Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Usine de poupées : Les femmes à postiche et la narco-esthétique en Amérique Latine – 12eme Journée d’étude – Ton corps est à toi

Angélica TORO-CARDONA

« C’est une femme de petite taille (1m58) qui détient un corps modelé par le forfait de chirurgiens esthétiques connus parmi les femmes proches du monde du narcotrafic comme le TLC 1: implants mammaires, liposuccion, et augmentation des fesses. Et peut-être aussi quelques retouches de plus. Elle a des longs cheveux, des yeux ronds et globuleux tout comme ses pommettes et des dents parfaites qu’elle n’arrête pas de montrer. Mais elle n’a pas toujours été ainsi »2.

C’est la description physique de Brenda, l’ex-femme d’un redoutable narcotrafiquant colombien actuellement incarcéré aux Etats-Unis où il a été extradé. Elle fait partie de la première génération des dites poupées de la mafia : des jeunes femmes qui ont établi des liaisons amoureuses avec des narcotrafiquants y voyant une possibilité d’ascension dans l’échelle sociale.

Devenant les femmes des narcotrafiquants, elles ont eu accès non seulement aux luxes spectaculaires de la vie extravagante de leurs compagnons, mais aussi à la possibilité d’avoir un corps de rêve à travers les chirurgies esthétiques financées et commandées par leurs nouveaux mécènes. L’expression corps de rêve est ici à prendre à la lettre, puisqu’il s’agit d’un corps qui s’éloigne largement de celui que la nature leur a décerné.

Ce corps féminin fantasmé par les narcotrafiquants, dont la caractéristique principale est d’avoir une très forte poitrine et des fesses protubérantes, tout en gardant un ventre très plat et une figure maigre et disproportionnée ; contraste avec la véritable physionomie de ces femmes, pas forcément très maigres et de petite taille pour la plupart d’entre elles.

Il constitue une sorte d’utopie physiologique qui a pour autant vu le jour au sein des blocs opératoires des cliniques esthétiques dans les années 90. A partir de ce moment-là, et tout en faisant preuve de domination, les narcotrafiquants ont commencé à passer commande aux chirurgiens, pour se faire fabriquer des femmes sur mesure, des femmes à la demande, des poupées. Ainsi, ils déterminaient la taille des seins et des fesses qu’ils voulaient pour sa poupée, et indiquaient au chirurgien en grammes la quantité exacte du gel de silicone qui devait contenir la prothèse (mammaire ou fessière) : 250g, 350g, etc.3. Naissance de l’usine de poupées, marchandisation du corps de la femme. Des corps féminins, fabriqués afin d’être exhibés par les narcotrafiquants tels des trophées.

Deux questions se sont imposées à ma lecture du phénomène. La première : de quelle solution à son être de femme s’agit-il pour ces dites poupées ? La deuxième : A qui appartiennent ces corps féminins, dont la réfection a été commandée et financée par un tiers ? Ces questions vont orienter ma réflexion, à travers laquelle je vais essayer d’y apporter quelques éléments de réponse.

Des femmes à postiche

Quelle est la position féminine de ces sujets, dont leurs corps a été, si je puis dire, refait à neuf ? Il s’agirait – c’est mon hypothèse de travail – de ce que Jacques-Alain Miller appelle la femme à postiche. Pour reprendre la définition qu’il en fait dans son cours De la Nature des Semblants, celle-ci est la position dans laquelle une femme « (…) ajoute artificiellement ce qui lui manque, à condition que, toujours et en secret, elle l’ait d’un homme. Chez la femme à postiche, le paraître est essentiel, en tant que cela doit paraître comme d’elle-même, de sa propriété»4.

Or, qu’en est-il de la notion du postiche dans la clinique féminine ? Dans son chapitre sur la théorie des postiches5 – qui pourrait être considérée comme une théorie du corps -, Miller fait une distinction entre le postiche, et d’autres éléments de cette théorie, tels que les prothèses, les phanères et la mascarade. Par la suite, je vais essayer de décortiquer cette notion, en faisant le parallèle d’avec les poupées de la mafia.

« Premièrement, dit Miller, pour que le postiche ait une signification, il faut qu’il y ait un lieu et un manque, le postiche viendrait remplacer ce qui manque à cette place » : l’implant du gel de silicone, viendrait combler quelque chose qui manque dans le corps féminin, plus précisément à la poitrine et aux fesses, dont la taille serait supposée insuffisante.

Deuxièmement, le postiche garantit l’image et non pas la fonction : c’est ce qui le différencie de la prothèse –dans le sens médical du terme- qui elle, viendrait remplacer ou suppléer un organe ou un membre dont la perte aurait entrainé la disparition ou la diminution d’une des fonctionnalités du corps, tels qu’une prothèse de main, une prothèse de jambe, une prothèse auditive, etc. De son côté, la pose d’implants mammaires ou fessiers, répond chez les poupées exclusivement à une quête de la beauté et la perfection du corps féminin, et en aucun moment ne met en question la fonctionnalité de ce corps. La seule fonctionnalité en jeu est celle du semblant.

Par la suite, il faut aussi distinguer le postiche, de ce que l’on appelle en biologie les phanères, définies comme des formations épidermiques apparentes, c’est-à-dire des parties naturelles du corps, tels que les cheveux, les ongles et les dents. Ce sont des parties du corps, qui de par son caractère externe, donnent l’impression d’être amovibles, comme si elles ne faisaient pas entièrement partie de l’ensemble, mais dont on remarquerait l’absence.

Enfin, il est important de distinguer le postiche de la mascarade, catégorie largement développée par la théorie psychanalytique, et étroitement liée à la notion du semblant. Sa fonction fondamentale serait celle de masquer le manque chez le corps féminin, de cacher le rien, de faire semblant de ne pas manquer. La mascarade reste un élément qui voile le manque, mais qui n’est pas intégré au corps, contrairement au postiche, qui lui, se présente comme une partie du corps supposée avoir toujours été présente.

Dernière caractéristique : Le postiche se fait avec des morceaux d’un homme, à l’occasion le narcotrafiquant. Qui non seulement subventionne mais surtout commande et définie les conditions que doit remplir le nouveau corps de sa poupée. Néanmoins, une fois la transformation accomplie, ces femmes feront semblant qu’il s’agit de leurs corps naturels, comme si l’intervention d’un homme dans l’affaire n’avait jamais eu lieu.

Ainsi, la femme à postiche ment et dit : « ceci n’est pas un postiche », les poupées disent : « ceci n’est pas un implant mammaire ». Elles font monstration d’être les propriétaires d’un corps dénaturé et disproportionné, mais dont elles se prétendent les porteuses naturelles.

En guise de conclusion, je voudrais citer Pierre Malengreau, qui définit cette figure de la femme à postiche comme un « jeu en trompe l’œil »6. En somme, le postiche est une pièce rapportée, et non pas une partie du corps, qui vient là où il n’y avait rien pour voiler un manque supposé.

La femme à postiche, est donc celle qui joue le jeu du fantasme de l’homme. La poupée, mettrait son corps au service de la réalisation du fantasme du narcotrafiquant. On peut dire avec Miller que : « C’est plus tranquille de faire couple avec la femme à postiche, pour déposer son propre bien dans un coffre- fort. Cette femme à postiche, qui ne semble pas castrée, ne menace pas l’homme, car elle n’exige pas de lui qu’il soit désirant, de telle sorte qu’elle reçoit respect et repos de la castration.»7

On pourrait à juste titre émettre l’hypothèse que devenir une poupée de narco est une solution féminine du côté de l’avoir, puisque ces femmes au lieu d’assumer son manque à être, prétendent le nier en se montrant comme toutes. Elles rajoutent artificiellement ce qui leur manque à travers la chirurgie esthétique, et ceci toujours et en secret, par les biais d’un homme qui est le narcotrafiquant qui paye l’intervention chirurgicale.

Leurs corps sont à elles ?…

Pourrait-on s’interroger au sujet de ces poupées de la mafia ? Reste inentamée jusqu’à présent la question de la propriété du corps.

A ce sujet, il y aurait pour ces femmes une sorte d’emprise du corps, au sens juridique du terme. En droit, l’emprise, est le fait de déposséder un particulier d’un bien, légalement ou illégalement, à titre temporaire ou définitif, à son profit ou au profit d’un tiers. Du fait qu’il a payé la chirurgie esthétique, le narco prend en quelque sorte possession de leur corps. Pour le résumer, je cite l’une des dites poupées, lors d’une interview avec un journaliste :

« Il me dit que je peux partir quand je le souhaite, mais qu’en revanche, je ne pourrai emporter avec moi que ce que je possédais à mon arrivée ; et que par contre, mes seins et mes fesses, je ne suis pas venue avec… »8

A qui appartiennent ces corps refaits à neuf ? Appartiennent-t-ils vraiment aux femmes qui les portent, ou plutôt à celui qui a payé pour les refaire ? Ces questions m’ont renvoyé vers un autre terme juridique, dont Lacan se sert pour parler de la jouissance, c’est la notion d’usufruit d’un corps. « L’usufruit veut dire qu’on peut jouir de ses moyens, mais qu’il ne faut pas les gaspiller. Quand on a l’usufruit d’un héritage, on peut en jouir à condition de ne pas trop en user. C’est bien là qu’est l’essence du droit – répartir, distribuer, rétribuer ce qu’il en est de la jouissance»9.

Par conséquent, l’usufruit implique la distinction entre ce qui est la jouissance d’un bien et la propriété du même. A qui reviennent le statut de propriétaire et celui d’usufruitier dans cette affaire ? La poupée, serait-t-elle propriétaire d’un corps qui ne lui appartient plus complètement, car obligée à rester à côté de celui qui a commandé et financé sa réfection, au moins le temps qu’il le souhaite ainsi. Elle serait dépossédée du pouvoir de décision sur con corps, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en jouit pas pour autant, car il ne faut pas oublier qu’elle a consenti à ce que son corps soit refait à l’image du fantasme du narco.

Enfin, je tiens à souligner que ce n’est pas le fruit du hasard si j’emploie des termes tels que poupée, réfection, refait à neuf, emprise, usufruit. C’est que je tente de mettre en exergue le statut d’objet qu’acquièrent les corps de ces femmes.

Pour finir en beauté

Jusqu’où sont prêtes à aller les femmes latino-américaines pour se faire une beauté ? Une chose est sûre, beaucoup sont prêtes à aller jusqu’au bloc opératoire. Tendance oblige.

L’usine de poupées produit des corps féminins à la chaine, tous égaux, des femmes made in bloc opératoire.

1 TLC: fait résonner en espagnol tetas, lipo y culo, mais aussi Tratado de libre comercio (accord de libre-échange)

2 http://www.prisaediciones.com/uploads/ficheros/libro/primeras-paginas/201005/primeras-paginas-munecas-narcos.pdf

3 Gustavo Salazar Pineda, avocat colombien défenseur des narcotrafiquants les plus sanguinaires de la Colombie, connu aussi comme « l’avocat du diable » https://www.youtube.com/watch?v=yXjccLM6gjM

4 MILLER, Jacques Alain, Revue de la Cause Freudienne, N°36. Des semblants dans la relation entre les sexes. pp 5-15

5 MILLER, Jacques Alain, De la Naturaleza de los semblantes. Ed. Paidós, Buenos Aires, 2002. Chapitre XII, pp 161–171

6 MALENGREAU, Pierre. « Le phallus comme semblant dans la clinique féminine », in Revue Quarto N°97, p. 25

7 MILLER, Jacques Alain. Revue de la Cause Freudienne, N°36. Des semblants dans la relation entre les sexes. P 9

8 http://www.prisaediciones.com/uploads/ficheros/libro/primeras-paginas/201005/primeras-paginas-munecas-narcos.pdf

9 LACAN, Jacques. Le Séminaire, Livre XX. Encore. Ed Seuil, p. 10