Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’aveu de culpabilité, leurre de la vérité

Dario MORALES

Mon objectif est de cerner les enjeux du consentement et de la responsabilité dans la clinique en milieu carcéral, en me demandant quel statut la psychanalyse donne au « oui » du sujet. Le consentement et la responsabilité s’articulent dans l’acte de consentir à la sanction (acte qui peut survenir soit par l’aveu, soit dans la déclaration, soit par confession, soit par reconnaissance). Consentement et responsabilité s’articulent mais ils diffèrent quant à leur objectif : la responsabilité engage le dire dans une nouvelle signification, tandis que le consentement renvoie au signifié comme lâchage de la jouissance.

Nous illustrerons le statut que prend l’aveu de culpabilité face à la responsabilité et au consentement en montrant d’abord comment la responsabilité se dégage du sentiment de culpabilité et ensuite comment le consentement peut advenir, sur fond de séparation d’avec la jouissance.

La clinique psychanalytique ne considère pas positivement le « oui » du sujet car un « oui » du côté de l’assentiment est le plus souvent un dire purement formel : le sujet « adhère », il est présent dans sa créance, il donne tous les signes du consentement, mais quelque chose en lui n’assentit pas réellement. Cette situation avait été clairement évoquée par Freud dès les premiers textes, quand il évoque la résistance au traitement : c’est le cas par exemple de sa patiente Emmy Voni… elle ne doute pas que l’interprétation soit vraie, elle va jusqu’à s’y rallier, elle produit un « oui » en acte — puisque le symptôme disparaît — mais le sujet de l’assentiment ne s’y retrouve pas. L’excès du consentement est en même temps déficit quant au sujet. Quelque chose reste de côté et c’est pourquoi toute position qui se centre sur l’adhésion, par un sujet, au contenu objectivé du savoir, réactive en quelque sorte une position symptômale, énoncée en termes de vérité mais inaccessible au sujet.

Cette petite introduction autour de la question de l’assentiment vient nous rappeler que, si la clinique ne considère pas positivement l’affirmation (le oui) du sujet, il en va de même pour l’aveu de culpabilité, qui s’avère comme tel trompeur : en effet, nous savons par expérience que le sujet déclare sa culpabilité pour mieux dissimuler l’inavouable de sa faute. Dans ces conditions, quel sens prend alors l’acte de consentir à la sanction ? Nous poserons deux formes de « oui » selon qu’il s’agit de la responsabilité et/ou du consentement : la responsabilité oriente le sujet dans une direction éthico-juridique alors que le consentement se situe à la jointure du sujet éthique et de la jouissance. La « déclaration de culpabilité » illustre ainsi à sa manière cette double polarité, moment de vérité que nous mettons au compte du symbolique et qui a pour nom responsabilité ; moment de causalité que nous mettons au compte du réel et qui a pour nom consentement. Ce double mouvement est en soi très éclairant, cela veut dire que l’homme a le plus souvent conscience de sa responsabilité avant de se déclarer « cause » de sa jouissance. C’est donc de sa position quant aux actes interdits (l’interdit) que le sujet se rend d’abord responsable. C’est pourquoi la conscience de la culpabilité constitue l’achèvement de l’expérience de la faute et la première étape vers l’avènement du consentement à la jouissance.

Pour mieux cerner cette articulation (responsabilité/consentement), on pourrait interroger le statut de la responsabilité dans le thème moral du péché, où l’on voit que la crainte spécifique de la souillure est une anticipation et une prévention de la punitionii. Le châtiment ainsi anticipé étend son ombre sur la conscience présente qui sent peser sur elle le poids de cette menace. L’essentiel de la culpabilité est déjà contenu dans cette conscience d’être « chargé » d’un « poids ». La coulpe ne sera jamais autre chose que le châtiment anticipé, intériorisé et pesant déjà sur la conscience ; et comme la crainte est, dès l’origine, la voie d’intériorisation de la souillure elle-même, la culpabilité est un moment contemporain de cette souillure. Mais, à ce stade, ce moment reste subordonné à l’Autre de la loi : c’est parce que l’homme est rituellement (et de naissance) impur qu’il est « chargé » de la faute, il n’a pas besoin d’être l’auteur du mal pour se sentir chargé de son poids et du poids de ses conséquences. Etre coupable, c’est seulement être prêt à supporter le châtiment et se constituer en sujet de châtiment. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que la culpabilité est déjà impliquée dans l’idée de souillure.

On peut sans doute dire que cette culpabilité est déjà responsabilité, si l’on veut dire qu’être responsable c’est être capable de répondre devant les instances de l’Autre, par le truchement de la confession. Mais en même temps, elle est consentement dans l’acte de contrition, présent dans toute pénitence. Schématiquement, du point de vue de la pénitence, la responsabilité sépare, alors que le consentement est ce qui célèbre le retour du sujet moral. Pour la psychanalyse, au contraire, responsabilité et consentement n’assurent pas la continuité du sujet mais sa discontinuité, qui renvoie à la scission radicale existante entre la culpabilité du sujet qui accepte de se tenir pour responsable de ce qui lui arrive et cette part non incluse dans la déclaration de responsabilité, la jouissance de la faute. La psychanalyse n’est pas confrontée aux tribulations du sujet moral mais à l’incomplétude du sujet divisé. De plus, du sujet moral au sujet de la psychanalyse, le statut de l’affect diffère radicalement. La religion donne consistance, à celui-ci : Le sujet avoue son péché, paye sa dette, déclare sa responsabilité et pourtant en même temps cela ne suffit pas à apaiser le sentiment de culpabilité, qui s’en nourrit, réclamant d’autres aveux, d’autres sacrifices dans le champ de son existence. Pour la psychanalyse, au contraire, la présence ou l’absence d’affectiii n’est pas l’aune à laquelle se mesure la culpabilité, qui, comme le dit Freud, reste inconsciente. D’ailleurs Freud remarque dans son essai métapsychologique « L’inconscient » que parler de sentiment de culpabilité inconscient n’est pas tout à fait correct, il préfère le terme de « besoin inconscient de punition ». Ce qui est refoulé et proprement inconscient, c’est le signifiant, le Vorstellungsrepräsentanziv. Le sentiment dont le modèle est la culpabilité se comporte comme l’affect dont le modèle est l’angoisse : il est déplacé ou réprimé, il dépend en réalité du signifiant qui renvoie au jugement dans l’Autre, ce qui suppose le symbolique. C’est le jugement qui est refoulé tandis que le sentiment est déplacé ou réprimé ; c’est pourquoi il serait plus correct de dire présomption de culpabilité que sentiment de culpabilité. Cela veut dire que la culpabilité n’est pas un fait brut mais une affaire de jugement ou, ce qui revient au même, d’attribution porteuse, ici, de jouissance. Un pas supplémentaire consisterait maintenant à interroger ce qu’il en est de cette attribution dans la déclaration de culpabilité, c’est-à-dire la jonction du signifiant et de la jouissance telle que nous la recueillons dans l’expérience clinique en milieu carcéral.

Il faudrait avancer, premièrement, que la déclaration de responsabilité est en quelque sorte un alibi. C’est-à-dire que la faute avouée n’est pas la faute réelle, laquelle insiste sous les aveux répétés. La faute que, par son aveu, le sujet propose à l’Autre de la loi, tient lieu d’alibi pour une autre faute que le sujet va passer dès lors en fraude, en contrebande. Cette faute réelle a trait à cette satisfaction paradoxale que Freud suppose au symptôme pour rendre compte de la réaction thérapeutique négative : si le sujet ne veut pas guérir de ce dont il se plaint, c’est qu’il en tire une satisfaction, paradoxale d’être au-delà du principe du plaisir, et dont il ne dit rien. Comment donc le pourrait-il alors que cette satisfaction échappe à tout ce qu’il pourrait en dire ? Elle vient en quelque sorte en excès à ce qu’il en dit. C’est cela que Freud confirme lorsqu’il avance à propos du crime qu’il est un « accomplissement substitutif des désirs inconscients propres à l’enfance… ». Nous insistons ici sur le caractère substitutif, il reste toujours dans la déclaration de responsabilité un excédent, hors signifiant …

De ceci découle, deuxièmement, que si la déclaration de responsabilité dit le vrai sur la culpabilité supposée, elle ne constitue pas un savoir sur la cause de la jouissance : « là où cela jouit, le sujet ne sait pas ». Dès qu’il en fait un savoir, il le perd comme jouissance. En effet, la part de jouissance incluse dans la précipitation du passage à l’acte ne met rien en jeu du savoir de l’Autre, ne laissant ainsi aucune place à la fonction de la parole. Le passage à l’acte ne peut ainsi déboucher, dans la mise en jeu de l’Autre, que sur celle de la jouissance, éliminant la discontinuité introduite dans le sujet par le signifiant.

Troisièmement, enfin, la déclaration de responsabilité n’a pas le même sens selon qu’elle est adressée au juge et au psychanalyste. Du côté de la justice, elle vient comme point d’aboutissement (dans le jugement) à une enquête qui démarre théoriquement sur le mode de la présomption d’innocence. La déclaration de responsabilité, qu’elle soit prononcée par l’Autre judiciaire lors du verdict ou assumée par le prévenu devenu entre temps l’accusé, puis le condamné, ne change rien à l’affaire. Elle signale tout simplement l’achèvement dans le jugement d’une preuve de vérité où celle-ci s’identifie à la responsabilité, effaçant du même coup la présomption (à entendre ici comme jugement ou présomption d’innocence). Mais là où, pour le droit, la responsabilité donne consistance à l’Autre du jugement, la responsabilité en psychanalyse est la voie d’entrée pour un sujet à la question (la cause) de son symptôme, et à ce titre l’opération analytique, référée au rapport qu’entretient le sujet avec la structure, provoque la responsabilité, moins pour les effets certains de signification que pour signifier la (présence de la) cause.

Je me contenterai d’évoquer succinctement ici un cas de névrose obsessionnelle (de ce qu’on pourrait appeler une névrose d’autopunition), représentatif de la façon dont responsabilité et consentement se rencontrent dans la pratique. (D’ailleurs) le terme qui qualifie ce cas pourrait être celui de « responsabilité divisé », ou « consentement à venir ».

Un homme jeune d’une trentaine d’années (33 ans) est incarcéré depuis une dizaine de mois, suite aux aveux qu’il a fait au commissariat, d’un crime qu’il a commis sur la personne d’un chauffeur de taxi, une quinzaine d’années auparavant. Il explique qu’il y a quelques mois, ivre, il a décidé de se libérer d’une charge dont le poids lui était devenu, avec le temps, insupportable : il a réussi, tant bien que mal à traîner ce boulet mais il éprouvait, de temps à autre, le besoin irrépressible de faire les cents pas autour des commissariats, sans jamais trouver la volonté suffisante de franchir le seuil. Il se sentait à bout. Depuis le jour du crime, crime dont il avait pris connaissance seulement trois jours après en lisant fébrilement les faits divers, sa vie a basculé. Certes, avant cet acte, il allait à la dérive mais depuis il a vécu avec le sentiment d’être en errance, comme l’attestent ces quinze années perdues, où il n’est jamais parvenu à trouver d’équilibre ni sur le plan professionnel ni sur le plan sentimental. Au moment de l’aveu, il vivait chez ses parents, avec qui il entretenait des rapports ambivalents : il avait rompu et renoué avec eux au moins une demi-douzaine de fois, en raison de la mésentente qui semblait régner dans le couple parental depuis au moins son adolescence lorsque le père, au cours d’une séance de ménage mémorable, l’avait pris à témoin des infidélités de son épouse. Quelques mois plus tard, il fait sa première fugue. Interpellé par la police à 500 kms de son lieu d’habitation, son père vient le chercher au commissariat, et, contre toute attente (alors qu’il s’attendait à une correction), se met à genoux devant lui et lui demande pardon. Il a gardé de cet épisode le souvenir pénible d’un père qui « n’assurait pas ». Ceci ne l’a pas empêché de refaire d’autres fugues, deux tentatives de suicide, et de quitter pour une durée assez longue le domicile parental à l’âge de 15 ans. Il s’est installé dans une grande ville du sud-ouest où il a commencé plusieurs petits boulots dans la restauration, découvert la came, l’alcool, fait des passages dans la petite délinquance. Il renoue avec ses parents, revient à Paris pour chercher du travail. C’est dans ce contexte qu’il rêve d’évasion et tente de cambrioler un chauffeur de taxi ; celui-ci s’oppose : pris de panique, il se sert de son arme, le blesse et s’enfuit. La suite de l’histoire pourrait se résumer ainsi : pris de remords, il veut tout dire, désire la punition mais par crainte d’être puni, il décide d’oublier, et se noie littéralement dans l’alcool Mais c’est aussi par l’alcool qu’il aura trouvé, en substance, la force de faire son aveu. C’est donc à deux mois du classement judiciaire de ce crime que T. s’est enfin décidé à en parler.

Quelles sont donc les coordonnées subjectives présentes dans cet aveu, ou « déclaration de culpabilité », selon l’expression qu’emploie T. lui même ? En premier lieu, ce qu’il demande, c’est qu’on l’aide à prendre la faute sur lui, c’est de le reconnaître coupable. Voilà une demande pour le moins ambiguë, mais qui intervient seulement trois semaines après « sa déclaration » devant le juge. Il a voulu rencontrer un psy parce qu’après une première impression de soulagement, il s’est rendu compte que son aveu le dépassait. On pourrait faire l’hypothèse qu’après la rectification subjective (les effets) de ses premiers aveux, T. éprouve l’existence d’un irréductible qu’il ne peut pas faire sien. Cet irréductible de la culpabilité est lié à un rappel de la jouissance, c’est-à-dire un reste qui n’est pas passé au dire. L’irréductible de la culpabilité, au-delà de toute « déclaration de responsabilité », est donc l’indice dans la structure d’un trop, d’un trop de jouissance, d’où la pertinence des propos que tient T. lorsqu’il déclare : « ce n’est pas le meurtre, mais l’aveu qui engendre la culpabilité ». Si nous prenons sa « déclaration de responsabilité » par ce bout, se pose la question de son abord dans la cure. Y repérer les enjeux de jouissance n’implique pas pour autant que nous ayons à la traiter comme telle. Traiter la culpabilité comme telle, ce serait par exemple la nommer, et donc la référer à ce savoir supposé par le névrosé, à ce savoir fait pour la jouissance, fait pour le maintien de cette supposition, que tout de la jouissance pourrait être dit. Ce serait dans ce cas utiliser le signifiant à des fins de savoir, de savoir sur la jouissance qui manque. Traiter la culpabilité par ce biais apporte sans aucun doute un certain soulagement ; c’est justement le choix que semble avoir fait T., le choix de la responsabilité : le choix de faire parler les signifiants paternels, à savoir, la faute, la dette. Mais ce choix s’avère être non seulement de courte durée, mais aussi risque de perpétuer chez ce sujet l’oscillation entre culpabilité et revendication. D’un côté, en faisant appel à l’Autre, au sujet supposé savoir, il veut régler la jouissance. C’est sur ce point que porte sa demande : que la faute du symptôme, le sujet supposé savoir puisse la résorber dans le symbolique. Elle y réussit pour une part, c’est un progrès pour le névrosé de desserrer l’étau du sentiment de culpabilité. Il s’agit d’un progrès, si on la compare à la précipitation avec laquelle, au moment de son aveu, il s’était identifié comme coupable et se destinait à prendre la faute sur lui. Mais il y a une limite à cette orientation : le symbolique ne peut pas prendre en charge toute la jouissance. Il en reste, d’où les phénomènes de réaction thérapeutique négative, de revendication par quoi le sujet se déleste de la faute sur l’Autre « Comment voulez-vous que je puisse assumer mes actes, alors que la parole de mon père était complètement discréditée ?». La psychanalyse nous pousse au contraire dans une autre voie, celle du consentement, qui pousse à saturer la parole du sujet jusqu’à l’amener à ce point où il est impossible d’assentir, parce que l’Autre n’existe pas. C’est donc au sujet tout seul qu’incombe la charge de la jouissance et c’est cette perspective qui peut donner à l’occasion pour tout sujet la liberté d’adhérer et de mettre à nu son drame de sujet, d’avoir ainsi à assentir aux modalités de sa (division) castration. Bref, consentir à ce que tout de la jouissance ne peut être dit, mais c’est à le dire, que s’opère la séparation où advient le « Oui, c’est ma faute ». Démontrer que tout de la jouissance ne peut se dire libère du même coup le savoir qui enfermait cette jouissance. Ce savoir est rendu, si l’on peut dire, disponible à d’autres fins, à des fins d’acte notamment.

Ainsi, bien que la psychanalyse ait affaire à la question de la responsabilité, il n’est pas sûr qu’elle arrive dans tous les cas à ce que le névrosé adhère à sa « malédiction consentie v».

i Freud, S., Etudes sur l’hystérie, « Cas de Mme Emmy Von N. », (texte de 1895), Puf, Paris, 1978, pp. 35-82.

ii Pour une analyse approfondie des rapports qu’entretiennent la souillure, le pêché, la culpabilité, cf, Ricoeur, Paul, Philosophie de la volonté, 2 volume, Finitude et culpabilité, Aubier, Paris, 1988, pp. 187-300.

iii Face à l’aveu d’un crime les attitudes peuvent être fort différentes ; tantôt, le criminel est travaillé par des remords insurmontables, tantôt il avoue sans manifester aucun sentiment, sans même donner aucun signe apparent de remords. Cf, à ce propos, Reik, Théodore., Le besoin d’avouer, Payot, Paris, 1997.

iv Freud, S., L’inconscient, Puf, Paris, tome XIII, pp. 225-233.

v Lacan, J., Le Séminaire, Livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1986, p.357.