Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Pour introduire à la psychose ordinaire

Bernard JOTHY

C’est à une rencontre des sections cliniques du champ freudien en 1998 à Antibes (1), que J.-A. Miller a proposé le terme de Psychose Ordinaire pour rendre compte d’un certain nombre de cas cliniques qui font problème si on les considère du seul point de vue des références lacaniennes « classiques », celles qui opposent avec netteté névrose et psychose. En effet les cliniciens sont confrontés à des cas inclassables et ce n’est pas si rare.  Des effets de surprise voire des points d’énigme peuvent apparaître dans le traitement de patients en analyse, sans qu’on puisse les comprendre avec les critères usuels. Comment les situer ? Comment ordonner ces symptômes multiples ? Par quel biais les psychanalystes d’orientation lacanienne peuvent ils les aborder ?

La différenciation névrose/psychose, dans la 1ère partie de l’enseignement de Lacan, repose sur la suprématie du Symbolique par rapport à l’Imaginaire et au Réel : l’ordre du Symbolique s’impose d’autant mieux que le Nom du Père y est opérant. S’il vient à manquer (forclusion du Nom-du-Père), le rapport signifiant/signifié s’en trouve bouleversé et les remaniements consécutifs aboutissent au délire : le manque forclusif, véritable brisure dans la chaîne signifiante, est la faille par laquelle la jouissance ne trouve plus de répondant symbolique et peut imposer ses effets mortifères. Dans la névrose, le Nom-du-Père et l’ordre symbolique ne sont pas compromis, si bien que la régulation de la jouissance peut s’effectuer via la castration : dans ce cas, pas de forclusion mais le refoulement qui porte sa marque sur la chaine signifiante mais sans brisure.

Lacan n’en est pas resté là. Ses positions ont évolué au fil des années si bien que dans la dernière partie de son enseignement, les rapports entre Symbolique, Imaginaire et Réel sont remaniés : il y a pluralisation des Noms du Père, ce qui réduit l’importance de ses effets jusqu’à faire équivaloir Nom du Père et symptôme. Le Symbolique n’a plus de position prééminente par rapport à l’Imaginaire et au Réel, les 3 se liant ou plutôt se nouant selon la modalité du Nœud borroméen. La distinction entre névrose et psychose persiste mais la répartition des cas ne se fait plus sur le mode d’un choix exclusif, elle se fait plus graduellement selon un continuum qui va de l’une à l’autre.

On aboutit alors à deux types de conceptions dans l’abord clinique :

1°-Quand il y a opposition nette névrose/psychose, le critère présence ou absence du Nom-du-Père est déterminant ; s’il est absent, le trou de la forclusion ne peut être masqué qu’un temps par les efforts du sujet pour se normaliser et s’adapter. Dans une certaine conjoncture, le déclenchement aura lieu : il y aura retour dans le Réel de ce qui n’a pu être admis, de ce qui n’est pas nommable de la jouissance, si bien que les phénomènes élémentaires du délire deviendront évidents.

2°-Mais quand il y a continuité entre névrose et psychose, il n’y a pas de cassure nette, pas de déclenchement générateur de production délirante mais une précarité qui s’installe, une souffrance qui se double d’inhibitions tenaces, une dérive qui s’accentue. « Les psychoses ordinaires sont principalement de ce type » indique J.-A.Miller (2). Leurs symptômes peuvent évoluer longtemps à bas bruit, s’accompagner de conflits apparemment œdipiens qui en imposent pour une névrose ; mais si ces sujets font une analyse, les interprétations ne suscitent aucun changement notable car elles ne sont pas en mesure d’embrayer sur l’inconscient. Il n’y a donc pas d’effet du Symbolique dans le Réel. Certes, il n’y a pas de rupture de la chaîne signifiante, mais une inertie, un point d’arrêt face à un objet indicible dans la langue du sujet (holophrase), autant dire une rencontre avec ce qui est impossible à nommer, à subjectiver, à dialectiser. Face à ce Réel intraitable, le sujet se sent débordé, concerné mais incapable de réagir devant ce qui fait trou pour lui. Alors, il va chercher un apaisement dans ce qu’il trouve à sa portée : quand ce n’est pas dans le champ thérapeutique, ce pourra être, par exemple, la fréquentation de sectes orientales qui offrent une effusion collective, ou le recours à des médecines parallèles qui fournissent l’appui d’une rhétorique magique. Il y a bien d’autres façons de s’abriter du Réel en cooptant un discours qui permet de loger son étrangeté à soi, pour poursuivre sa route sans se faire remarquer par ses propos ou sa conduite. L’entourage ne s’inquiète donc pas mais le sujet, lui, dans son for intérieur, peut ressentir ce qui le trouble à l’occasion et le surprend. Exemple : une personne adulte participe à un jeu nocturne entre amis dans la plus parfaite obscurité : elle est contrebandier et doit donc franchir la zone où sont les douaniers ; mais elle est interceptée par une femme douanier qui l’agrippe par le chignon et ne la lâche pas ; alors la contrebandier se surprend à bourrer de coups violents celle qui la retient. Elle est étonnée de sa propre violence, elle en est effrayée et reste une bonne partie de la nuit à repenser à ce qui a fait irruption en elle. Ce qui confirme la valeur du symptôme, c’est qu’aucune parole n’a pu s’échanger entre les deux personnes, il n’y a pas eu de médiation symbolique car le Réel muet a fait obstacle à la communication. L’agir a libéré la jouissance dans un moment où l’Autre du signifiant, des valeurs de bonne conduite, l’Autre qui normalement fait barrière à la jouissance, cet Autre s’est trouvé éclipsé, invalidé, comme si tout d’un coup il n’y avait plus de pilote dans l’avion. C’est resté un fait brut, hors sens, qui n’a pu être parlé que le lendemain en séance, la personne se demandant alors « suis je une racaille pour agir ainsi ? » Question étonnante chez un sujet parfaitement socialisé, maitrisant parfaitement le français bien que ce ne soit pas sa langue maternelle, menant avec succès un cursus universitaire. Son souci est de nommer cette émergence qui a fait brusquement trou dans son vécu. Les joueurs n’ont pas réagi, mais elle sent bien qu’en frappant l’autre elle a mis en jeu quelque chose de son propre être, jusqu’ici inconnu d’elle même : « le kakon de son propre être qu’elle cherche à atteindre dans l’objet qu’elle frappe » (3) comme le dit Lacan.

Au delà de cet exemple, voyons sur quels signes évoquer une psychose ordinaire. Ce sont la plupart du temps des signes ténus, discrets qui ne peuvent pas servir à définir une classe clinique nouvelle entre névrose et psychose. La notion de psychose ordinaire permet cependant de ne pas s’enfermer dans un binaire névrose/psychose trop étroit. De nombreuses formes cliniques actuelles en témoignent.

Citons parmi les plaintes qui amènent à consulter :

– Des formes phobiques « je ne peux pas voyager, ni en train ni en avion », « j’ai une phobie du métro »

« J’ai des TOC de vérification », « je suis obsédé en permanence par un ancien partenaire » ; « j’ai une addiction aux films pornos » ; « je suis hypersensible au moindre bruit »

mais aussi : « j’ai des périodes de boulimie », « je ne peux pas me libérer du cannabis »

Derrière la plainte apparemment banale, on découvre une souffrance dépressive ou une sensitivité, qui infléchissent fortement la vie des sujets.

– La vie amoureuse peut également fournir des indices notables : soit que le sujet multiplie les séparations à une cadence élevée, dans une répétition qui ne laisse pas le temps de subjectiver l’expérience ; soit au contraire, qu’il s’épuise dans une relation de longue durée avec un partenaire destructeur sans pouvoir s’en éloigner.

Je pense aussi à une personne dans la maturité, célibataire avenante, qui a été capable de nouer des relations amoureuses sans problème jusqu’à une date récente mais qui se maintient actuellement dans une indétermination curieuse : elle fuit la compagnie d’un homme remarquable parce qu’il l’aime, et que cela l’angoisse. D’un autre côté, elle scrute ses rêves et ses fantasmes pour peser une tendance homosexuelle éventuelle, mais là aussi elle n’engage rien dans les relations avec ses amies. Position asexuée, qui ne la satisfait pas non plus. D’autres signes font cortège pour étayer le diagnostic de psychose ordinaire ; mais au prix d’efforts importants pour contenir son angoisse et sa dévalorisation, elle garde une autonomie de vie remarquable.

– Les phénomènes de corps : des douleurs erratiques, des sensations angoissantes « j’ai dans la tête un fluide qui me fait la même chose qu’un bruit dans le ventre », des éruptions cutanées mal systématisées. Autant de phénomènes qui résistent aux investigations des médecins, et qui n’ont pas rang de conversion hystérique car non réductibles par des interprétations basées sur la signification phallique. Par contre, les interventions des ostéopathes, des radiesthésistes sont parfois appréciées. Tel organe de la personne est donc recruté, non comme langage du corps mais comme point de fixation pour localiser une douleur de vivre hors signification phallique : l’imaginaire du corps voile la carence symbolique, le trou qui n’a que trop effet de réel. Une médication psychotrope peut dans certains cas s’avérer utile pour apaiser et aider à se réapproprier son corps.

– Dans le registre de l’acte, nous avons évoqué la personne ayant eu un seul comportement à problème (le jeu du contrebandier); mais il y a aussi les actes à répétition et revendiqués comme tels, car ils prémunissent contre le laissé en plan redouté. Exemple une jeune femme, habituée des clubs échangistes, qui un beau jour tombe amoureuse d’un partenaire et lutte contre la dépendance sentimentale qui pourrait s’installer malgré elle : elle tente de se raisonner en répétant « je suis une libertine et seul compte le plan cul ! ». Chez elle d’autres signes renforcent l’hypothèse de psychose ordinaire : toxicomanie, troubles du caractère, achats compulsifs, périodes dépressives. Les auteurs anglo-saxons parleraient de « Personnality disorders » (O. Kernberg (4)).

– Dans le champ de la subjectivité, il est fréquent de rapporter à la psychose ordinaire, les sentiments marqués de vacuité, de vide ou de vertige existentiel. Ils se rencontrent également dans les névroses mais avec une intensité moindre que dans la psychose ordinaire : « ma vie est pourrie » « j’ai tout raté ». C’est « au joint le plus intime du sentiment de la vie » (5) (Lacan) que se situe la faille, au creux de l’être. Une sorte de désert intérieur. Le découragement neutralise les projets et même, à l’extrême, peut entrainer le sujet à s’identifier à l’objet déchet (a), ce qui précipite la décrépitude.

Dans ses propres idées, la personne peut ressentir que la maîtrise lui échappe : « je me sens commandée, dirigée alors même que je n’entends pas de voix » (prégnance du S1, du surmoi).

Si je multiplie les exemples, ça ne fera qu’accentuer l’aspect catalogue de phénomènes partiels, proches de la vie ordinaire, variables quant aux mécanismes mis en œuvre. Les symptômes sont souvent peu spécifiques, banalisés, mais leur intensité met l’esprit du clinicien en alerte. « C’est une clinique très délicate ; bien souvent c’est une question d’intensité» a dit J.-A. Miller (6). Cela implique qu’il faille affiner au mieux les aspects différentiels qui sont ici au fondement du diagnostic. De fait, on ne peut éliminer un certain flou quand on cherche à fixer des limites à la notion de psychose ordinaire. C’est inhérent à la démarche clinique du repérage de signes minimes qui relèvent « davantage d’une catégorie épistémique qu’objective » dit encore Miller (7). Et il conseille de ne pas se contenter de ce diagnostic de Psychose Ordinaire, mais de chercher ensuite, par extrapolation, quelle forme de psychose classique la pathologie rencontrée pourrait évoquer. Car la psychose ordinaire constitue une forme compensée ou supplémentée de psychose, c’est à dire une forme toute imprégnée du sens commun au point de faire croire à la normalité des sujets.

Cette discrétion dans l’expression des symptômes tient au fait qu’il n’y a pas, au niveau de l’inconscient, de forclusion du Nom du Père, mais plutôt un débranchement, c’est à dire lâchage d’un point d’agrafe qui faisait point de capiton pour le sujet. C’est patent pour un ouvrier resté 17 ans au service du même patron avec qui il avait une relation idéalisée ; quand le patron part en retraite, l’ouvrier est incapable de poursuivre son travail avec un autre employeur et doit entamer un suivi thérapeutique. L’idéal a longtemps permis une compensation de la psychose et a maintenu le sujet dans la vie sociale (S barré, poinçon, IA, pourrait écrire l’agrafe de ce cas).

L’idée de compensation est ancienne : Lacan a parlé dès 1956 de « compensation imaginaire » pour les personnalités « comme si » (8) : ça permet de parer à l’absence d’Œdipe, souligne-t-il. Il y a d’autres compensations : la relation d’amour (voir la femme du Président Schreber), ou la tutelle d’un Surmoi exigeant auquel le sujet se dévoue sans faute.

L’idée de suppléance est apparue chez Lacan dans le Séminaire sur Joyce : elle se réfère au nœud borroméen qui est la nouvelle façon d’envisager les rapports du Réel de l’Imaginaire et du Symbolique. La clinique des suppléances est tout à fait nouvelle et elle se situe dans l’axe du dernier enseignement de Lacan. Un certain état du symptôme que Lacan isole sous le vocable de « sinthome » parvient à faire suppléance du père, du phallus. (9) Quelle différence entre symptôme et sinthome ? Disons que le symptôme, c’est le problème, et que le sinthome, c’est la solution : le rôle de l’analyste consistant à obtenir le 2ème en partant du 1er par un travail sur la langue de l’analysant qu’on cherchera à réduire « au réel de la lettre » dit S. Cotet.(10)

L’usage de la lettre. Dans la psychose, fut-elle ordinaire, la structure de la chaîne signifiante ne permet pas, nous l’avons dit, à l’interprétation de faire avancer l’élaboration du sujet. L’appel à l’inconscient comme savoir échoue et si l’analyste insiste pour profiter d’un lapsus ou d’un acte manqué pour embrayer sur l’inconscient, il rencontre indifférence ou refus ; il ne peut susciter un sujet supposé à ce savoir, ou pour le dire autrement, le sujet ne se sent pas représenté auprès de ce savoir. Nous sommes à la panne, si nous voulons jouer la carte du signifiant. Par contre l’idée de se référer à la lettre peut s’avérer plus productive : la lettre en tant qu’elle borde la jouissance, qu’elle s’en fait littoral peut contribuer à réduire les perturbations et apaiser les sujets.

La psychose ordinaire correspond aux formes actuelles du malaise de la civilisation, comme l’hystérie a révélé la face cachée de l’époque victorienne. D’un siècle à l’autre, le discours du maître qui imprègne les mentalités, a changé. Aujourd’hui, la rigueur morale a laissé place à la permissivité : les interdits paternels ont perdu du terrain ; le Nom du Père, centre de la loi symbolique pâtit de l’inconsistance de l’Autre et son pouvoir est bousculé par la prolifération des normes sociales, économiques, étatiques. « Nous vivons dans un monde post-œdipien » dit E. Laurent (11), un monde normé, chiffré, mais sans garantie quant aux rencontres avec le Réel. Le droit à la jouissance amène tôt ou tard chacun à se confronter à l’impossible, quand ce n’est pas la pulsion de mort qui mène la danse d’une quête de jouissance sans frein. (12) La psychose ordinaire répond à cette conjoncture.

(1) Miller J.-A., la psychose ordinaire, Paris, Agalma / Seuil, 1999

(2) Ibid. p 276

(3) Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p 175

(4) Kernberg O., Les troubles limites de la personnalité, Paris, Dunod, 2004, p 35

(5) Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p 558

(6) Miller J.-A., « effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto n°94-95, Bruxelles, 2009, p 45

(7) Miller J.-A., Ibid, p 42

(8) Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, p 218

(9) Miller J.-A., « Pièces détachées », la Cause freudienne, n°61, 2005, Navarin/Seuil, p 151

(10) Cotet S., Actes de l’Ecole de la Cause Freudienne, volume XIII, 1987, p 17

(11) Laurent E., « Un nouvel amour pour le père », la Cause freudienne n°64, Navarin Seuil, p 86

(12) Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Les us du laps», enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, séance du 2 février 20000, inédit