Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Trop en corps, du surpoids à l’obésité : un plus qui fait trop

Trop en corps, du surpoids à l’obésité : un plus qui fait trop

Thérèse PENNEHOAT

« Fort de son poids de 595kg, il était considéré il y a quelques mois comme l’homme vivant le plus gros du monde. Admis à l’hôpital le 5 mai dernier, ce Mexicain de 32 ans a été opéré avec succès. Les chirurgiens ont réduit son estomac de près de trois quarts afin de réduire son ingestion d’aliments. ‘Nous attendons de voir comment son corps répond à ce changement et nous espérons que tout ira bien’ a déclaré son chirurgien. » Voilà l’extrait d’un article lu l’autre jour dans le métro. Le poids annoncé, hors norme, ne m’a pas laissé sans surprise. Surprise qu’un organisme puisse se maintenir au-delà d’une limite communément partagée ; mais aussi par le fait qu’un homme soit relégué derrière son corps, lui-même réduit à un poids et un estomac.

« Le corps pour l’espèce humaine ne relève pas de l’être mais de l’avoir 1». C’est ce sur quoi Lacan met l’accent dans sa formule « l’homme a un corps ». « Le sujet à partir du moment où il est sujet du signifiant, ne peut s’identifier à son corps, et c’est précisément de là que procède son affection pour l’image de son corps. L’énorme boursouflure narcissique, qui est caractéristique de l’espèce, procède de ce défaut d’identification subjective au corps ». Il est donc une faille dans l’identification entre l’être et le corps, « et c’est en maintenant dans tous les cas que le sujet a un rapport d’avoir avec le corps que la psychanalyse ménage son espace »2.

« être trop en corps » est une expression utilisée en fauconnerie pour parler d’un oiseau trop gras, qui vole avec difficulté. Cette expression fait aussi raisonner le ‘trop encore’ faisant entendre l’excès.

Introduction

Si tout à chacun semble pouvoir devenir obèse dans un tel contexte de profusion de nourriture et d’encouragement permanent à la consommation, est-ce pour autant que nous le deviendrons ? Si chacun peut momentanément prendre un excès de poids, la question des limites s’impose généralement et empêche de glisser du surpoids à l’obésité. Si nous avons vu lors des précédentes soirées la mise en tension d’une problématique psychique, ici cela n’est pas questionné à priori. Pour autant, peut-on considérer qu’il s’agit uniquement d’une problématique somatique ? Le corps imposant est au 1er plan, amenant son cortège de manifestations (hypertension, diabète, apnée du sommeil, douleurs articulaires, etc…). Qu’est ce qui fait symptôme pour la société ? Pour le sujet ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment ça fasse « trop » ? Où situer la limite, la frontière, le passage entre le normal et le pathologique ? S’agit-il d’une différence de degré ou de nature entre surpoids et obésité ? Qu’est ce qui fait que cela est devenu un enjeu de santé publique ? Si son abord est principalement médical, comment le comprendre ? Qu’en est-il des modalités de traitements proposés ? Pour commencer, je vous propose de nous attarder sur l’histoire des représentations, des normes et des pratiques de traitement de l’obésité à travers les époques.

  1. Abord historique

Ce détour historique nous permettra de souligner les évolutions et les ruptures dans les représentations et les traitements de l’obésité. La vision du « défaut » s’est déplacée au fil des époques, révélant combien la façon dont est appréhendée l’apparence du corps est en prise avec un discours dominant.

L’historien Georges Vigarello3 dans son ouvrage Les Métamorphoses du gras.4 s’intéresse à l’évolution des représentations de l’obésité du Moyen-Âge à nos jours en Europe occidentale. Je vous en propose un résumé afin d’éclairer les considérations actuelles héréditaires d’une lente construction idéologique préparant le terrain à des pratiques de traitement plus radicales, comme nous les connaissons aujourd’hui à travers la pratique de plus en plus répandue de la chirurgie bariatrique.

Une première figure est celle du « glouton ». À l’époque médiévale, l’homme gros impressionne, séduit, incarne l’abondance, désigne la richesse et suggère la santé à une époque où règnent la faim et la précarité. « Le corps ne se pense pas hors les chairs saturées ». La force viendrait d’un corps immense et d’un appétit débridé, d’ « un engloutissement toujours renouvelé ». Toutefois, le prestige du gros cède devant l’excès « du très gros » : l’énorme confinant au difforme, l’ultime d’une disgrâce physique. Aucune mesure n’en donne le seuil. Elle est davantage caractérisée par les limitations engendrées (incapacité à monter à cheval, « inaptitude à la guerre »). Ainsi, l’excès, le trop gros, se caractérise par l’entrave imposée dans les mouvements. Vers le XIIe siècle, s’effectue un changement de perception de la grosseur commune jusque-là valorisée. Une critique émerge sous l’influence notamment des médecins conseillant des « régimes de santé », ou encore des cours médiévales cultivant l’affinement mais aussi des clercs prêchant contrôle et retenue. Rien d’esthétique dans ces critiques. Le vice en revanche est central, et la gravité du péché est condamnée (la gourmandise étant un péché capital). Les critiques sont alors essentiellement morales. Les remèdes préconisés visent à évacuer le trop par purge, saignée ou asséchement (boire le moins possible).

La Renaissance introduit une rupture dans les représentations. L’activité prend une nouvelle valeur et la grosseur physique devient lourdeur globale, paresse, inhabileté, voire inutilité. Le modèle de sveltesse et de minceur s’impose (et non pas la maigreur qui est tout autant redoutée car elle rappelle la famine, la peste). On assiste à un mépris, à une « culture négative du volume »5. Les médecins du XVIè et XVIIè siècles multiplient les observations pour tenter d’en cerner les particularités et in fine son origine potentielle. Une attention est portée aux symptômes secondaires (rougissement des yeux, battement des artères, pesanteur du sommeil, étouffement de chaleur… ainsi que l’accident mortel). Les phases intermédiaires, précédant l’extrême surpoids, sont ignorées. L’inquiétude survient devant l’excès avéré. L’argumentaire des descriptions invoquent le « monstrueux ». Hormis les cas jugés insolites et extrêmes6, le visible, le volume, la perception de la forme modifiée l’emporte sur la pesanteur. Les pratiques de « compression » avec les ceintures, les corsets se systématisent, et l’usage de sangles et cerclages de fer écrasant l’abdomen se banalise. Ces dispositifs visent à contraindre le corps, reflet d’une croyance dans les effets mécaniques de la technique pour modifier l’apparence physique. Une perspective émerge : l’espoir d’agir directement sur les formes « en les obligeant » : le vêtement vient en « tuteur » d’un corps défaillant, prétendant sculpter les formes et les anatomies.

L’idée de mesure émerge au XVIIIe siècle. Le chiffrage des circonférences s’introduit largement. Il ne s’agit pas d’une préoccupation quotidienne mais bien plutôt d’une curiosité chiffrée portant sur « l’exceptionnel ». Les mentions faites de cas extrêmes font état des « périmètres »7 sans être confronté à la hauteur de taille. Peu à peu une attention est portée aux différents degrés et aux nuances. On assiste à une première tentative de catégorisation. Au-delà de cette attention portée aux degrés de grosseur, ce qui fait rupture à l’époque des Lumières, c’est la stigmatisation plus aiguë des « excès ». Insensiblement, la grosseur en général va être installée dans la catégorie des maladies. Le mot « obésité » est à présent préféré à celui de « corpulence ». En 1701, le terme d’« obésité » fait son apparition dans la nouvelle édition du dictionnaire de Furetière et est défini en « terme de médecine » comme étant l’« état d’une personne trop chargée de graisse ou de chair ». L’apparition et l’usage de ce mot témoigne d’une perception nouvelle, celle du pathologique. Le gros n’est plus perçu comme un balourd inculte ou incapable comme à la Renaissance mais davantage comme un personnage « inutile et improductif »8. Le fonctionnement du corps est à présent expliqué par les nerfs et les fibres. Dans les représentations, ce n’est plus une faiblesse morale mais « un relâchement corporel qui appelle en réponse leur renforcement »9. Les traitements (exercice physique, bains froids parfois cumulé avec du courant électrique) visent à tonifier le corps. Le régime fait l’objet de débats de plus en plus nombreux. L’obésité résiste aux soins. Un versant de l’obésité se dessine, celui d’un continent noir : le corps « n’obéit pas », il n’y a pas d’explication quant à cette obscure inertie.

Une nouvelle rupture émerge au XIXe siècle. La bourgeoisie affiche alors son embonpoint devenu signe de réussite sociale. « Le bourgeois va le ventre en avant dans la société » et affirme une « respectabilité ». Son apparence est décrite comme celle d’un « gastrophore » (obésité circonscrite au ventre10 préservant une aisance de mouvement). Un clivage social apparaît : d’un côté le bourgeois ventru mais solide, de l’autre le paysan ventru mais faible ; ce dernier étant celui dont les chairs s’effondrent, abusant de nourritures grossières et dépréciées là où le bourgeois serait gourmet et gourmand. Cependant, la critique par la dérision assimile peu à peu un ventre proéminent à une certaine vanité, à une infirmité disgracieuse : « l’ampleur de la ceinture abdominale bascule de la prétention à l’obscénité ». Les rondeurs de la femme quant à elles ne peuvent être pensées sans une « délicatesse mêlées d’affinement ». Les traités sur l’obésité se banalisent tout en demeurant centrés sur les cas exceptionnels. A cette époque, l’objet d’étude se déploie en l’étude des volumes, circonférences, contours liés à la perception visuelle. Toutes les mensurations possibles sont enregistrées (les contours des bras, cuisses, mollets, cou, taille, ventre, poignet, doigts…). Une autre mesure devient plus fréquente, celle confrontant la taille et le poids. On assiste à la montée du chiffre comme permettant d’évaluer les morphologies. À l’approche de la fin du XIXe siècle, les constats sont soumis au calcul statistique et l’idée qu’à chaque taille répondrait un poids « normal » statistiquement établi commence à émerger. On assiste ainsi à l’établissement d’une normalité et de ses dérives, entièrement fondées sur le chiffre. Les références aux humeurs et aux nerfs sont abandonnées. Le corps est pensé comme une machine énergétique et la graisse comme la « substance issue d’une énergie non brûlée». Deux causes à ce phénomène sont dégagées : l’abondance alimentaire et la trop grande sédentarité. De nouveaux régimes en découlent, condamnant le sucre, les féculents, etc. La « gastronomie » en tant que « connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit » se donne pour ambition de déterminer le moment où « le plaisir finit et où l’abus commence ». L’invention de l’anatomie réoriente l’observation avec la recherche d’une altération interne précise et non plus seulement le recensement des symptômes externes. Les « déformations physiques » sont pensées dans leur matérialité anatomique. Les organes sont étudiés, comparés, et on assiste à une cartographie organique de l’obèse. L’idée d’un « mal sournois » aux multiples dangers s’installe. Les médecins décèlent « une imminence morbide » avec le constat d’atteintes de divers organes. Enfin, un nouveau registre de discours apparaît, témoignant de la souffrance physique mais aussi morale et psychologique. L’obèse témoigne, il dit ce qu’il ressent. L’obésité n’est plus perçue comme une infirmité, une dérive de comportement mais comme une souffrance dont il faudrait prendre en compte la détresse, « l’abcès intime, le tourment continu » et ce d’autant plus que les techniques de perte de poids échouent.

Avec l’avènement des loisirs et des journaux de mode à la fin du XIXe siècle, un statut plus « actif » du féminin se diffuse, donnant naissance dans les années 1920 à un nouvel idéal de beauté féminin, celui d’un corps élancé et athlétique. Les séjours à la plage et la mode des bains de mer entraînent un rapport différent à l’intimité et à la nudité. Un jugement des corps exposés se formule comme en témoigne cet extrait : « leurs adiposités luisantes s’étalent au soleil sans avoir conscience du dégoût d’autrui »11. Le corps se dévoile de plus en plus au regard. L’usage du miroir en pied se développe. Malgré ces bouleversements culturels, « l’obésité touche davantage la classe aisée que l’ouvrière » (aussi appelée obésité mondaine). La pesée se normalise et la balance est simplifiée (elle devient pèse personne), son usage devient quotidien. « Le repère du poids attendu pour une taille donnée se fait plus circonstancié, augurant l’actuel indice de masse corporelle (IMC) » Toutefois, la détermination du poids normal fait débat et s’inscrit tant dans une perspective médicale qu’esthétique cette dernière prenant le pas sur les considérations morales. On assiste à un glissement du terme « embonpoint ». Ce dernier ne s’apparente plus à un équilibre, « un bon état de corps » (selon le dictionnaire de la langue française de Littré en 1866) mais il désigne à présent « une personne grasse » (dans le dictionnaire de l’Académie française 1885).

L’obésité entre dans sa période scientifique, un autre savoir s’affirme. Elle est « soumise à expérience et calcul, explorée par la chimie et la physiologie ». La recherche est à l’indication de degrés, de seuils (« petite, moyenne ou grande obésité »), ainsi qu’à la détermination de « causes » (hérédité, présence de maladies liées à l’assimilation alimentaire, absence de tout lien pathologique). Deux catégories se dessinent : l’obésité venant de l’opulence, l’excès, l’autre du déficit. Pour cette dernière le surpoids ne serait causé ni par la suralimentation ni par la sédentarité. En cause, un déficit vital, parfois évoqué sous les traits de l’anormalité, du monstrueux, jusqu’à l’évocation parfois de la dégénérescence. Le jugement et le curseur se sont déplacés : l’objet d’inquiétude étant devenu le « gros », le « très gros » se trouve déporté vers une extrémité et devient objet de curiosité qu’on expose dans les foires avant de basculer dans l’irregardable, et d’être livré exclusivement au regard du savant. Après les années 1920, maigrir devient premier. Les signes associés aux phases précoces sont traqués sur le corps (comme la cellulite par exemple qui devient objet d’attention). C’est l’avènement de l’hygiénisme, de la mise en place d’un discours diététique, sous forme d’un corps de connaissances et d’outils (tels les schémas et les graphes).

Les régimes se diversifient en fonction des profils de surpoids. La référence énergétique guide de part en part l’énoncé du régime et son contenu (détermination des calories à consommer par jour). On voit apparaître l’émergence d’un marché avec le développement des régimes amaigrissants, des cures thermales (certaines se spécialisant dans le traitement de l’obésité) et des publicités qui mettent en avant des produits amincissants en tout genre. L’avènement de cette culture du mince pointe du doigt celui qui ne veut pas ou ne peut pas maigrir, révélant l’échec de maîtrise sur soi. L’obésité résiste à céder aux propositions thérapeutiques. Certains auteurs vont jusqu’à préciser que « l’obésité vraie, celle de l’âge adulte, installée progressivement dans sa forme sévère, n’est pas curable ». A la stigmatisation de l’obèse s’ajoute les récits plus intime de ceux qui sont alors considérés comme « victime » de ce mal ; le « martyre » peut alors se dire en écho au titre de l’ouvrage d’Henri Béraud, Le martyre de l’obèse (prix Goncourt en 1922). En ce début de XXè siècle, l’ensemble de la population semble concernée par cette problématique. Les rations alimentaires journalières ont augmentées, le confort technique s’est développé avec la vulgarisation des machines, le « mal » a proliféré jusque dans les classes ouvrières, jusqu’à l’évocation d’une « tare de civilisation »12, prémices de ce qui est nommé aujourd’hui épidémie mondiale par l’OMS. Ici, la rupture se fait dans le changement d’échelle. Certains parlent même de « planète obèse » tant elle est devenue transcontinentale13. La proportion de personnes obèses augmente de façon considérable14 au sein des pays émergents où peuvent coexister dénutrition sévère et obésité.15. Le chiffre, via l’ « indice de Masse Corporelle » calculé selon le rapport du poids en kg au carré de la taille en m2, s’est imposé comme outil indiscutable. Le spectre des degrés est normé16. L’originalité se trouve dans l’omniprésence des statistiques pour évoquer la propagation de l’obésité. Aujourd’hui, la prévalence de l’obésité est inversement proportionnelle au niveau de revenus du foyer ; elle n’est donc plus l’apanage des classes dominantes ni socialement partagée.

L’obésité représente désormais une menace sanitaire. Elle a été reconnue en 199717 comme une maladie. L’OMS définit « le surpoids et l’obésité comme une accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui peut nuire à la santé ». Elle serait désormais la 5ème cause de mortalité dans le monde18. L’obésité qualifiée de morbide est une maladie qui préoccupe le corps médical en tant qu’elle représente un risque accrue de comorbidités type diabète, maladies cardio-vasculaires, pathologies ostéo-articulaires, apnée du sommeil… Elle représente de surcroît un enjeu économique, la dépense sanitaire doublant pour une personne obèse par rapport à une personne dite « normopondérale ». Des expressions telles que « fléau social », « enjeu de société » se font omniprésentes. Une autre originalité de notre modernité est son recours à une stratégie législative. L’obésité pour la première fois se confronte à la loi. Ainsi, depuis 2007, un décret contraint en France toute publicité alimentaire à joindre un message sanitaire et l’on voit apparaître sur nos écrans des phrases types « manger 5 fruits et légumes par jour », « dépense-toi bien » et « évite de manger trop gras, trop sucré, trop salé ».

En 2001, un Programme national nutrition santé (PNNS) a été lancé ; il est entré dans sa troisième phase en 2011 et est complété par un Plan Obésité (PO). La Haute Autorité de santé a publié des recommandations de bonne pratique en 2003 puis 2011 sur le Surpoids et l’obésité de l’enfant et l’adolescent. L’essor des travaux de recherche en génétique depuis les années 1960 a aussi participé à développer une nouvelle référence. Enfin, dans notre modernité, la place et le rôle donnés à l’apparence se sont déplacés. « L’obèse, nous dit Vigarello, pousse à l’extrême un paradoxe central de l’identité contemporaine : être conduit à s’identifier à son propre corps, alors même que ce corps est à la fois autre et soi. » Ou encore pour citer Marcel Gauchet « Nous assistons à l’émergence de ce qu’on pourrait appeler un « cogito corporel » qui replacerait le « je pense donc je suis » par un « je suis mon corps » »19. « L’individu est son apparence »20, il est son image, il est représenté par son image, le corps devient support identitaire. L’obèse serait conduit à la désappropriation du corps par une société qui en fait une maladie à éradiquer.  « L’obésité est une maladie chronique grave. Elle doit être traitée comme telle » affirme le professeur David Nocca, président de la Ligue nationale contre l’obésité. Par ailleurs, nombreux sont les témoignages attestant tout autant de la volonté de mincir, de perdre du poids qu’une résistance obscure à le réaliser (« je sais au fond de moi que ce corps enrobé me donne aussi du plaisir » ou encore « l’angoisse de devenir autre 21» « cette obésité a fini par devenir ma signature »).

Comme nous l’avons vu, à différents moments de l’histoire correspond des représentations spécifiques de l’obésité. L’obésité, qu’elle ait été sous le prisme d’un jugement (positif ou péjoratif), tour à tour d’ordre morale, médical, esthétique, scientifique, n’a jamais laissé indifférent.

  1. Abord clinique

Les problématiques de surpoids et ses différents degrés (surpoids, obésité, obésité morbide) peuvent-elles être entendues uniquement comme dysfonctionnement du métabolisme ou comme un trouble des conduites alimentaires22 ? Autrement dit, l’obésité peut-elle avoir un statut, une fonction prise dans une logique subjective ou est–ce à réduire à un calcul, un IMC ? Peut-on parler de symptôme ? L’obésité constitue-t-elle un symptôme en tant que telle ?

Suffit-il de lutter contre les facteurs environnementaux (via des programmes éducatifs, créer des espaces de jeux et de sports dans les quartiers défavorisés…) ? S’agit-il d’ « un fléau » qui s’abat sur nos sociétés dites modernes ou est-ce à considérer dans une histoire, un discours, un certain rapport du sujet… au cas par cas donc ?

Certains auteurs distinguent deux mécanismes et deux catégories d’obésité. Celle dû à une hyperphagie par absence de satiété, par plaisir de la table ou hyperphagie prandiale assortie de grignotage, et celle d’autre part présentant un trouble dit du comportement alimentaire. Le recours à l’objet nourriture aurait ici pour visée de venir colmater un mal-être, un vide, un manque. Ici, ça occuperait donc une fonction.

Des recherches ont été menées depuis plusieurs années sur la ou les causes de l’obésité (génétique, environnementale, éducationnelle, facteurs de stress etc..). Le caractère commun à ces différents articles, serait selon Sylvette Perazzi, de présupposer que l’obésité est un comportement, plus ou moins perçu comme déviant ou addictif qu’il faudrait modifier. Selon elle, l’obésité n’est pas un simple trouble du comportement mais bien plutôt une difficulté du rapport du sujet à son propre corps. « Ce dernier échappe au contrôle et met en échec les essais de maîtrise. Elle souligne l’indispensable traitement de l’obésité au cas par cas et la nécessité de saisir la fonction que cela occupe éventuellement au sein d’une économie subjective. Rien ne dit que cela fasse nécessairement symptôme pour un sujet. Ce que semblent superbement ignorer tous les articles de presse publiés23».

Les réponses apportées, comme la chirurgie bariatrique, apparaissent sous le jour d’une certaine radicalité. Trois types de chirurgie : anneau gastrique, by-pass (= court circuit), sleeve (= manche, tuyau). « By–pass » désigne une opération de court-circuit gastrique ayant pour vocation de produire une perte de poids rapide par restriction alimentaire importante (suivi à vie). La réussite de la chirurgie dépend du rapport entretenu par un patient avec la nourriture. La technicité de l’acte ne poserait pas de difficulté majeure. Là où il y a complication, c’est lorsque le patient ne modifie en rien son rapport à la nourriture. Certains sujets parviennent donc à mettre en échec cette radicalité de la réponse apportée. Après l’échec des régimes à supprimer l’excès de poids, l’acte chirurgical vient imposer une limite dans l’organisme, soulignant l’impuissance d’un sujet à la symboliser, l’incorporer lui–même, une réponse de l’Autre médical, de la science dans le réel du corps. L’interrogation possible d’une causalité d’un autre ordre étant occultée, restée dans l’ombre sauf à être confrontée à son échec. A se fonder uniquement sur les propos, les chiffres et en évinçant la part subjective, ce qui tient du déni et de l’inconscient ne peut être pris en considération. L’acte chirurgical ignore totalement le conflit psychique.

Quelle est la demande lors d’une demande de chirurgie ? S’agit-il d’autre chose que d’une perte de poids ? S’agit-il d’une demande de restauration de l’estime de soi ? Est-ce le corps, son image ou une rectification subjective qui est attendue? A quel moment cela fait-il plainte pour le sujet ? Autrement dit l’obésité est-elle un syndrome rebelle ou occupe-t-elle une fonction dans l’organisation du sujet ? Qu’est-ce que cela signifie de mettre certains sujets face à la nécessité de perdre du poids, de maigrir absolument ?

« L’échec de la prise en charge de ces sujets nécessite de s’interroger sur les forces en jeu dans ces troubles24 » indique Brigitte Karcher25.

Lors de mes recherches sur l’obésité apparaît surtout les risques encourus (les facteurs de risques et la comorbidité), les causes (environnementales, sociétales, industries agro-alimentaires, publicités, sédentarité, facteurs héréditaires, effets secondaires de certains traitements….) et traitements possibles notamment chirurgicaux, celui d’un acte porter sur le réel du corps… La dimension subjective semble rester dans l’ombre. Si la cause semble occultée, déplacée, par le monde médical, qu’en est-il du rapport d’un sujet à son corps ? « sur 2 versants opposés, anorexie et obésité sont toutes deux des pratiques de transformation du corps physique»26, en tant qu’il interpelle le regard de l’autre. La tyrannie du chiffre les concerne toutes deux. Insistance pour que l’anorexique prenne du poids et que l’obèse en perde. Nous avons vu que la logique à l’œuvre dans l’anorexie est le rien, le manger rien, celle de l’obésité serait celle du trop, de l’excès. « à ce jour, seul l’IMC définit l’obésité, une stricte définition médicale, comptable, interroge Catherine Grangeard, pour un problème d’une telle complexité, ne serait-elle pas trop réductrice ?27 »

Nous retiendrons que l’obésité n’est pas une problématique récente. Ce qui l’est davantage c’est son abord et son traitement en prise avec le discours de la science. Le court-circuit qu’inscrit la technique chirurgicale du by-pass, fait résonner le court-circuitage de la parole des sujets, celle d’une problématique subjective.

1 La Cause Freudienne, Événements de corps, n°44, février 2000, p9.

2 La Cause Freudienne, Événements de corps, n°44, février 2000 p10.

3 historien des représentations du corps et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

4 Vigarello, Georges, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Points, coll. « Points histoire », 2013.

5 ibid., p.66.

6 Deux exemples de ces cas extraordinaires sont rapportés en 1635 : une Strasbourgeoise de 36 ans pesant 480 livres (240kg) «impuissante à se déplacer sinon à bouger » et un homme pesant plus de 400 livres (200kgs) «  paraissant en public malgré d’intenses difficultés de mouvement ».

7 6 pieds de ceinture (182 cm), 8 pieds (243 cm).

8 Il devient «celui qui s’engraisse de la substance de la veuve et de l’orphelin ».

9 p. 155

10 Obésité androïde

11 Cité in Georges Vigarello, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Points, coll. « Points histoire », 2013, p222, extrait d’une revue Le Charivari 20 juillet 1876.

12 Cité in Georges Vigarello, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Points, coll. « Points histoire », 2013, p253, Francis Heckel en 1930.

13 Il existe depuis les années 70, une association, RIPOSTE, qui rassemble des médecins de spécialités diverses concernées par l’obésité (soit 170 experts sur 5 continents).

14 La proportion a été multipliée par 3 en 30 ans (entre 1975 et 2014). En parallèle de l’évolution du nombre de la population mondiale, le nombre d’adultes en obésité a été multiplié par 8 pour les hommes et par 5 pour les femmes, on est passé de 105 millions d’adultes obèses en 1975 à 641 millions en 2014 le taux de prévalence standardisé de l’obésité (IMC ≥ 30 kg/m²) s’est accru de 3,2% en 1975 à 10,8% (9,7–12,0) en 2014 pour les hommes, et de 6,4% à 14,9% pour les femmes.

15 L’expansion de l’obésité constitue, aux yeux de certains spécialistes, le déclin de l’occident.

16 le surpoids (situé entre 25 et 29.9), l’obésité (au-delà du chiffre 30) avec ses 3 degrés : modéré, sévère (à partir de 35), très sévère ou morbide (au-delà de 40). (morbide traduisant la mortalité accrue en raison des comorbidités que cette obésité massive entraîne).

17 Rapport d’une Consultation de l’OMS « Obésité : prévention et prise en charge de l’épidémie mondiale » [archive], 2003 (2000 pour la version en anglais) : l’obésité y est désignée comme une « maladie chronique ».

18 Selon l’OMS

19 Gauchet, Marcel, « je suis mon corps », Télérama, « Qu’avons-nous fait de la liberté ?, hors –série, 2007, p44.

20 Cité in Vigarello, Georges, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Points, coll. « Points histoire », 2013, p292, extrait du Culte de la performance de A. Ehrenberg.

21 Boucher, Joelle, La Grosse, Paris, Hachette pratique, « Témoin de vie », 2009, p91.

22 Le DSM classifie l’hyperphagie dans « les troubles alimentaires non spécifiques ».

23 Obésité, Sylvette Perazzi

24 Karcher, Brigitte, « la honte comme sauvegarde de la subjectivité dans la clinique des troubles alimentaires » (thèse) p 20.

25 Karcher, Brigitte, « la honte comme sauvegarde de la subjectivité dans la clinique des troubles alimentaires » (thèse)

26 Grangeard, Catherine, Vers une psychanalyse de l’obésité

27 Grangeard, Catherine, Vers une psychanalyse de l’obésité, p150.

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