, le corps, l’objet aiii, de Silvia Amigo, psychanalyste argentine.

Comment s’articulent le corps et la structure ? Lacan indique que « C’est incorporée que la struc­ture fait l’affect, (…) affect à prendre de ce qui de l’être s’articule, n’y ayant qu’être de fait, soit d’être dit quelque part »iv. Le signifiant n’a alors pas seulement un effet de signifié mais a aussi l’effet d’un affect dans le corps. La corpsification, comme envers de la signification, c’est le signifiant qui entre dans le corpsv.

Lacan rend justice aux Stoïciens « d’avoir su par ce terme  lIncorporel, signer en quoi le symbolique tient au corps »vi. « Le premier (corps) permet au second de s’y incorporervii ». Le corps, qu’il soit mort ou vif, il est toujours second. Lacan l’appelle « Corpse », reste qui ne devient charogne, le corps qu’habitait la parole, que le langage « corpsifiait »viii. Le langage introduit une deuxième mort qui n’est pas celle du corps biologique. Lacan rappelle que l’anthropologie considère l’apparition de l’homme au sens propre au moment où il est possible de retrouver la trace des premières sépultures.

Dans son livre Théorie des incorporels, Emile Bréhier livre une définition de l’incorporel :

« Ce qui est incorporel se trouve dans la limite de l’action des somas, ce n’est pas simplement inexistant, il n’existe pas comme principe des êtres somatiques mais non plus séparément d’eux sinon comme une forme limitante qui fait que l’incorporel existe et en même temps n’existe pas »ix. C’est-à-dire ce n’est pas un mysticisme ni un idéalisme ni quelque chose d’irréel. Quelque chose se produit donc dans la limite des êtres somatiques qui produit quelque chose d’incorporel : l’a-somaton. L’incorporel réunit pour les stoïciens quatre catégories : le lekton, le vide, l’espace et le temps. Par exemple quand quelqu’un parle le son (les ondes) est de l’ordre d’un corps, mais son lekton, traduit comme « exprimable » est incorporel. Du vide, les stoïciens affirment que la nature a horreur. Mais c’est un élément essentiel dans leur construction, car sans son existence les corps ne pourraient pas se déplacer ou interagirx.

A la différence des incorporels, tout ce qui est corps pâtit ou peut être affecté, subit des transformations, peut être abimé ou mourir. C’est ce qu’Ernest Kantorowicz dans son célèbre texte « Les deux corps du Roi » met de manifeste. Sa thèse est qu’il y a une double consistance corporelle de la personne du Roi. Le premier corps est mortel et naturel, le soma, qui mange, tombe malade, vieillit, abdique et meurt. Le deuxième corps est surnaturel et immortel, la personne mystique du Roi, c’est un incorporel qui demeure inchangé. La phrase « Le Roi est mort, vive le Roi » n’est pas un déni du deuil, mais l’affirmation de la dignité de la couronne (le Dignitas de Saint Thomas d’Aquin). Le Roi, l’Etat ne meurt jamais. Dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur. On peut dire qu’à l’incorporel roi va se sous-incorporer un corps, perpétuant ainsi le royaume.

Dans la pièce Hamlet de Shakespeare il est question d’une transgression abjecte, celle de Claudio qui usurpe le trône à Hamlet fils. C’est un coup d’état mais aussi une rupture avec cette notion du deux corps du Roi. A la question de la reine Gertrude « où est le corps ? » Hamlet répond : « Le roi est avec le corps mais le corps n’est pas avec le roi »xi. Hamlet feint la folie mais il dit la vérité. L’acte assassin de Claudio a désolidarisé cette corporation unitaire qui fait dire à Shakespeare « quelque chose est corrompue au royaume de Danemark »xii.

Silvia Amigo souligne que la double consistance corporelle ne se négocie pas seulement au temps de la fondation du sujet, mais continuellement. Qu’est-ce qu’un incorporel dans la vie de tous les jours ? Il s’agit de toute fonction à laquelle le sujet « sous-incorpore » son corps, une nationalité, une profession, un état civil, un lien de prestige dans une communauté d’appartenancexiii. A chaque fois qu’un sujet perd ou risque de perdre un incorporel il est l’objet d’une crise subjective grave, où il va perdre provisoirement sa consistance. S’il comptait déjà avec celle-ci il va la récupérer mais au moment critique il y a un vacillement affolant de la double consistance dite increvable.xiv. On comprend ainsi la difficulté du parlêtre de séparer sa patrie de son incorporel, un exilé qui occupait une place prestigieuse dans son pays et qui se découvre être « en trop » au pays d’accueil. Ou par exemple, qu’un sujet puisse faire tenir son corps à partir de la place qu’il va occuper dans la société. D’après Kantorowicz la tragédie du roi Richard II de Shakeaspeare est celle du Deux corps du Roi. Etre extrait de cet incorporel est pour l’auteur pire que la mort. La scène qui nous intéresse est celle de l’auto abdication de Richard II. Il vient de perdre la guerre en Irlande laissant une fois de plus une situation ruineuse pour ses sujets. Il est un si mauvais gouvernant que son fils Bolingbroke – qui est très aimé du peuple et qui purge une peine en exile – conspire pour enlever à Richard sa place de roi. Son fils a l’appui du peuple et de l’armée. Richard II se rend sans combattre. La cruauté tragique de la déposition fait du roi le traître de sa propre royauté. Richard abandonne aux mains de l’usurpateur tous les signes de sa légitimité. L’erreur de calcul est évidente : pour garder son corps naturel en vie il renonce à son incorporel « roi ». Rester en vie mettrait en danger le roi promu de manière illégitime, ce que lui vaut d’être assassiné.

Ecoutons la déposition de Richard II dans la plume de Shakespeare :

Que doit faire le roi à présent ? Doit-il se soumettre ?

Le roi le fera. Doit-il être déposé ?

Le roi s’y résoudra. Doit-il perdre

Le nom de roi ? Par Dieu, qu’il l’abandonne.

Je donnerai mes joyaux pour un chapelet ;

Mon somptueux palais pour un ermitage ;

Mes vêtements luxueux pour une robe de mendiant (…)

Mon sceptre pour un bâton de pèlerin ;

Mes sujets pour deux statues de saints,

Et mon vaste royaume pour une petite tombexv.

Juste après sa déposition lorsqu’il parle avec ses sujets, il prend conscience qu’il a perdu son nom d’homme, son nom de baptême, et qu’il ignore désormais comment se faire appeler. Kantorowicz commente que la royauté de Richard, son corps politique, est brisée pour toujours. Il lui reste, quoique vidé de sa substance, une apparence de roi qu’il croit à tort pouvoir le sauver. Toujours à l’acte IV, Richard demande un miroir et s’étonne devant son propre visage avant d’en briser le reflet où il voit encore une insupportable inversion :

Est-ce là le visage

Qui comme le soleil faisait baisser les yeux ?xvi

Lorsque Richard perd son incorporel de roi, il perd son nom et toute chance de faire image dans le miroir. Il ne peut plus s’y reconnaître car il ne peut plus s’identifier avec cette image. Pour Kantorowicz cette scène du miroir est l’apogée de la tragédie de la personnalité dédoublée qu’il a perdue. Dans la destruction du miroir il y voit la désintégration de toute dualité possible pour Richard, jadis « dieu sur terre ». Or, c’est Richard II lui-même tel Judas qui sera le grand acteur de la trahison subie. D’après Kantorowicz lorsqu’un sujet renonce à quelque chose considéré par lui comme non négociable, alors qu’il pense sauver la vie il se sent pire que mort et en danger de mort. Car ce qui nous soutient dans la vie, c’est là où l’on se loge comme sujetxvii. Amigo propose que le corps dans sa double consistance feint celle de la structure de la tombe : un espace vide de jouissance, la corpsistance, 1er incorporel, va incorporer comme sous-élément le corps narcissiste.

Si l’on pense à l’infans, le bébé humain, comment se fait-il que ce bébé puisse entrer dans ces catégories incorporellesxviii ? Aucun bébé ne vient au monde avec l’exprimable, le vide, l’espace et le temps. Ils naissent en revanche avec des orifices corporels, somatiques, des yeux, une bouche, un anus, le pavillon de l’oreille ; mais ces effractions ne deviennent pas un vide et ne se perçoivent pas en tant que telles sans la médiation d’un Autre primordial qui va en être l’agentxix. La production du premier incorporel, ce qui implique le premier corps, la première consistance corporelle nécessite une base réelle. Il est nécessaire que ce soma du bébé soit mis au monde – si possible avec une intégrité somatique – ainsi que la présence d’un Autre réel qui agit d’une manière spécifique sur ce bébéxx.

Dans le schéma optique du vase inversé, le miroir concave qu’y figure le cortex (donc l’Autre) fera en sorte que le soma soit mis de côté pour donner lieu à une première image réelle, premier incorporel, première consistance séparé du somaxxi. C’est l’action de l’Autre primordial qui permet de troquer l’impératif du besoin, la faim, le froid par sa Demande, car il va interpréter le cri le transformant en appel.

Dans le séminaire XXVxxii, Lacan s’interroge : pourquoi avoir besoin de croire que l’Un existe ? Parce que pouvoir « localiser » ce qui est propre à chacun, permet de supporter l’existencexxiii. Comment articule-t-on le symbolique ? « Cela arrive seulement si la valeur de nomination s’articule comme ce quelque chose qui affecte le corps »xxiv. C’est la résonance corporelle de la lettre, que Lacan nomme « motérialité ». La clinique nous enseigne que « ce qui fait sens pour le sujet dans son corps, fonctionne comme une limite à l’excitation »xxv.

La dimension du nœud, que Lacan articule en RSI, permet de penser un resserrement de différents registres qui fait sens pour le sujet, ce qui fait limitexxvi. Le nœud est ce qui fait consister la croyance de « se prendre pour soi ». Qu’on demeure « égal à soi-même » malgré la contingence. « Le nœud gomme la contingence et nous fait croire qu’on a un corps, qu’on « a le contrôle » de nos vies, qu’on « progresse ». Le nœud est ce support nécessaire pour continuer à exister, non comme ce qui produit l’horreur, mais comme le résultat du nouage des trois registres symbolique, réel et imaginaire.xxvii

L’innovation dans l’enseignement de Lacan est de taille : avoir un corps c’est pouvoir articuler un nom à une image, et croire qu’on l’a, ce corps. Et se mettre à le cajoler et à l’adorer comme un objet différent à soi. Quand on croit avoir un corps, on construit des limites, par exemple l’on voit émerger les barrières o digues psychiques de la série freudienne : le dégoût, la pudeur, la morale et le sens esthétique, et la douleur. Quand on a un corps on fait consister son image. Faire consister le sens du corps, c’est pouvoir fixer une limite à la jouissance. La clinique nous montre à quel point est terrifiante l’expérience d’un corps qui n’a pas de limites. Le travail de Marie Axelle qui va à suivre, à partir de sa clinique avec les sujets autistes, confirme que « le corps est étranger, et qu’il n’y a rien de naturel dans cette jonction que le névrosé construit lorsque suture le corps et le moi »xxviii.

i M. Manzotti, La voix de l’autiste, Revue Virtuelle La Lunula, Cordoba, 2012.

ii Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, éd. Original Princeton, 1957, trad. franç. Gallimard, 1989, rééd. dans Oeuvres, “Quarto”, 2000.

iii S. Amigo, L’incorporel, l’objet a, le corps, Ed. HomoSapiens, Collection la clinica en los bordes, Rosario, Argentine, 2007.

iv J.Lacan, Radiophonie,

v « C’est l’effet corporel du signifiant « non son effet sémantique, qui est le signifié, non plus son effet de sujet supposé, ni tous les effets de vérité du signifiant, sinon ses effets de jouissance. Ceci est ce qu’il réunit sous le terme d’affect en tant que tel, altérant les fonctions du corps vivant ». Citation de J.A. Miller in La invention psicotica. Revue Virtualia, février 2007.

vi J. Lacan, Radiophonie, ibidem.

vii J. Lacan, Radiophonie, Scilicet, 1979. In Autres Écrits, Paris: Seuil, 2001.

viii J. Lacan, Radiophonie, op.cit. C’est nous qui surlignons.

ix E. Bréhier, La théorie des incorporels dans le stoicisme ancien, Postfacio de Jean Michel Vappereau, Ed. Leviatan, Buenos Aires, 2011.

xcf. E. Bréhier, op.cit.

xi W. Shakeaspeare, Hamlet,

xii cf. W. Shakeaspeare, op.cit.

xiii cf. S. Amigo, op.cit, p. 207-231.

xiv cf. S. Amigo, op.cit.

xv W. Shakeaspeare, Richard II, traduction nouvelle de Jean-Michel Déprats, Ed Gallimard,

19 98, III, III, 143-154.

xvi W. Shakeaspeare, ibidem, IV, I, 282-285.

xvii Cf. Silvia Amigo, op.cit.

xviii cf. S. Amigo, Clinique du corps, L’incorporel, le corps, l’objet a, Ed. Homo Sapiens, 2007, p.75 et suivantes.

xix cf. S. Amigo, op.cit.

xx cf. S. Amigo, op.cit.

xxi cf. S. Amigo, op.cit.

xxii J.Lacan, Le séminaire Livre XXV: Le moment de conclure, 1977-1978, Ornicar ? 1979.

xxiii Il s’agit d’une lecture de J.M.Vappereau

xxiv M.Manzotti, La voix de l’autiste, op.cit.

xxv M.Manzotti, lors d’un contrôle de la pratique avec ces enfants.

xxvi Cf. J. Lacan, RSI, op.cit, les leçons à partir du 10 décembre 1974, où il développe la notion d’existance et consistance.

xxvii M. Manzotti, ibidem. (Traduction libre).

xxviii L. Iuale, Detras del espejo, Perturbaciones y usos del cuerpo en el autisme, Ed. Letra Viva, Buenos Aires, 2011.